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Chapitre 1 – La Psychodynamique du travail

6. Les modes d’action dans la psychodynamique du travail

6.2. La psychopathologie du travail et la prise en charge des patients

6.2.2. Questions portant sur les modes opératoires de la clinique individuelle

Il est une question épineuse : peut-on parler d’une réelle prescription sur les modes opératoires du déroulement d’un entretien avec un patient. ?

Selon le dernier ouvrage de Marie Pezé, Nicolas Sandret et Rachel Saada (2011), le clinicien du travail serait détenteur d’une méthodologie spécifique qui se déclinerait en plusieurs étapes (Pezé et al.,2011, p. 49).

Ainsi, dans un premier temps, il s’agirait de faire l’effort de comprendre le travail de l’autre en « suivant » les patients dans leur bureau, atelier, chantier pour découvrir des métiers méconnus. Dans un deuxième temps, le clinicien du travail s’intéresserait au parcours professionnel après avoir bien compris le contenu du poste et les relations de travail. Cette étape se ferait selon une méthodologie selon laquelle le clinicien poserait des questions très précises au patient sans empêcher les données cliniques d’émerger, pour faire un constat étayé et non subjectif de la situation du patient. Ce serait grâce à ces questions précises et non intrusives que le patient, au cours de l’entretien, deviendrait plus stable émotionnellement pour pouvoir entrer dans la dégradation du travail qui l'aurait amené à consulter. Les auteurs affirment que cette phase d’entretien pourrait durer plusieurs heures, compte tenu de la « reviviscence » des affects qui surgiraient au cours de cette phase.

L’entretien clinique est donc présenté sous forme de plusieurs chaînons selon lesquels le clinicien s’intéresserait, tout d'abord, au poste de travail ainsi qu'aux relations professionnelles avant d’explorer le parcours professionnel. Dans un troisième temps, le praticien poserait des questions relatives à la dégradation de l’organisation du travail. Dans certains écrits réalisés par Pezé et Sandret, un « temps psychothérapique » figure comme une étape à part entière permettant d’explorer l’écho entre le temps du trauma et l’histoire individuelle8.

Par ailleurs, dans les annexes de deux des ouvrages de Marie Pezé, l’entretien clinique est annoncé sous forme de grille d’entretiens (Pezé, 2008 ; Pezé et al., 2011). Les annexes indiquent une liste exhaustive des éléments à aborder pendant l’entrevue avec le salarié harcelé9. Les annexes énumèrent un certain nombre de questions permettant de reconstituer

8 « Cette réinterprétation du réel décille le regard mais est insuffisante sans l’analyse ultérieure de ce en quoi le travail renvoie à l’histoire singulière, deuxième temps du travail psychothérapique. L’épisode vécu fait forcément écho comme tout deuxième temps du trauma, aux aléas de l’histoire individuelle, consciente ou inconsciente. Il faut alors suggérer l’aide d’un psychothérapeute pour traiter ce second temps qui ne relève plus de la consultation souffrance et travail et nécessite l’envoi à un psychothérapeute ». (Diapositive n° 22 de la présentation intitulée « Le premier entretien avec un salarié en souffrance au travail » réalisée par Marie Pezé et Nicolas Sandret, téléchargeable sur le site internet « Souffrance et travail »).

9 Les différents éléments que l’entretien devrait être en mesure de reconstituer (Pezé, 2008, p. 192), à savoir : • L’historique de l’entreprise,

• Le parcours professionnel du salarié,

• La chronologie de la dégradation de la situation du travail,

• Les évènements de vie pouvant être responsables de la décompensation, • L’identification du tableau spécifique de névrose traumatique,

• Taille de l’entreprise, • Dates de fusion-rachat, • Réorganisation du travail,

les éléments relatifs à la décompensation, généralement liés à l’organisation du travail. Ainsi, la liste fait état du « Tableau clinique spécifique » indiquant les « phases de décompensation en deux temps » (Pezé, 2008, p. 195). Cette partie indique les signes cliniques spécifiques à la névrose traumatique, ainsi que d’autres indicateurs de décompensation significatifs de la personne (bouffée délirante aigüe, dépression grave, désorganisation psychosomatique…). Enfin, les annexes regroupent des « Indicateurs objectifs de la souffrance au travail dans le cadre général du travail10 » ainsi que des « Indicateurs organisationnels » (Pezé, 2008, p. 198- 199).

La conception de l’entretien clinique, tel qu'il est conçu dans les ouvrages de Pezé, Sandret et Saada, semble se différencier sensiblement de la démarche entendue par Christophe Dejours. De surcroît, Dejours conçoit la psychodynamique du travail comme une théorie de l’action portant sur la praxis au sens aristotélicien (Dejours, 2008). Ainsi, l’action consiste à se servir des éléments de la théorie pour orienter la pratique. Une théorie prescriptive ne peut donc pas déterminer quelle serait la pratique adéquate à une situation clinique donnée. Par conséquent, un mode opératoire ne resterait qu’un argument pour les décisions pratiques d’une situation donnée. Or, est-ce que le fait de prédéfinir les étapes relatives au déroulé d’un entretien clinique pourrait s’assimiler à la prescription d’un mode opératoire ?

Dejours conçoit la psychodynamique du travail comme une discipline praxique qui génère la transformation. L’action tributaire de cette transformation démarre dans une pensée qui doit être commune au sein de l’ensemble des travailleurs qui œuvrent en coopération. Dans la

• Réorganisation du service, • Modifications des organigrammes, • Augmentation, diminution des effectifs. 10 Dans le cadre des services de santé au travail : Augmentation :

• du nombre de visites spontanées auprès du médecin du travail, - du temps nécessaire d’écoute lors des visites médicales,

- des examens médicaux et des orientations médicales à la suite des visites,

- du nombre de salariés souffrant de troubles de la santé liés aux conditions du travail,

- de la fréquence et de la gravité des urgences sur le lieu de travail, liées à des incidents conflictuels ou à des états de décompensation.

Dans le cadre général du travail :

• Aggravation des indicateurs de santé négatifs (troubles musculo-squelettiques, troubles cardio-vasculaires), • Acte violent sur le lieu de travail,

• Risque de tentative de suicide sur le lieu de travail, • Augmentation :

- des accidents de travail ou de trajet en relation avec la tension vécue au travail, - du taux de rotation des personnels dans les services.

mesure où cette coopération implique une interaction réciproque, le travail ne peut pas être orienté vers une rationalité qui serait seulement purement instrumentale. Travailler requiert également une dimension morale qui dépend de la qualité de la volonté de chacun. Cette volonté permettra à son tour aux partenaires de travail de faire preuve d’intelligence pratique, la phronesis qui reste spécifique à la situation. Elle se distingue de la seule activité technique, prescrite par avance. Ainsi, Smith argumente que le travail est avant tout une expression plus qu’une technique (Smith, 2013). Par conséquent, dans le cadre de la prise en charge, l’efficacité d’une intervention ne demeure pas dans ce qui est dit. Elle prend racine avant tout dans la manière de parler et d’écouter.

Alors que le guide d’entretien permet d’explorer les évolutions de l’organisation du travail et l’historique personnel et professionnel du sujet, il ne permettrait pas nécessairement de fournir au clinicien les habilités propres de l’écoute. Seule une écoute, dite « risquée », autoriserait la compréhension de la dynamique propre aux réelles causes de la souffrance ainsi que les dysfonctionnements organisationnels. L’élucidation des conflits entre identité sexuelle et sociale, les phénomènes d’auto-accélération ou les phénomènes de clivage requièrent une sensibilité qui s’acquiert par la ruse ainsi que par la coopération sous forme d’alliance thérapeutique ou bien relation transférentielle entre le patient et le praticien (cf. chapitre 4 portant sur la psychothérapie). Les ruses liées à la qualité d’écoute se gagnent en coopération entre le patient et le praticien, difficilement développée par le biais d’un mode opératoire préalablement prescrit. En revanche, il se pourrait que le fait d’avoir recours à une grille d’entretien pourrait remplir une fonction d’étayage pour le clinicien, lui permettant de développer une certaine assurance sur laquelle, à son tour, peut s’appuyer le patient lorsqu’il entre en relation avec le praticien. La grille serait alors avant tout un outil d’étayage, nécessaire pour l’alliance thérapeutique et la relation transférentielle entre le praticien et le patient. Dans cette logique le fait d’avoir une grille, à laquelle le praticien fait confiance, serait alors plus important que la forme spécifique de cette grille.