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Chapitre 3 – La recherche, prévention et prise en charge de la santé mentale en Suède

2. Parcours historique sur la recherche sur la santé au travail

La recherche dans la psychologie du travail en Suède est, pendant les années 1920, marquée par l’étude des liens entre la performance et les facteurs environnementaux (Abrahamson et Johansson, 2013). À cette époque, la physiologie du travail a une place importante dans le paysage de la recherche sur le travail, notamment grâce à l’influence du Danois Daniel Krogh qui obtient le prix Nobel et occupe la première chaire suédoise en physiologie du travail en 1941 (Johansson, 1999). Dès les années 1950, la Suède tient un rôle prépondérant au niveau international dans la recherche sur le stress. Ulf von Euler, professeur de Physiologie au Karolinska Institutet entre 1939-1971, est parmi les chercheurs les plus connus de l’époque grâce à ses recherches sur les réactions physiologiques liées au stress. Il développe des méthodes pour mesurer le niveau d’adrénaline et la norépinéphrine dans l’urine. Ces mesures deviennent des marqueurs du niveau de stress de l’individu. Von Euler obtient le prix Nobel de physiologie et de médecine en 1970. Ainsi, la recherche sur le stress dans l’environnement professionnel doit beaucoup à son héritage (Cooper et Dewe, 2004). Dans la lignée de von Euler, des chercheurs éminents basés à Stockholm, notamment Marianne Frankenhaueser, Lennart Levi, Bertil Gardell et Töres Theorell se servent des mesures physiologiques dans la recherche sur les facteurs psychosociaux liés au travail. Leur originalité sera d’aborder les facteurs psychosociaux liés au travail sous un angle à la fois psychique et physiologique (Marichalar, 2015).

1972, s’intéresse depuis les années 1950 aux conditions sociétales et au degré de démocratie dans le travail parmi les ouvriers (Westlander, 2013). Considéré comme un pionnier suédois dans le domaine de la psychologie et de la sociologie du travail, il noue des relations avec Arthur Kornhauser qui, quant à lui, se penche sur la santé mentale du travailleur industriel (Kornhauser, 1965). Gardell est influencé à la fois par les écrits de Kornhauser et par les travaux sur les facteurs motivationnels de Herzberg (Herzberg, 1959). Enfin, le psychologue suédois s’intéresse aux travaux du sociologue Robert Blauner, marqués par les écrits de Karl Marx et son concept d’aliénation (Blauner, 1964). Dans la lignée de l’École des relations humaines déjà introduite aux États-Unis dans les années 1940, Gardell axe sa recherche sur les questions de l’aliénation de l’ouvrier. Enfin, suite à un séjour aux États-Unis, il prend connaissance des recherches de l'Institute of Social Reserach (ISR) de l’Université de Ann Arbor à Michigan, reconnu pour ses travaux axés sur l’impact psychologique sur l’individu des conditions de travail. (French, 1968, cité par Westlander, 2013). Gardell développe les concepts d’autonomie, de démocratie et de prise de décision dans le travail ainsi que leur impact sur le bien-être (Gardell, 1971). Il mène plusieurs études à la fois épidémiologiques, quantitatives et qualitatives durant plusieurs années, incluant des cohortes de 800 travailleurs de l’industrie, réparties sur une quinzaine de lieux de travail différents (Frankenhaeuser et Gardell, 1976). Dans le cadre de ses recherches, il entame une collaboration avec la professeur de psychologie Marianne Frankenhaeuser, reconnue pour ses recherches sur les aspects physiologiques liés au stress. C’est ainsi que les travaux de Gardell et Frankenhaeuser permettent de marier les approches psychosociologique et physiologique liées à l’environnement professionnel (Frankenhaeuser et Johanson, 1974). Frankenhaeuser, spécialisée en philosophie et psychologie, s’intéresse dans un premier temps à la biochimie. Elle est rénommée pour ses études sur les mesures des taux de catécholamines urinaires dans la détermination de l’effet de la charge du travail sur l’expérience du travailleur (Frankenhaeuser et Johansson, 1986). Grâce à un partenariat avec Gardell, ils intègrent la psychologie avec la psychophysiologie et la médecine psychosomatique (Frankenhaeuser et Gardell, 1976 ; Väänänen et al., 2012). Frankenhaeuser devient mondialement connue pour ses études menées dans les usines Volvo. Ses recherches mettent l’accent sur l’importance du développement personnel dans les organisations de travail (Frankenhaeuser, 1983 ; 1993). De plus, elle se penche sur les études du genre, en tenant compte du vécu du travail domestique chez les femmes. Elle permet de mettre en évidence les différences entre les sexes dans les stratégies de faire face (coping) aux situations stressantes.

Lennart Levi, quant à lui, commence également à entamer un partenariat avec Frankenhaeuser. Médecin avec de l’expérience en médecine interne et en psychiatrie, Levi s’intéresse au travail dans le cadre de la réhabilitation des travailleurs défavorisés socialement. Il fonde le Clinical Stress Research Laboratory. Influencé par les travaux de l’Institut Tavistock (Emery, 1963 cité par Väänänen, 2012), il cherche à développer une approche factorielle déterminant les sources de stress et de bien-être dans le travail. (Levi, 1978). Levi est particulièrement marqué par l’œuvre Stress of Life (Selye, 1956) de Hans Selye ainsi que par les études de Cannon (Cannon, 1949) portant sur les réactions psycho- neuro-endocrinologiques de l’organisme face au stress (Levi, 2002). Il contribue à développer un modèle théorique basé sur l’interaction des variables biologiques, psychologiques et sociales pour expliquer la survenue des troubles psychosociaux (Kagan et Levi, 1974). Présent au niveau international, il participe à la rédaction de plusieurs rapports pour la Commission européenne sur le stress au travail (Levi, 1999). Ainsi, il apportera une contribution importante à la rédaction de l’accord-cadre européen sur le stress au travail (Framework agreement on work-related stress).

Alors que les recherches sur la démocratie industrielle occupaient une place centrale depuis les années 1970 dans les études sur la santé au travail, les années 1980 sont, quant à elles, marquées par un accent davantage porté sur le niveau individuel quant aux risques psycho- sociaux (Väänenen et al., 2012). C’est à ce moment-là que la tradition épidémiologique scandinave et l’emphase sur le contrôle de l’individu dans le travail ont vivement influencé le modèle développé par Robert Karasek et Töres Theorell sur l’impact de la latitude décisionnelle et l’exigence psychologique sur le bien-être psychologique dans les organisations de travail (Karasek et al., 1981). Theorell, médecin intéressé par la médecine pscyhosomatique, prend contact avec Richard Rahe, psychiatre aux États-Unis, qui étudie les liens entre les évènements de vie marquants. La collaboration entre Töres Theorell, Lennart Levi et Marianne Frankenhaeuser permet de conduire une étude exhaustive sur une cohorte de 8 000 ouvriers dans l’objectif d’établir un lien entre des épisodes d’infarctus et des événements de vie marquants (Marichalar, 2015). Theorell se centre sur les facteurs sociaux collectifs liés aux changements au travail, notamment la modification de la charge de travail, le niveau de responsabilité et son impact sur la santé physique. Karasek, architecte et sociologue en voyage d’étude en Suède pendant les années 1970, développe alors avec Theorell le modèle JDL, en combinant les apports de la théorie de l’aliénation et de la théorie du stress (Karasek et Theorell, 1990).

Theorell et Levi ont des rôles importants au sein du laboratoire de Médecine Psychosociale créé par Levi en 1950, puis rattaché au Karolinska Institutet. En 1980, l’Institut de Médecine Psychosociale (IPM) est placé sous la direction du ministère des Affaires sociales (Socialdepartementet), dans le but de différencier les risques psychosociaux des aspects purement environnementaux liés aux conditions de travail (Levi, 2002). Theorell prend la direction de l’institution en 1995. En 2007, le laboratoire change de nom et devient l’Institut de Recherche du Stress (Stressforskningsinstitutet), puis intègre le Stockholm Stress Center, en 2009, qui dépend de l’université de Stockholm. Son directeur actuel, Torbjörn Åkerstedt, a conduit des recherches centrées sur l’impact des troubles du sommeil en lien avec le stress et l’épuisement professionnel (Garfelt et al., 2014). De surcroît, une partie significative de la recherche sur la santé mentale au travail porte désormais sur la prévention et la réhabilitation des personnes en arrêt-maladie, dans l’objectif de favoriser le retour au travail (Hogstedt et al., 2004). Ainsi, les pouvoirs publics octroient un budget important dans le cadre de la réhabilitation.