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Chapitre 2 – La prise en charge en Suède

6. Analyses institutionnelles

6.2. Quid de la prévention ? Stratégies de défense

Les praticiens conduisent une prise en charge qui, selon leur témoignage, semble bien fonctionner. Ils donnent l’impression d’être de bonne volonté, de vouloir le mieux pour le patient et affirment que la réhabilitation lui permet de se sentir mieux et de faciliter son retour au travail. En revanche, alors que les praticiens bénéficient de ressources importantes pour conduire la réhabilitation, ils déplorent le manque de moyens pour conduire des actions de prévention.

L’absence de mesures de prévention dans le paysage suédois est confirmée par Lennart Levi (Levi, 2012) du Karolinska Institutet. Dans son article de 2012, il déplore le manque d’actions de la part des politiques, alors que l’environnement scientifique en la matière contient une quantité importante de publications scientifiques. Levi met l’accent sur la nécessité d’agir au niveau des organisations du travail qui provoquent des pathologies. Par ailleurs, il regrette l’absence d’espaces communs consacrés aux échanges sur les mesures de prévention de la souffrance au travail.

Compte tenu des moyens conséquents de réhabilitation dont bénéficient les institutions suédoises, comment expliquer que les acteurs n’aient pas la possibilité de faire de la prévention ? Par ailleurs, pourquoi les praticiens sont-ils relativement silencieux sur le lien entre les nouvelles méthodes de gestion et les organisations pathogènes ? Pourquoi ont-ils tendance à percevoir la souffrance selon des facteurs singuliers (la cadence, la surcharge, la gestion de stress…) alors qu’ils ne font que très rarement référence à l’aspect macro- politique? Le silence des praticiens suédois sur cet aspect est d’autant plus curieux que les chercheurs en psychologie et médecine de l’Université de Stockholm/Karolinska Institutet font référence au lien entre l’idéologie néolibérale et la souffrance au travail (Allvin et al., 2011 ; Theorell, 2006). Ces auteurs font clairement part de la dégradation de l’environnement du travail depuis 1993, tournant sur le marché du travail en Suède ; désormais les organisations publiques et privées deviennent plus marquées par la globalisation, la satisfaction client, l’accroissement de la productivité et l’insécurité de l’emploi.

Par ailleurs, alors que les praticiens suédois abordent la souffrance sous l’angle du stress lié à la surcharge de travail, ils ne font pratiquement jamais référence aux cas de souffrances en raison de la violence au travail. Les praticiens ne parlent pas du phénomène de harcèlement moral au travail, la presse suédoise y fait très régulièrement référence36. Force est de constater que les praticiens font omission d’un phénomène lié à l’idéologie néolibérale, qui provoque de la souffrance au travail. Dans la mesure où l’idéologie gestionnaire prône la productivité et la compétition, elle serait antinomique du travail collectif. Par conséquent, elle favoriserait la violence et la solitude dans les organisations. (Dejours, 2008 ; Gaulejac, 2015).

Il ressort que les praticiens suédois semblent éviter d’aborder tout élément pathogène en lien avec le néo-libéralisme, en tout cas ils n'en parlent pratiquement pas pendant les entretiens.

L’évitement de faire référence à un quelconque modèle en relation avec l’aliénation provoquée par l’idéologie gestionnaire pourrait expliquer le fait que les praticiens ne font pratiquement jamais le lien avec le modèle Karasek et Theorell lorsqu’ils font part des théories sur lesquelles ils s’appuient. Le fait de ne pas faire le rapport avec ce modèle est remarquable, compte tenu du fait qu’il s'est développé en Suède et reste parmi les modèles les plus utilisés pour mesurer les contraintes psychosociales au travail (Brisson, Ndjaboué et Vézina, 2012). Or, il s’avère que les racines du modèle de Karasek et Theorell sont ancrées dans les recherches du suédois Bertil Gardell (Westlander, 2013). Gardell, qui se penchait sur l’implication des ouvriers dans la prise de décision, était à son tour vivement influencé par les recherches du sociologue américain Robert Blauner37 qui s’appuyait sur les théories de l’aliénation de Karl Marx (ibid, 2013). Ainsi, le modèle de Karasek et Theorell est indirectement construit en se basant sur les théories de l’aliénation38.

Alors que les praticiens suédois ne reconnaissent pas les conséquences de l’idéologie néolibérale (dont la violence, l’isolement, et l’aliénation), il est cohérent qu’ils ne fassent pas référence à un modèle qui, indirectement, tient compte du niveau d’aliénation des travailleurs.

Mais pourquoi y a-t-il difficulté à reconnaître la souffrance sous un angle macro-politique ?

36 Depuis le décès, en 1999, de Heinz Leymann, professeur germano-suédois à l’université d’Umeå, les facultés

de psychologie et de sociologie suédoises semblent ne pas se pencher sur le phénomène du harcèlement moral. Toutefois, il existe certaines études scientifiques en la matière (Björklund et al.,. 2014), Dans tous les cas, le phénomène fait couler de l’encre dans la presse (Expressen, 2014 ; Linderoth et Holmberg, 2014 ; Zaremba, 2010a ; 2010b ; 2010c ; 2010d ; « Allt fler sjuka av mobbning på arbetsplatsen », Programme de radio diffusé sur Radio Sweden P6, 22 août 2006). Par ailleurs, plusieurs facultés de droit font des recherches sur le système judiciaire en matière de prévention du harcèlement moral au travail (Stendahl, 2013 ; Widemar, 2011). De plus, selon les statistiques, il s’avère que les absences d’arrêt-maladie dues au harcèlement moral sont en augmentation depuis 1998 (Arbetsmiljöstatistik, 2014).

37 Cf. l’ouvrage Alienation and freedom de Robert Blauner (1964)

38 Le niveau de latitude décisionnelle dans le modèle de Karasek et Theorell tient compte des possibilités de

contrôle du travailleur. L’agent qui serait dans le manque de contrôle dans sa fonction professionnelle (ce qui correspond à un bas niveau de latitude décisionnelle) correspondrait à un travailleur aliéné.

Les stratégies de défense collectives, notamment la rationalisation et le déni, pourraient fournir une explication à ce phénomène. Ces défenses, dont la fonction est de protéger les praticiens contre la souffrance, peuvent s’exprimer sous forme de déni des dimensions de la réalité qui fait souffrir ou bien par l’évitement, la rationalisation et le clivage (Dejours, 1980 ; 2012). Notons que les praticiens suédois sont financés par les collectivités territoriales. Par conséquent, ils sont indirectement liés à une politique qui met la société à la solde de la production économique. Leurs pratiques sont influencées par une approche technocratique, typique de l’idéologie gestionnaire (cf. infra). D’une certaine manière, ils agissent nolens volens pour le compte de l’idéologie gestionnaire ; les objectifs des praticiens sont de favoriser le retour au travail des patients, dans le but de maximiser la productivité et de baisser le taux d’absence pour maladie. Cela donnerait lieu à un conflit éthique ; les praticiens se situent entre le marteau et l’enclume. Ce conflit serait soldé par le déni du réel du travail39 à cause de la « souffrance éthique40 » (Dejours, 1998). La rationalisation et le déni, quant aux conséquences pathogènes de l’idéologie gestionnaire, seraient alors des stratégies pour faire face au conflit psychique provoqué par la position délicate des praticiens. Cela expliquerait également leur difficulté à parler de la prévention de la souffrance. Conduire de la prévention consisterait à agir dans la sphère politique. Alors que les acteurs suédois semblent être utiles dans le cadre de la réhabilitation, quelle est leur utilité pour agir au niveau de la source de la souffrance ? Il est alors plus simple de ne pas réfléchir aux aspects qui font penser à son inutilité et de faire comme si le problème n’existait pas.