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Introduction : vers le récit collectif

Si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt, il reste seul […]1

En projetant tout en les modulant les structures figées de son drame intime sur des figures légendaires pseudo-orientales telles que le calife Hakem, à la fois messie et dieu des Druses ou Adoniram, ancêtre mythique des Francs-maçons, Nerval cherche à ouvrir le cercle vicieux de ses obsessions sur une dimension communautaire. Au sentiment d’absurdité éprouvé par le mélancolique voué à constater ad libitum le seul et unique moment de la fuite de l’objet d’amour tâche de se superposer l’espoir d’une justification collective messianique de la douleur.

Si la mort peut apparaître dans certains écrits nervaliens -en particulier dans la lettre d’amour du chevalier Dubourjet2 reprise dans Octavie- comme la seule équivalence possible à opposer à l’éternelle absence de l’être aimé, la mort expérimentée par les deux héros mythiques Hakem et Adoniram, frères orientaux du Christ aux Oliviers, apparaît paradoxalement comme porteuse des virtualités d’une transfiguration identitaire. La catastrophe intime d’un roman d’amour néo-platonicien malheureux est concurrencée par ce que l’on pourrait intituler un catastrophisme dans le sens que lui confère Jean-Michel Racault3, événement intégrable à l’histoire d’une lignée, transfigurant l’amant malheureux ou déchiré en borne fondatrice ou jalon héroïque dans l’histoire de sa « race ». C’est par la mort, palingénésie expiatoire, que la vie véritable exprime sa fécondité de manière paradoxale.

Cette aspiration à ouvrir le récit intime sur une dimension communautaire n’est pas exempte d’enjeux politiques. En effet, à l’inverse d’un Baudelaire qui s’est affirmé

« dépolitiqué », Nerval diffuse constamment quoique de manière indirecte un message à caractère idéologique dans son œuvre. Participant de cette mouvance culturelle protéiforme que

1 La Bible de Jérusalem, « Evangile selon Saint Jean », 12, 24.

2 NPl II, p. 695.

3 « A la catastrophe, rupture brutale et généralement destructrice dans un état supposé stable, on pourrait opposer le catastrophisme qui intègre le bouleversement à un cycle historique ou qui lui confère la valeur d’un accomplissement. », Jean-Michel Racault, « Utopie et utopisme, catastrophe et catastrophisme dans les littératures des XVIIème et XVIIIème siècles », in dir. Jean-Paul Engélibert, Raphaëlle Guidée, Utopie et catastrophe, revers et renaissance de l’utopie (XVIème – XXIème siècles), La Licorne, Presses universitaires de Rennes, 2015, p.28.

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Paul Bénichou a désignée sous le nom d’ « école du désenchantement », notre auteur, à l’image d’autres « petits romantiques », a répondu lui aussi, parfois en sourdine, « aux hautes questions que le siècle lui posait »4. Pour reprendre les propos de José-Luis Diaz : « Nerval a respecté jusqu’au bout les utopies des héritiers socialistes de ses « illuminés ». »5 Aussi la dimension politique, à la fois en tant qu’ouverture généreuse vers l’altérité que comme critique satirique des institutions en place, permet-elle à notre auteur de varier sur le plan paradigmatique les syntagmes au demeurant constants de sa phrase narrative.

Nous envisagerons en premier lieu (chapitre 5), en nous inspirant des travaux de Françoise Sylvos6, en quoi la démarche historique nervalienne s’inscrit dans une dimension utopique, inscrivant dans un même geste décryptage évaluatif d’un passé complexe et leçon prescriptive pour le présent et l’avenir7. Mimant la démarche de l’archéologue, interrogeant les souvenirs d’un passé invariablement douloureux dont les miasmes malsains s’exhalent au présent, notre auteur syncrétiste cristallise autour de lui une lignée transhistorique rebelle, pendant oriental aux « Illuminés » occidentaux auxquels il consacre des biographies. Par une rêverie sur des « débris » protéiformes davantage culturels que monumentaux dont il interroge fébrilement le sens, Nerval reconstitue en effet une famille idéologique à sa mesure qui se caractérise par la conjugaison d’une posture politique d’opposition et d’une mystique ésotérique. Si ce travail de reconstitution généalogique affermit l’affirmation identitaire, il conduit également le voyageur à isoler des siècles la lutte éternelle de deux « races » ennemies, herméneutique historique tragique héritière en particulier des conceptions d’Augustin Thierry8.

Comment, pénétré de la conscience d’un tel déterminisme historique, diffuser tout de même un message à caractère politique? Telle est la question à laquelle le deuxième chapitre de cette section (chapitre 6) tentera d’apporter des éléments de réponse. En tentant de comparer deux actualisations proposées par Nerval du type du grand homme, le calife Hakem et le

4 Paul Bénichou, L’Ecole du désenchantement, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1992, p. 98.

5 José-Luis Diaz, « A propos de L'Ecole du désenchantement de Paul Bénichou », Romantisme, Paris, 1993, n°79, P. 94.

6 Mentionnons les deux ouvrages de Françoise Sylvos Nerval ou l’antimonde, discours et figures de l’utopie 1826-1855, Paris, L’Harmattan, 1997, et L’Epopée du possible ou l’arc en ciel des utopies (1800-1855), Paris, Champion, 2008, travaux qui ont nourri notre réflexion sur l’aspect politique de l’œuvre nervalienne.

7 « Fouill(er) le passé et cherch(er) dans les châteaux en ruine des enseignements pour l’avenir. » (NPl I, p. 1133.), ainsi pourrait être résumée l’attitude des deux savants mis en scène dans le prologue du Marquis de Fayolle. A ce niveau, Nerval s’inscrit directement dans le prolongement d’Augustin Thierry dont nous citons l’un des mots d’ordre: « rechercher les racines des intérêts, des passions, des opinions qui nous agitent, nous rapprochent ou nous divisent, d’épier et de suivre dans le passé la trace de ces émotions irrésistibles, qui entraînent chacun de nous dans nos divers partis politiques » Lettres sur l’histoire de France, pour servir d’introduction à l’étude de cette histoire, sixième édition revue et corrigée, Paris, Éditions Tessier, 1839 (1ère édition 1827), p. 17.

8 On a coutume, nous précisent les éditeurs de la Pléiade, de rapprocher « depuis Nicolas Popa » la conception nervalienne de cette opposition binaire des deux races des « théories d’Augustin Thierry » qui reposent sur

« l’opposition des classes conquérantes et des classes conquises », NPl II, note 1, p. 1348.

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ouvrier Adoniram, nous verrons de quelle manière notre auteur, en projetant dans un espace et un temps recomposés les données parfois les plus factuelles d’une actualité politique brûlante, suscite la réflexion critique de son lecteur. Alors que l’exemple du calife Hakem, figure fondatrice du drusisme, contaminatio du mythe napoléonien et de l’image christique, s’inscrit manifestement dans la mouvance égalitaire et fraternelle emblématique des utopies quarante-huitardes, le personnage d’Adoniram, ancêtre mythique de la franc-maçonnerie spéculative, s’il ne sonne le glas d’aucun espoir de justice sociale, met toutefois à distance la possibilité de triomphe d’une parole politique armée9. La leçon du présent, histoire mouvementée en train de se faire, des espoirs socialistes des années 1840 à la progressive récupération autocratique par le prince-président Louis-Napoléon, représente la variable d’ajustement permettant à notre auteur d’émettre, de manière indirecte et évolutive, un regard critique sur la société de son temps. Considérant donc comme incontestable et explicite la teneur partiellement politique du conte nervalien, nous tenterons d’en préciser la nature que nous qualifierons de métonymique:

s’appuyant pour partie sur des données politiques factuelles transposées dans un lieu et un espace fantasmatiques, le message politique constitue quant à lui une partie du sens du conte, l’univers oriental nervalien, à l’inverse des contes exotiques des Lumières, n’étant jamais un simple alibi à la satire de l’Occident.

Si le politique s’invite explicitement au sein du conte oriental, le message diffusé n’en reste pas moins fortement ambigu ainsi que nous l’analyserons dans une troisième et dernière partie (chapitre 7). Texte kaléidoscopique veuf de toute voix auctoriale unilatérale, le récit pseudo-oriental nervalien est fondamentalement dialogique au sens bakhtinien du terme. Non seulement il fait entendre la cacophonie de trames idéologiques interprétatives contradictoires mais il met surtout en confrontation deux modes logiques antagonistes. Alors que la satire politique implicite participe d’une forme de rationalité, grande est la tentation de la part de Nerval de conférer à l’événement historique -comme d’ailleurs à tout événement- une signification symbolique. Assimilant existence personnelle et histoire générale, exprimant le désir chimérique de « tout comprendre », notre auteur inscrit le factuel à l’intérieur d’un système relevant de l’universelle analogie. Cette juxtaposition entre rationalité métonymique et spiritualisme analogique pourrait bien justifier la tendance manifestée par notre auteur à mettre en contact des éléments en apparence hétéroclites: récit amoureux et leçon collective, inscription de fragments textuels à l’intérieur d’autres récits, tout en pariant pour que le collage

9 Rappelons que l’Histoire du calife Hakem a été prépubliée une première fois en août 1847 dans La Revue des deux mondes et L’Histoire de la reine du matin et de Soliman prince des génies en mars-avril 1850 dans les colonnes du National.

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puisse ouvrir sur la synthèse. En soulignant la frontière, la faille, Nerval suggère la possibilité et la nécessité d’une unité, parole sacrée perdue que seul un autre mode d’accès au sens, point aveugle et tropisme inaccessible à la raison, permettrait de retrouver. Au terme de cette réflexion sur la possibilité d’une interprétation idéologique et politique du conte nervalien, nous en aurons aussi atteint les limites: il nous faudra alors nécessairement faire appel non sans prudence à des données de psychanalyse. Une réflexion sur la révolution, objet central de l’anamnèse nervalienne, événement catastrophique par excellence, nous aura conduit en effet à considérer que notre auteur amalgame de manière inextricable, littéralement chimérique, réflexion historique et reviviscence fantasmatique de scènes sexuelles primitives, fussent-elles symboliques.

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Chapitre 5. L’ambivalence d’une archéologie polymorphe.

Ce sera le rôle des plus grands esprits de savoir rattacher l’avenir progressif au passé glorieux1.

1 Enjeux généraux d’une herméneutique historique: sonder,