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Chapitre 2 – La prise en charge en Suède

6. Analyses institutionnelles

6.4. Décalages entre théorie et pratique

Pendant les entretiens, le praticien s’attache très souvent à ses procédures en faisant référence à la technicité de son métier. Pour lui, parler spontanément renvoie à une personne qui fait des associations libres, sans vraiment connaître son métier. Si, pour un thérapeute psychanalytique il est important de contenir le stress et l’angoisse, pour les praticiens suédois c’est le fait de savoir aborder d’une manière technique (par les épreuves scientifiques) les « outils » pour « contrôler » l’angoisse du patient. On peut bien sûr se poser une question : est-ce qu’avoir des outils procure l’impression de contrôle ? Ne serait-ce pas une manière, pour le thérapeute, de contenir l’angoisse de son patient, dans le sens où ces outils constituent une source d’étayage pour lui ?

Pour le praticien suédois, l’aspect technique est très important. C’est en fonction de ces enjeux-là, que ses compétences thérapeutiques vont être jugées. Être thérapeute, c’est avant tout être un bon technicien et maîtriser les protocoles. Pendant les entretiens, le praticien tente de mettre en avant ses compétences thérapeutiques en insistant sur sa capacité à maîtriser ses

techniques. En revanche, plusieurs praticiens font part de la mauvaise presse liée aux méthodes psychodynamiques42.

Pendant les entretiens de l’enquête, le praticien essaye de mettre en avant ses compétences techniques. Est-ce que cela voudrait dire qu'il ne fait jamais appel à des astuces propres à son sens intuitif ? Ne fait-il jamais usage d'un cadre psychodynamique, dont la pratique est moins axée sur la structure et les protocoles ?

Il s’avère que de nombreux praticiens font part de l’utilité de laisser le patient « mettre des mots » sur sa souffrance. Pour les praticiens suédois, le fait de nommer les affects consisterait à utiliser le langage pour prendre du recul par rapport à la réalité. La parole permet alors d’avoir une certaine maîtrise de ce que le patient a subi. Est-ce que cela ne s’approche pas de ce que le psychodynamicien appelle le « travail de symbolisation » ? Il accepte d’injecter de la pensée dans le système psychique du patient pour l’autoriser à sortir de son état de sidération.

Gaulejac décrit comment le manque d’espace pour la symbolisation provoque un certain nombre de pathologies :

« Les conduites adaptatives, le renoncement à se poser des questions, l’acceptation passive des prescriptions, la soumission aux exigences de l’organisation, l’hyperactivité, sont les résultantes de ce défaut de symbolisation » (Gaulejac, 2015, p. 196)

Les praticiens expliquent que le fait de permettre au patient de « mettre des mots » sur son vécu fait partie des répertoires des techniques comportementales, notamment l'« activation comportementale », souvent appliquée dans la dépression (Soucy Chartier et al., 2013)43. Compte tenu de l’image positive des TCC dans le paysage de réhabilitation suédois, les acteurs ont intérêt à mettre en avant leur maîtrise de ce genre de technique. Dans une logique de désirabilité sociale, le praticien essaye de véhiculer l’image d’une personne professionnelle et compétente. Lors de l’enquête, cette désirabilité sociale se manifeste dans son inquiétude, pendant l’entretien, de ne pas avoir eu suffisamment de temps pour préparer

42 Un praticien suédois fait part du fait que le terme « psychanalyse » aurait pris le sens « d’injure » dans le

monde médical ! Cela serait dû au fait que l'on reproche aux séances « psychodynamiques » leur manque de rigueur et par la représentation d’un certain laxisme parmi les thérapeutes psychanalystes.

43 L'activation comportementale est une composante de la thérapie cognitivo-comportementale, souvent appliquée

à la dépression. Elle implique une composante cognitive, prenant en compte l’exploration des pensées

attribuables aux émotions, l’application des jeux de rôle et l’apprentissage d’habilités sociales (Soucy Chartier et

l’entrevue. En revanche, il est probable que ses pratiques sont, plus ou moins à son insu, marquées par des éléments psychodynamiques. Alors que les praticiens s’appuient sur des théories plutôt comportementales, leur pratique est colorée par d’autres approches, dont des méthodes propres aux approches psychodynamiques.

7. Conclusions du chapitre

Les institutions et praticiens suédois ont tendance à être orientés vers l’éducation du patient et parfois de l’employeur. La méthode consiste, notamment, à apprendre aux patients et aux employeurs à gérer leurs ressources disponibles. Ainsi, un effort important est consacré à apprendre aux patients à pouvoir repérer les agents stresseurs susceptibles d’être la cause des symptômes. La tradition tripartite de coopération entre employeurs, salariés et l’État/syndicats se révèle dans le fait que l’institution de soin peut être impliquée en tant que médiatrice pour préparer le retour au travail du salarié, souvent en arrêt-maladie.

Une attention particulière concerne les éléments suivants, à visée :

• diagnostique quantitative pour discerner quelle serait la pathologie du patient. Une différence importante est donc faite entre le syndrome d’épuisement (classifié sous ICD-10 sous le code F43.8), la dépression, le syndrome de stress post-traumatique et les troubles neuropsychologiques. L’influence, fortement marquée par l'Evidence Based Medicine, semble conduire le soin vers un modèle standardisé avec parfois des prescriptions rédigées pour certains acteurs ;

• éducative, avec l’objectif d’apprendre aux personnes (patients et employeurs) :

o les approches biologiques du corps en lien avec les pathologies causées par le stress,

o à gérer les troubles du sommeil,

o la gestion de l’énergie, par éventuellement le QI-gong ou d’autres méthodes inspirées de la médecine dite « alternative » ;

• psychothérapeutique, avec très souvent (mais pas systématiquement) un travail important axé sur la remédiation d’une mauvaise confiance en soi du patient, fréquemment considérée comme étant une des causes du syndrome d’épuisement. Une attention peut donc être consacrée à revoir le style d’attachement et les attributions causales des personnes. Les références théoriques et l’aspect pratique sont très souvent (mais pas exclusivement) influencés par les « Thérapies comportementales et cognitives de troisième vague », à savoir des méthodes basées sur la pleine conscience et la relaxation, généralement implémentées en groupe pour permettre à l’individu d’être confronté à des pairs ayant vécu les mêmes symptômes.

Le programme de suivi dans les institutions de réhabilitation peut être très long et s'étendre sur plusieurs années. En revanche, les patients sont souvent limités à un certain nombre de consultations, préalablement définies.

L’action rationnelle est très souvent guidée par le retour du patient au travail à temps plein. En apparence, il y a une certaine médicalisation des conduites déviantes réclamant des réponses techniques pour permettre à l’individu de s’adapter à l’environnement. L’influence, fortement marquée par l'Evidence Based Medicine (EBM), semble conduire le soin vers un modèle standardisé avec parfois des prescriptions rédigées.

Ces méthodes standardisées, notamment les TCC soumises à l’EBM, sont parfois considérées être au service d’une idéologie gestionnaire. Selon cette thèse, ces techniques concevraient le symptôme non pas comme l’expression du vécu du sujet, mais plutôt comme « une anomalie qu’il faut éliminer » (Gaulejac, 2015, p. 152). Ainsi, les praticiens sont soumis à cette idéologie gestionnaire, qui serait une des causes de la souffrance au travail. Le manque de possibilités pour les praticiens à agir sur l’organisation du travail induit des stratégies de défense. Elles s’expriment par le déni de l’impact des idéologies gestionnaires sur les pathologies professionnelles. Cependant, les praticiens ont une certaine marge de manœuvre, ce qui leur permet de développer des accords normatifs pour agir sur les diagnostics et de conduire les séances de psychothérapie comme bon leur semble. Ainsi, les séances de psychothérapie sont également consacrées à conduire un travail portant sur des aspects qualitatifs, dont le récit du vécu du patient.

CHAPITRE 3 – LA PRISE EN CHARGE EN FRANCE : LE RÉSEAU