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Introduction : le point final ?

Le dénouement représente pour Paul Ricœur une étape fondamentale du récit, l’aboutissement de l’acte de lecture mais aussi l’origine et le fondement de la composition narrative si l’on se place du point de vue de l’auteur. C’est en effet à partir du dénouement que s’élabore le mythos2. Cet élément fondamental de la syntaxe narrative par lequel il est possible de déterminer le sens d’un récit de manière rétrospective est hautement problématique en ce qui concerne le récit nervalien ainsi que nous nous sommes employé à le montrer. Si l’on envisage les nombreux récits du Voyage en Orient, récits enchâssés reflétant en miroir le récit enchâssant qui les distribue, force est de constater qu’au nœud romanesque posé comme catalyseur énergétique d’une quête féminine généralisée répond un invariable ajournement, voire une impossibilité radicale. Or, ainsi que le précise encore Paul Ricœur :

Une terminaison non conclusive convient à une œuvre qui soulève à dessein un problème que l’auteur tient pour insoluble ; elle n’en est pas moins une terminaison délibérée et concertée qui met en relief de manière réflexive le caractère interminable de la thématique de l’œuvre entière3. Dans une telle perspective, on pourrait affirmer que le caractère non conclusif du récit nervalien revêt malgré tout un caractère terminatif, statut d’autant plus valable dans le cadre d’un tel récit qu’un nœud -manque protéiforme posé d’entrée de jeu comme pulsion énergétique de la recherche- imprime une tension narrative continue au texte. Si d’ajournement du sens il est question, loin de tout asémantisme, nous pourrions parler en revanche d’absurdité dans l’acception sartrienne du terme4, conscience tragique de la vacuité d’un sens nécessaire, grâce indispensable et donc omniprésente en dépit de son impossible actualisation.

C’est à partir de ce présupposé narratologique que nous voudrions tenter de questionner le dénouement -ou le non-dénouement nervalien- en particulier celui qui termine et conclut

1 Notre titre fait référence à l’ouvrage de Franck Kermode The Sense of an Ending. Studies in the Theory of Fiction, Londres, New York, Oxford University Press, 1979.

2 C’est également sur ce caractère fondamental de la « détermination rétrograde » qu’insiste Jean-Michel Adam :

« Pour qu’il y ait récit, il faut que cette temporalité de base soit emportée par une tension : la détermination rétrograde qui fait qu’un récit est tendu vers sa fin (t+n), organisé en fonction de cette situation finale. », J-M Adam, op. cit., p 87.

3 Paul Ricœur, Temps et récit 2, Seuil, Paris, 1984, p. 45.

4 « Quand on vit, il n’arrive rien. » déplore le personnage de Roquentin dans la Nausée, soulignant une irréductible partition ainsi qu’un antagonisme entre l’art et la vie.

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l’intrigue romanesque de l’Histoire de la Reine du matin et de Soliman prince des génies, bien près de satisfaire à la définition proposée par le diariste du Voyage quand ce dernier affirme:

Puisqu’il est convenu qu’il n’y a que deux sortes de dénouements, le mariage ou la mort, visons du moins à l’un des deux…5

Aux fiascos amoureux de Gérard qui égrène tout au long de son périple oriental une série d’échecs ou d’évitements : des grisettes viennoises aux prétendantes cophtes du Caire en passant par la druse Saléma, semble pouvoir s’opposer le succès apparent et terrestre d’Adoniram, amant heureux de la reine de Saba, fondateur physique d’une lignée de chair et de sang en la personne d’un fils promis à perpétuer sa « race ». Nous voudrions montrer que loin de constituer une exception dans l’œuvre nervalienne, ce dénouement où le mariage précède de bien près une mort vraisemblable et nécessaire, ne représente que la poussée à l’extrême, l’aboutissement ultime de la logique d’un récit rhapsodique absolument constant dans ses structures et caractérisé par le refus de conclure6.

En nous basant sur un constat, l’absence d’authentification explicite du statut conclusif d’une séquence textuelle, nous voudrions illustrer l’une des lignes de force les plus opératoires au sein du récit nervalien: la dimension implicite, laquelle s’inscrit incontestablement dans une stratégie argumentative. A l’analyse jusqu’ici majoritairement sémiotique il nous faut donc à présent associer une dimension de pragmatique textuelle, en particulier ce phénomène qu’Umberto Eco intitule la « lecture coopérative ». Rappelons brièvement les enjeux d’une telle pragmatique:

Etudier comment le texte (une fois produit) est lu et comment toute description de la structure du texte doit, en même temps, être la description des mouvements de lecture qu’il impose7.

En refusant d’expliciter la séquence cauchemardesque au cours de laquelle Adoniram voit s’évanouir ses chimères, se contentant de décrire une telle vision sans l’interpréter, le narrateur nervalien peut assurément être rangé dans la catégorie des narrateurs indignes de confiance, « unreliable » selon la terminologie de Wayne Booth8. La stupéfaction du lecteur programmée par le narrateur, inscrite dans une stratégie de défamiliarisation, a pour effet paradoxal d’aiguiser sa sagacité interprétative. Paradoxalement, ce que l’on peut nommer un

5 NPl II, p. 506.

6 N’oublions pas l’aphorisme proféré par le diariste à Genève : « Il n’y a de dénouement qu’au théâtre, la vraie vie n’en a jamais », NPl II, p. 182.

7 Umberto Eco, Lector in fabula Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs (traduction Par Myriam Bouzaher 1985), Grasset, 1979, p. 10.

8 Voir Wayne Booth, The Rhetoric of Fiction, Chicago, University of Chicago Press, 1961.

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non-dénouement dans la mesure où le narrateur refuse en effet d’en authentifier l’existence, opère a contrario comme une révélation. De manière très significative, Nerval oblige le lecteur à effectuer par lui-même l’« acte configurant » qu’il a très savamment préprogrammé. Dans un récit où tout fait sens, il est ainsi obligatoire pour le lecteur d’interpréter la vision cauchemardesque d’Adoniram : que signifie la mort de ses chimères ? Un tel dénouement implicite engage en effet le lecteur à relire l’intégralité du conte afin d’en sonder la dimension tacite sous-jacente. Certes, ce sont bien deux récits qui entrent ici en concurrence: un récit explicite politique et messianique que concurrence l’éternel canevas chimérique amoureux, lequel impose sa présence de manière implicite. A l’intersection de ces deux matériaux narratifs composites gît la question de la mort du héros. Indécidable est dès lors la leçon à en tirer pour le lecteur: Adoniram meurt-il en triomphe pour renaître dans la communauté utopique des Francs-maçons ? Tel serait le dénouement du canevas politique. Meurt-il à l’inverse pour avoir trahi son amour antérieur, arrimage à un univers minéral pré-humain, allégorie régressive intra-utérine ? Il est vraisemblable que cette stratégie de dissimulation reflète l’hésitation de notre auteur à assumer pleinement son statut d’autobiographe. Plus profondément encore, Gérard de Nerval refuse sans doute également d’interpréter rationnellement une scène à caractère symbolique que les mots ne sauraient correctement traduire, incitant donc un lecteur compétent à décoder le sens complexe et dialogique de la vision.

Dans le cadre de ce chapitre où sera interrogée la dimension pragmatique particulièrement complexe du récit nervalien, nous prendrons appui, en premier lieu, sur le dénouement inavoué de l’intrigue amoureuse présidant au conte enchâssé des Nuits du Ramazân. En quoi la vision d’Adoniram doit-elle nécessairement être perçue comme un dénouement ? Nous tirerons ensuite toutes les conséquences d’une telle révélation. Catastrophe décrite et non pas commentée par un narrateur d’une rare ambiguïté se refusant à assumer un acte configurant9, la vision-révélation oblige le lecteur à effectuer une relecture du conte. Nous envisagerons, ainsi, en quoi la révélation finale impose audit lecteur subtilement manipulé de reconnaître l’existence tacite mais incontestable d’un actant caché. Le personnage féminin du conte s’avère, en effet, littéralement double : irréductiblement clivé entre une part chtonienne antérieure, virtuelle, et une actualisation terrestre sous les traits de la reine de Saba. Corolaire à l’identification de l’actant caché, s’impose également au lecteur la reconnaissance rétrospective d’une intrigue implicite : le roman chimérique inavoué entre en effet en concurrence avec le

9 Le récit nervalien, assuré par un narrateur « non digne de confiance » selon l’expression de Wayne Booth, oblige le lecteur à opérer une lecture interprétative, à la recherche d’un sens présent en latence mais non explicité ni assumé.

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conte messianiste orphique, juxtaposition littéralement chimérique. Il sera alors temps d’opérer une synthèse relative à la pragmatique de lecture d’une rare ambiguïté que réclame l’interprétation d’un tel récit, éminemment polyphonique. Si le roman messianique franc-maçon d’Adoniram revêt un aspect singulatif, le canevas amoureux chimérique représente à l’inverse une récurrence dans l’œuvre nervalienne. S’impose alors la question suivante : est-il nécessaire d’en maîtriser les enjeux, c’est-à-dire d’adopter le prisme élargi d’une lecture rétrospective et totalisante pour interpréter l’Histoire de la reine du matin ? Optant provisoirement pour une telle hypothèse, il s’agira alors pour nous d’ouvrir dans la seconde partie de ce chapitre l’interprétation du conte oriental à la lumière de l’intertextualité nervalienne interne, envisageant comme viatique de lecture potentiel une rhétorique descriptive de lieux clos propices aux visions, en concurrence avec la trame analytique délivrée quant à elle a minima par un narrateur rétif à l’explicitation rationnelle.

Au terme de ce chapitre, la complexité du récit nervalien nous sera apparue comme une évidence. Martelons toutefois tel un axiome que rien n’est gratuit au sein d’un tel texte. Au reste, quelle meilleure preuve de l’unité du récit nervalien que l’envol des chimères d’Adoniram, mythème devant faire retour avec variations dans de nombreux passages de son oeuvre. Une telle scène fait en effet office de jalon de lecture aussi tacite qu’incontestable reliant le pseudo-conte oriental de 1850 aux ouvrages postérieurs à caractère autobiographique Sylvie, Pandora et Aurélia, lesquels mettent en scène un semblable mythème. Preuve également que notre auteur était éminemment attaché à transcrire, fût-ce de manière discrète voire subliminale, un même patron narratif dans tous ses récits. En effet, Nerval n’était pas sans savoir que cette séquence visionnaire ne pourrait être ni identifiée ni a fortiori interprétée par tous ses lecteurs.

De fait, quand les librettistes Michel Carré et Jules Barbier écriront en 1862 pour Gounod l’opéra la Reine de Saba à partir du texte nervalien, cette séquence bizarre, rationnellement invraisemblable, sera évidemment éludée de leur scénario. Or, notre auteur, artiste intègre et intransigeant, impose cette séquence telle une confession implicite, appel à la sagacité d’un lecteur compétent. Faisant office de litote, cet apparent point de détail constituera néanmoins le cœur de notre travail d’analyse dans le cadre du présent chapitre. Nous pourrions alors nous poser cette question en apparence absurde : le lecteur idéal nervalien ne serait-il autre que lui-même ?