• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 La méthodologie de l’enquête

2. L’analyse des données : une démarche compréhensive

La démarche de ma recherche consiste à faire une comparaison entre deux dispositifs de prise en charge, présents dans deux pays différents. Il est important de souligner que mon investigation comparative est tout d’abord une démarche compréhensive avant d’être explicative. Dilthey distingue les termes expliquer et comprendre (Erklärung et Verstehen) dans leur différence significative entre les sciences naturelles (Naturwissenschaften) et sciences de l’esprit (Geisteswissenschaften). Selon lui, les sciences de la nature cherchent à expliquer un phénomène à partir d’hypothèses soumises à une vérification expérimentale. Alors que dans l’expérimentation, il incombe de chasser la subjectivité de l’observateur, les sciences de l’esprit nécessitent la compréhension d’une action en l’introduisant dans l’ensemble du vécu du sujet observé. Ainsi, Dilthey estime que :

« La compréhension est le principal trait spécifique de ces sciences de l’esprit dont il s’agissait de faire paraître l’originalité par rapport aux sciences de la nature » (Mesure, 1990, p. 215).

Il fait donc une distinction entre sciences abstraites et sciences concrètes. Pour lui, les sciences abstraites visent la découverte de lois qui régissent des classes de phénomènes, alors que les sciences naturelles, dites descriptives, recherchent l’application des lois des sciences. Dans le cadre des sciences de l’esprit, Dilthey va reconnaître les droits de l’expérience interne et de l’expérience du sujet lui-même. Par conséquent, il récuse la conception « explicative » de la psychologie, dans la mesure où cela « conduirait indirectement à effacer malgré tout l’originalité des sciences de l’esprit en général » (Mesure, 1990, p. 31).De même, il refuse de considérer l’existence de lois spécifiques dans la vie psychique. Dilthey soutient que pour les

sciences de l’esprit, il s’agit de comprendre la vie psychique alors que, pour les sciences naturelles, il s’agit d’expliquer la nature. Contrairement à un effet naturel, un sens ne peut pas s’observer, il ne peut que se vivre. Dans cette logique, Dilthey fait référence au sens subjectif porté par un individu sur une couleur :

« Dans le vécu de telle ou telle couleur, surgissent indissolublement pour moi, non pas seulement la réalité physique de la couleur, mais aussi une tonalité affective ou une valeur sentimentale : je dirai par exemple que le rouge est chaud, qu’il m’évoque le plaisir que l’on prend devant le rougeoiement de la flamme, ou au contraire l’effroi provoqué par la vue du sang, bref : je ferai surgir tout un réseau de significations inséparables pour moi de la présence d’une telle couleur et qui définissent l’attitude que je prends à son égard31 » (Dilthey, 1947 cité par Mesure, 1990, p. 218).

De même, Dilthey estime que pour comprendre le comportement d’un acteur, il faut saisir les raisons de ses actes et le sens qu’il leur a donné. Ce sens ne peut s’observer, il ne peut que se vivre. Ainsi, dans mon investigation sur l’analyse des récits des acteurs impliqués dans la prise en charge, pour comprendre leurs actions, je tâche d’être en mesure d’insérer les raisons de leurs actes et le sens qu’ils donnent à leurs actions. Par conséquent, je pars du principe qu’il n’est pas possible de chasser la subjectivité des acteurs, car pour comprendre la raison de leurs actions, il faut comprendre le sens subjectif attribué à leur travail de prise en charge. Mon enquête consiste alors à mettre en place un dispositif d’écoute permettant aux acteurs de parler de leur pratique. Ce dispositif n’explicite pas seulement ce que les acteurs doivent faire (objectifs et la tâche), mais ce qu’ils sont. Alors que le travail vivant n’est pas visible, l’observation simple des pratiques ne permet pas d’attraper le travail vivant des praticiens. Ainsi, je m’intéresse notamment aux difficultés auxquelles s’affrontent les acteurs, car elles permettent de discerner comment ils travaillent, dans la mesure où c’est par ce qui résiste que l’observateur peut attraper le travail vivant des praticiens (cf. Dejours, 1995).

Par conséquent, je m’attache à la fois à l’explication et à la compréhension du travail des praticiens marqués par différents dispositifs théoriques. Dans la même logique que Ricœur avec sa devise « Expliquer plus pour comprendre mieux » (Thomasset, 2005), je cherche à recueillir des praticiens leurs propres explications sur la signification du phénomène de la souffrance au travail. Ainsi, dans la relation avec les praticiens, il n’est pas possible d’éliminer complètement la part de subjectivité, dans la mesure où le dispositif d’écoute consiste à penser la pensée du praticien, sans nécessairement la partager.

L’explication des deux dispositifs de prise en charge est analysée à partir de la parole des praticiens : ce qu’il en est du principe de travail et de l’habilité liée à la prise en charge de la souffrance en France et en Suède pour comparer les dispositifs dans les deux pays. Alors que

la botanique et la zoologie permettent de définir différentes lois physiologiques par la classification de divers types d’espèces, mon enquête ne permet pas de faire une classification taxinomique des méthodes variées de prise en charge avec des lois propres à chaque dispositif. Portant peu d’intérêt à la définition des multiples classifications propres à chaque dispositif, je m’intéresse avant tout aux zones de proximité et de différences dans le travail des acteurs des deux pays. La disparité entre ces dispositifs ne sera pas élucidée à partir d’analyses psychotechniques, mais en fonction des zones qui peuvent se ressembler ou différer dans le travail des acteurs. Dans cette logique, mon investigation porte sur l’analyse des zones de similitude et différence sur la compréhension des acteurs des phénomènes de la souffrance au travail et de leur conception sur comment arriver à conjurer cette souffrance.