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Essai pour une reconstitution tabulaire de la phrase prototypique

2 Aporie du temps et mise en intrigue

2.3 Essai pour une reconstitution tabulaire de la phrase prototypique

2.3 Essai pour une reconstitution tabulaire de la phrase prototypique.

Afin de tenter de synthétiser ce qui, dans la structure narrative nervalienne, pourrait s’apparenter à une forme syntaxique prototypique unique, nous nous proposons de mettre en regard différents textes de notre auteur, lesquels, indépendamment de leurs variables génériques, se caractérisent indéniablement par une logique narrative, fût-elle avortée. Certes, la gageure est hardie voire téméraire de choisir et d’isoler des éléments à comparer au sein d’une œuvre foisonnante puis de les intégrer au sein du schéma narratif tel que Jean-Michel Adam a pu en proposer le modèle. Au demeurant, il nous a semblé important d’opérer un tel rapprochement dans la mesure où il nous permet de nous interroger sur le mode de lecture approprié à une telle œuvre. C’est, en effet, en établissant l’existence d’une forme de logique syntaxique implicite concurrençant les explications narratives explicites, où les juxtapositions syntagmatiques récurrentes dans plusieurs textes opèrent comme des indices sémantiques, que nous pouvons nous questionner sur la manière dont le texte nervalien réclame lecture. Peut-on lire chaque texte comme une unité ? Est-il nécessaire de connaître d’autres récits afin de repérer les mythèmes et de tenter de leur conférer une signification, fût-elle partielle? N’est-il pas nécessaire de connaître tous ses textes y compris des écrits éventuellement postérieurs, cédant nous aussi à la motion narrative qui troque le chronologique contre le logique? Nous nous proposons donc de mettre en regard et sous forme tabulaire les différents syntagmes narratifs que nous avons pu identifier à l’intérieur, en premier lieu, du sonnet « Horus » des Chimères, de la nouvelle Sylvie des Filles du feu, en second lieu, de deux (pseudo-)contes orientaux majeurs du Voyage en Orient : L’Histoire du calife Hakem puis l’Histoire de la reine du matin et de Soliman, prince des génies. Nous placerons tout d’abord comme sujets du schéma actantiel la déesse Isis, puis le narrateur-acteur homo-diégétique Gérard, ensuite, en raison de leur statut supposé de personnage principal, Adoniram et Hakem73.

73 La fréquence des passages où un personnage est perçu en focalisation interne (« vision avec » selon la typologie proposée par Gérard Genette) constitue selon Yves Ansel l’un des critères permettant de définir le statut de personnage principal. L’auteur que nous citons applique cette définition à l’étude du Rouge et du Noir de Stendhal mais une telle réflexion pourrait être étendue au personnage nervalien, dans le cadre de récits rédigés à la troisième personne : « Rien ne trahit plus les partis pris (esthétiques, mais aussi moraux, sociaux, politiques, idéologiques) du narrateur que cette incidieuse mais despotique manière de hiérarchiser les personnages, selon qu’ils sont vus du dehors et du dedans, ou du dehors seulement. », Yves Ansel, Lola Kheyar Stibler, Stendhal, Le Rouge et le Noir, Atlande « Clefs concours », p.101.

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Pn1 : orientation Pn2 : complication

« Horus » « Le Dieu Kneph en tremblant,

Histoire de la Reine du matin « Pour servir les desseins du grand roi Soliman-ben-Daoud,

Histoire du calife Hakem Description de l’okel des voyageurs.

Histoire de la reine du matin « il s’enferma seul, jeta les yeux sur une statue ébauchée, la trouva mauvaise et la brisa. » (NPl II, p.700)

Histoire du calife Hakem Révélation : « je suis Dieu moi-même » (NPl II, p. 532)

Pn4 : dénouement. Pn5 : situation finale.

Ω : quelle morale ?

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2.3.1 Une syntaxe narrative commune ?

Cette mise en regard de textes hétérogènes nous permet, au premier chef, de définir ces récits comme transcrivant une période de crise, dont la durée est courte, du moins en ce qui concerne la période contenue entre les propositions narratives Pn2 et Pn4. Tout est réglé en une journée pour ce qui concerne le protagoniste de Sylvie avant que le temps ne s’étire à nouveau à partir du retour à Paris pour se dilater à l’infini dans le dernier feuillet qui hypostasie le récit principal. Quant au drame d’Adoniram, la crise romanesque qui révolutionne son existence tient en quelques journées. Pour ce qui concerne l’Histoire du calife Hakem, nous pouvons dissocier deux crises : l’une politique qui se résout positivement, l’autre romanesque achevée par le meurtre. Ce temps resserré proche du temps de la crise tragique classique s’inscrit significativement entre deux temps morts : celui, antérieur, de la répétition stérile, et le temps

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postérieur marqué soit par une non-révélation (Horus) soit par la mort du protagoniste masculin ou son équivalence : le temps long, absurde, paysage mélancolique qui caractérise le « Dernier feuillet » de Sylvie (Pn5). En effet, entre la mort nécessaire d’Adoniram ou de Hakem, coupables d’avoir profané la divinité de leurs rêves en matérialisant leur amour (Pn3 et Pn3’’) et le temps distendu à l’infini du mélancolique protagoniste de la nouvelle valoisienne, il y a bien analogie. De fait, les correspondances entre la syntaxe narrative de Sylvie et celle de l’Histoire de la reine du matin sont manifestes: deux influences agonistiques font tour à tour entendre leurs voix concurrentes au sein de la conscience clivée du protagoniste masculin. Or, par définition, la punition du narrateur auto-diégétique ne pouvant se traduire par la mort sans glisser vers un pathétique déplacé génériquement invraisemblable, la faute commise à l’encontre d’Adrienne est moindre de sa part que la faute dont Adoniram se rend coupable à l’égard de la grotte sacrée intra-utérine. Si Gérard adolescent se livre à un simulacre de mariage avec la jeune Sylvie au chapitre VI de la nouvelle (Pn3), souvenir d’ailleurs immédiatement sanctionné par un retour du refoulé coupable74 (Pn3’), Adoniram mène la profanation jusqu’à son terme. Non seulement, il assume un mariage terrestre avec Balkis, femme indubitablement réelle en dépit de son ascendance sacrée mais il se livre même à l’acte de procréation, hapax75 dans toute l’œuvre nervalienne. La preuve matérielle de ce passage insupportable à l’âge d’homme tient en la promesse d’un héritier, significativement un fils, lequel remplace symboliquement Benoni76, fils spirituel sauvagement (quoiqu’involontairement) embroché par un père saturnien profanant ses idoles. La sanction mortelle, succédant à l’ultime vision de ses sphinx mourants transformés en chimères fuyantes, est dès lors inévitable. De la même manière, si Hakem triomphe d’Argévan dans son combat politique et social, il n’échappe pas à la punition de son hybris incestueux. A l’inverse, nul clivage ni faute dans la phrase narrative du sonnet

« Horus ». Si la même nécessité de briser l’absurdité stérile d’un éternel tremblement se fait jour, l’action est tout entière cantonnée dans l’espace sacré d’un illo tempore céleste. Certes, on suppose bien qu’un héritier divin se conçoit au terme du sonnet mais, par le jeu d’un implicite saut focal, la scène glisse du ciel vers la terre. Aucun épanchement entre les deux mondes sinon le symbole de l’arc-en-ciel, signe voilé, médiatisation de la divinité autorisant une invocation indirecte exprimée par une humanité que synthétise le « nous » poétique.

74 Nous usons ici du terme « refoulé » par commodité. Il faudrait plutôt ainsi que nous l’analyserons par la suite grâce aux apports de la psychanlyse parler de réalité « niée » ou « forcluse » selon la formule lacanienne.

75 Nous nous permettons d’utiliser ce terme relevant de la lexicologie dans notre analyse à caractère narratologique.

76 Rappelons que Benoni signifie littéralement « fils de ma douleur », étymologie sans doute hautement significative pour un Gérard féru de symbolique.

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En définitive, le temps recomposé de la diégèse narrative apparaît comme la ressaisie par la logique : le vraisemblable et le nécessaire aristotélicien, de la chronologie asémantique du réel77. C’est en effet l’enchaînement logique de propositions narratives juxtaposées qui construit en partie le sens du récit. A la logique en apparence singulative dont procèdent les romans modernes, visant à l’originalité, Nerval substitue une logique itérative qui incite le lecteur à identifier et décoder les récurrences. La comparaison structurale invite par exemple ce lecteur à inférer une relation causale entre un syntagme mettant en scène un mariage accompli sur terre et un syntagme immédiatement consécutif évoquant sa punition, conséquence d’une inexpugnable mauvaise conscience. Ce rapport causal est parfaitement lisible dans notre tableau entre les séquences Pn3 et Pn3’ de Sylvie d’une part78, entre les séquences Pn3’’ (confirmation de la faute) et Pn4 (dénouement) pour ce qui concerne les deux contes orientaux d’autre part.

Certes, manquant en partie à la fonction que Gérard Genette nomme métanarrative, le narrateur ne livre pas explicitement les clés de composition qu’un lecteur doit inférer de manière inductive : règles tacites mais d’une absolue cohérence. En contrepoint au foisonnement générique qui semble caractériser son œuvre -drame romantique, conte, facéties, nouvelles, etc.- Nerval oppose ainsi la formidable armature de structures internes sous-jacentes, lesquelles répondent à des contraintes constantes tant au niveau de l’espace, du temps que du sens. Inscrit dans une dimension récursive, chaque texte tend pourtant paradoxalement à l’originalité, se donnant, ainsi que nous l’indique la lecture des différentes phrases narratives, l’illusion du singulatif.

2.3.2 L’illusion du singulatif.

Sans vouloir surinterpréter la syntaxe narrative du récit nervalien, il peut être pertinent de constater la présence d’une dynamique visible entre moments de tensions, d’enthousiasme extrême, en corrélation avec l’expression de l’excès, conséquence de l’hybris et brutale retombée énergétique. Ce processus de dégonflement énergétique est particulièrement visible au niveau Pn4 du schéma narratif. Après avoir subi le joug d’une implacable résolution le

77 Relevons la réflexion de Roland Barthes dans son Introduction à l’analyse structurale des récits : « Tout laisse à penser, en effet, que le ressort de l’activité narrative est la confusion même de la consécution et de la conséquence, ce qui vient après étant lu dans le récit comme causé par […] », Op. cit., p.10.

78 Le caractère coupable du mariage terrestre -fût-il enfantin- que l’euphémisation opérée par le narrateur de Sylvie ne doit pas masquer, est évident si l’on consulte des versions manuscrites non publiées. Citons ainsi le prétexte intitulé « Sydonie » où la dimension profanatrice est explicite : « Ô tendres souvenirs des aïeux, costumes profanés dans une nuit de folie, que vous m’avez coûté de larmes ! L’ingrate Sophie elle-même trahit son jeune cavalier pour un garde du corps de la compagnie de Grammont. » (NPl III, p.766)

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conduisant à rechercher l’objet désiré, le protagoniste masculin se livre à une dérobade.

Relevons, à titre d’exemple significatif l’attitude du calife Hakem:

Aussi le calife se promettait d’apparaître le soir même au nouveau rendez-vous qui était donné à Yousouf, non pour punir mais pour pardonner et pour bénir ce mariage79.

Nerval, en mettant en intrigue son existence, confère vraisemblablement à son récit le rythme syncopé de la période maniaco-dépressive ou des distorsions phasiques de la psychose.

En isolant une période sous la forme d’une crise unique, il tend à singulariser ces séquences récurrentes que la vie lui inflige. Rappelons en effet la précision lourde de sens qu’apporte le narrateur de Promenades et Souvenirs évoquant sa mère :

La fièvre dont elle est morte m’a saisi trois fois, à des époques qui forment dans ma vie des divisions singulières, périodiques80.

Comment décrypter le sens de telles récurrences ? L’écrasement mélancolique du temps, qui caractérise l’ultime partie de la nouvelle Sylvie, cette mélancolique condamnation à vivre pour l’éternité qui suit la révolution transcrite au cours du récit principal, illustre de manière significative ce procédé d’isolement d’une phase unique de la courbe mélancolique.

Stylisant l’absurdité d’une vie réelle rythmée par le cycle, le récit singularise, met en relief et en succession des événements à fonction inaugurale, c’est-à-dire impliquant un avant et un après. Or, à la logique singulative qui isole l’événement, lui conférant donc une fonction fondatrice, borne-pivot à valeur exemplaire qui en éclairerait le sens, s’opposent les forces de la répétition. Si l’on passe d’une lecture focalisée sur un seul texte à une lecture comparée, comme nous l’avons précisé, les récurrences sont manifestes. Aux similitudes structurales s’ajoutent également des indices en apparence anodins qui contrecarrent toute possibilité de dépassement de l’éternel retour du même. Ce sont tout d’abord les effets de déjà-vu. Relevons ainsi la précision troublante émise par le calife Hakem venant juste d’être incarcéré au Moristan : « […] il se souvint même que la situation où il s’était mis ne lui était pas nouvelle »81 ou celle émise par le narrateur de l’Histoire de la reine du matin commentant la première rencontre entre Balkis et Adoniram : « sa voix frappa la reine comme l’écho d’un fugitif souvenir »82. De la même manière, l’idée d’une récursivité sans fin minant donc la possibilité d’un événement stricto-sensu est clairement présente dans les sonnets des Chimères. « L’ardeur d’autrefois » de l’Isis du sonnet « Horus » fait écho au fameux « Toi qui m’as consolé » du

79 NPl II, p. 561.

80 NPl III, p. 680.

81 NPl II, p. 546.

82 Ibid., p. 693.

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Desdichado, précision suggérant que l’inconsolé du présent a déjà été inconsolé dans le passé…

et ce depuis quand ?

2.3.3 Un récit-monstre ?

Il est manifeste que le récit nervalien évite soigneusement d’expliciter, par la voix d’un narrateur à la fonction métanarrative, la complexité de ses règles du jeu. Il se dérobe en particulier en grande partie à l’un des critères définitoires du récit prototypique tels que les a détaillés Jean-Michel Adam : l’évaluation morale. Certes, le narrateur livre au lecteur une leçon déceptive et parcellaire. Aux « fruits amers de l’expérience » de Sylvie correspond la leçon du conteur de la Reine du matin précisant la fonction historique d’Adoniram au sein de la lignée des enfants de Caïn. Au demeurant, rien n’est véritablement clos ni expliqué par ces formules lapidaires. Pourquoi, par exemple, Adoniram a-t-il vu ses chimères s’envoler ? Pourquoi éprouvait-il un tel sentiment de désespoir dans la perspective de quitter Jérusalem ? Pourquoi le récit abandonne-t-il brutalement le personnage de Balkis sitôt qu’elle eut quitté la ville sainte ? Comment surtout faire coexister la dialectique amoureuse -conflit insoluble entre foi mystique et amour terrestre- et la fable utopique ? Nerval refuse à son récit toute possibilité d’une lecture guidée par une voix narrative unilatérale dite « configurante » pour reprendre le terme utilisé par Paul Ricœur à la suite du philosophe du langage Louis Otto Mink83. C’est peut-être à ce titre au premier chef que le texte nervalien échappe radicalement à la définition prototypique du récit. De fait, jouant sur les effets de miroir entre des récits égrenant ses mythèmes personnels, Nerval laisse à son lecteur la responsabilité d’interpréter des textes résolument polyphoniques84. Ainsi que nous l’avons affirmé, le travail de mise en intrigue tend à enrégimenter au sein d’un espace strictement codifié, dans la trame logique d’une syntaxe narrative, l’évanescence d’un réel échappant par définition à toute saisie. Or, à l’évidence, le processus d’élucidation amorcé par un narrateur herméneute avorte invariablement, le dénouement que la logique du récit appelait de ses vœux est sans cesse ajourné. Le travail de fixation amorcé par la mise en intrigue est sans cesse à recomposer. A la logique singulative du récit occidental, tendu tout entier vers une chute qu’on présente comme inédite, s’oppose un

83 Relevons la définition proposée par Louis Otto Mink : « Même quand tous les faits sont établis, il reste toujours le problème de leur compréhension dans un acte de jugement qui arrive à les tenir ensemble au lieu de les voir en séries. » citée par Jean-Michel Adam, op. cit., p. 93.

84 Nous reviendrons à de nombreuses reprises sur le caractère polyphonique des récits nervaliens (Voir chapitre 1.6, en particulier pages 216-218). Rappelons, d’ores et déjà, que ce terme a été employé par Mikhaïl Bakhtine afin de définir l’une des particularités du roman moderne, dispensateur de plusieurs « voix » idéologiques concurrentes.

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récit rhapsodique, variation autour d’un même canevas de base à chaque fois réinvesti, modulé afin d’échapper à la stérilité du cercle autoreproducteur.