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Chapitre 3 – La recherche, prévention et prise en charge de la santé mentale en Suède

1. L’influence du paysage politique dans la recherche et la prise en charge de la santé

En Suède, l’intérêt porté aux questions liées à la santé au travail est présent dès le début du XXe siècle : comme exemple, la première loi sur la protection des travailleurs (Bjurvald, 2004). Par ailleurs, l’organisation Arbetsmiljöforum (« Le forum du travail ») est fondée en 1905, avec pour objectif de prévenir les accidents du travail et d’éviter les situations potentiellement pathogènes pour la vie et la santé des travailleurs. La première loi sur l’environnement du travail concernant les risques et la sécurité au travail ainsi que l’Inspection du travail sont instaurées autour de l’année 1890. Le droit de désigner des délégués représentatifs de la sécurité au travail est mis en place en 1921. Enfin, un acte de 1938 fait état de la création des comités de sécurité (Johansson, 1999). Les recherches sur les risques liés à la santé au travail – et notamment les risques psychosociaux, sont grandement influencées par un mouvement syndical fort à l’aube du XXe siècle. Les partenaires sociaux bénéficient du soutien important de la part de plusieurs gouvernements sociaux-démocrates

qui ont été aux affaires durant plusieurs décennies. Le climat social favorise la possibilité de pouvoir porter un intérêt aux questions liées à la démocratie dans les lieux de travail et à leur impact sur la santé des salariés (Theorell, 2007). Avec un taux de syndicalisation très élevé, le climat social est plus à l’heure du réformisme qu'à l’ambiance conflictuelle entre les salariés et le patronat. Les négociations syndicales sont davantage axées sur la coopération tripartite entre employeurs, salariés et syndicats (ou employeurs, salariés, État). Cet accord, fondé sur un esprit de consensus établi entre les différents partenaires sociaux, est formalisé par les accords de Saltsjöbaden, en 1938, suite à quelques années de climat social conflictuel entre la confédération syndicale des ouvriers (LO : Landsorganisationen i Sverige – « Confédération des syndicats suédois ») et la confédération des cadres (SAF – Svenska Arbetsgivarföreningen). Dans ces accords, on peut remarquer l’absence d’implication directe du législateur dans les négociations collectives, organisées de manière paritaire entre les différents partenaires sociaux (Huzzard, 2003), ce qui contribue à renforcer la position des syndicats (Bengtsson, 2013). Ainsi, les bases du « modèle suédois » auraient vu le jour au cours des années 1930. L’accord entre les partenaires sociaux, sur la distribution équitable des richesses, envisage en même temps un certain degré de privatisation, de rationalisation, compte tenu des développements technologiques et de la restructuration à l’œuvre dans le secteur industriel. Ce modèle est parfois décrit comme étant un « compromis entre le socialisme et le capitalisme » (Magnusson et Ottoson, 2012). Par exemple, la confédération syndicale des ouvriers, (LO), remporte un succès considérable pendant les années 1950-1960 : elle obtient des augmentations de salaire régulières, supérieures au montant de l’inflation, d’où une amélioration des conditions de vie des ouvriers (Jones, 1987).

Par ailleurs, dans la recherche sur la santé au travail, les organisations syndicales constituent l’allié le plus important (Johansson, 1999). La confédération des cadres, (SAF), notamment, aurait été l’instigatrice des recherches sur les conditions de travail, domaine initialement relégué au second plan par la Confédération des ouvriers, davantage focalisée sur les conditions salariales alors que les aspects liés aux conditions de travail des agents étaient placés au second plan. Pendant les années 1960, l’organisation syndicale centrale des travailleurs intellectuels de Suède (SACO – Sveriges Akademikers Centralorganisation) met en place un vaste projet cartographique portant sur les compétences, le leadership, les questions d’organisation et sur la santé au travail (Westlander, 1995). Dans la même logique, la Confédération des employeurs (SAF) mène, au cours des années 1970, une série de projets pour améliorer les conditions de travail dans l’industrie. L’époque est influencée par le

mouvement sociotechnique de la Tavistock, avec l’optique de s’éloigner du taylorisme (FAS, 2007). Cependant, les initiatives de la SAF sont suivies d’attaques exacerbées de la part des confédérations ouvrières, notamment vers la fin des années 1960, période de grèves dans le secteur des mines. La recherche sur les facteurs humains est, dans ces années, vivement critiquée : ainsi, la publication de l’ouvrage, L’art de domestiquer les gens, (Christiansson et al., 1969) par un groupe de psychologues et psychiatres marxistes (Gardell, 1969). Cet ouvrage est en effet considéré comme une attaque frontale envers le Conseil d’administration du personnel (PA-rådet), fondé par l’organisation patronale de la SAF en 1952, et qui avait pour but de financer des recherches sur le leadership et les organisations du travail. Une certaine perspective d’origine marxiste – tenant compte de l’aliénation du travailleur – était alors introduite dans la recherche sur le travail, perspective présente au congrès de la LO en 1971, qui avait placé au centre de sa réflexion la question de la démocratie dans les entreprises (Karlsson, 1969). Par ailleurs, c’est à la même époque que la confédération des ouvriers commence également à s’intéresser à l’organisation du travail, alors que ce champ n’avait été investi jusque-là que par les confédérations de cadres. Ainsi, grâce à un grand soutien de la LO par le gouvernement social-démocrate, le thème de la démocratie industrielle devient une priorité, dès les élections gouvernementales de 1973. L’acte de la participation des travailleurs (la loi de codétermination) est approuvé par le Parlement, en 1976. La loi sur les « décisions collégiales » (Medbestämmandelagen – MBL 1976 :580) mettait l’accent sur les possibilités du travailleur à disposer d’une influence sur le rythme et la cadence de son travail ainsi que sur les opportunités de développement personnel. La loi sur l’environnement du travail (Arbetsmiljölagen – AML 1977 :1160), négociée en 1978 avec la présence active des syndicats, peut être considérée comme la première loi incluant la question de la santé psychosociale (Håkansta, 2013). Cette loi prenait en compte l’état de la recherche de l’époque sur la démocratie industrielle et son impact sur la santé au travail (SOU, 1976). Dans cet élan, le Parlement décide de mettre en place un institut axé sur la recherche appliquée dans le domaine du travail (Arbetslivsccentrum). Alors que cette institution prend une place importante dans la recherche sur, notamment, les conditions organisationnelles (dont de nombreuses publications sur la santé au travail), sa taille est diminuée au cours des années 1990, puis connaît une série de restructurations (fusion avec l’Arbetslivsinstitutet). L’institution ferme finalement ses portes le 30 juin 2007 : le gouvernement de centre-droit (Moderaterna), qui prône une politique de décentralisation de la recherche dans le domaine de la santé au travail, déplace toute recherche dans ce domaine au sein des universités. Ainsi, la

recherche sur les facteurs psychosociaux liés au travail prend une dimension différente pendant les années 1990.

Pendant les années 1970, la recherche sur la santé au travail a un statut d’enjeu politique, visible, entre autres, dans la mise en place des lois sur la protection du travailleur (dont AML et MBL). Cependant, depuis les années 1990, la santé au travail prend le statut de problème de santé publique (Wainwright et Calnan 2002 cité par Marichalar, 2015). Cette évolution serait peut-être le résultat des mouvements sociétaux importants liés aux transformations que vont connaître les années 1980, période marquée par un conflit entre la LO et le parti social- démocrate. Les sociaux-démocrates perdent les élections en 1991 et cèdent la place à l’alliance de centre-droit. Pendant cette période, la crise économique la plus importante depuis les années 1930 frappe l’industrie suédoise (Bengtsson, 2013). L’alliance de centre-droit qui règne entre les années 1991-1994 introduit des modèles basés sur un mode de gestion des institutions publiques, marqué par la mise en compétition entre prestataires de service de soins avec un dispositif du « choix du client » dans le domaine de la santé. Ce modèle est resté en place, même après le retour des sociaux-démocrates en 1994. À cette époque, la Suède connaît le déficit, dans ses finances publiques, le plus important des pays de l’OCDE (Bengtsson, 2013). Le gouvernement social-démocrate, de nouveau à la tête du pays, met alors en place des coupures drastiques dans les dépenses publiques. L’économie va se stabiliser autour des années 2000. En revanche, le « modèle suédois », caractérisé par une position très centralisée pendant les années 1970, est désormais davantage dominé par le marché. Cette tendance devient flagrante dès l’année 2005, lorsque l’alliance de centre-droit revient à la tête du gouvernement. Celui-ci met en place de nombreuses privatisations sur le marché de travail, notamment dans le secteur du service. Les transformations du marché du travail, marqué par une économie libérale, seraient dans la continuité d’une tendance qui démarre dès les années 1980. Cette époque se caractérise par la mise en place d’une gestion des institutions publiques, singularisée par des tendances néolibérales (Olssen et Peters, 2005, Elzinga 2010). Cette forme de gestion, axée sur l’excellence, entraine la mise en concurrence entre institutions publiques, y compris entre les universités (Pärssinen, 2007). Cette tendance est visible dans la sphère de la recherche scientifique et notamment dans le domaine de la recherche sur la santé au travail (Håkansta, 2013 ; Pärssinen, 2007). Compte tenu d’une baisse d’implication de la part des partenaires sociaux sur les questions liées à la santé au travail, cette discipline scientifique jouerait désormais un rôle moins important dans le monde académique. De plus, le gouvernement de centre-droit accuse la recherche sur la santé au

travail d’être politiquement colorée par les intérêts des partenaires sociaux et du parti social- démocrate. Par conséquent, il y a une diminution drastique des ressources financières, pour le domaine de la recherche sur la santé au travail, allouées par les pouvoirs publics (Håkansta, 2013). Malgré une baisse de l’implication syndicale dans le secteur de la santé au travail, les partenaires sociaux y sont malgré tout présents grâce à des contributions financières certaines (par exemple les études menées par la compagnie d’assurance AFA-Försäkring).

L’âge d’or de la recherche de la santé au travail serait actuellement révolu, dans la mesure où il se constitue pendant les années 1970 et 1980 (Håkansta, 2013). Cette tendance s’expliquerait par la mise en place d’une économie néolibérale, avec la conséquence d’un affaiblissement des partenaires sociaux (Johansson, 1999).