• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 – La prise en charge en Suède

6. Analyses institutionnelles

6.3. Comment manœuvrer dans une orientation médicalisée ?

Les praticiens suédois sont-ils complètement soumis à l’idéologie gestionnaire ?

Les entretiens mettent en lumière la tendance des praticiens à faire usage de ruses pour se montrer utiles dans le paysage médico-social. Ils vont éviter que les patients soient envoyés en psychiatrie, car ils savent que le traitement psychiatrique a tendance à favoriser l’errance médicale.

39 Le réel du travail consiste à ce qui échappe à la maîtrise des travailleurs. Cela est défini comme « ce qui dans le

monde se fait connaître par sa résistance à la maîtrise technique et à la connaissance scientifique » (Dejours, 1995, p. 38). La résistance du réel du travail provoque une tension chez l’individu et donne lieu à la construction de son rapport subjectif au travail. La souffrance que la résistance au réel provoque chez les travailleurs peut donner lieu à des phénomènes de déni du réel, dans certains cas liés à la « distorsion de communication ». Ce concept emprunté par Habermas (cf. le concept de « distorsion communicationnelle » dans Habermas, 1981) fait référence à une communication mensongère proche de la propagande au service du profit pour les organisations de travail.

40 Dejours définit la souffrance éthique par « la souffrance qui résulte non pas d’un mal subi par le sujet, mais

celle qu’il peut éprouver de commettre, du fait de son travail, des actes qu’il réprouve moralement » (Dejours, 1998).

Dans cette logique, les praticiens suédois des institutions de réhabilitation ne restent pas passifs face aux préconisations et procédures des pouvoirs publics. Soumis à certaines exigences, quant à l’efficience de la réhabilitation censée favoriser le retour au travail du patient, ils disposent d’une marge de manœuvre pour conduire les séances comme bon leur semble.

Les enquêtes en psychodynamique du travail mettent en évidence le fait que les agents développent des règles de métier qui correspondent à leurs interprétations des prescriptions du travail. Les agents façonnent le travail à leur manière, quitte à éventuellement faire des entorses aux procédures prescrites par l’organisation du travail41 (Molinier, 2006). Ainsi, ils développent des ruses leur permettant de faire face au réel du travail. Ensemble, ils interprètent les procédures et définissent les règles de métier, ce qui consiste à mettre en place une coopération (Dejours, 2009b).

Selon les procédures de réhabilitation en vigueur, les praticiens entament le parcours de soin par la conduite des examens et bilans diagnostics, impliquant des tests quantitatifs. Cette procédure rentre dans le cadre des exigences de la sécurité sociale suédoise, dans la mesure où le diagnostic du syndrome d’épuisement déclenche la « garantie de réhabilitation ». Cette garantie autorise le financement du parcours de réhabilitation par la caisse de sécurité sociale (Försäkringskassan). Ainsi, la phase diagnostique n’est pas une étape anodine, compte tenu du fait qu’elle définit la modalité de prise en charge.

Malgré la conduite de tests quantitatifs permettant d’établir le diagnostic du patient, le praticien peut baser son examen sur des données qualitatives liées à l’entretien et à l’observation du patient. Nonobstant l’application de tests standardisés, le praticien reconnaît une part de subjectivité dans l’établissement du bilan final

L’épuisement professionnel est un critère d’inclusion pour bénéficier du programme de réhabilitation. Les patients, concernés par d’autres formes de diagnostic, sont alors réacheminés vers des institutions moins bien organisées (notamment la psychiatrie ou bien le retour à la case départ pour des visites dans des cliniques ambulatoires des collectivités territoriales – Vårdcentral). Ces patients qui souffrent sont susceptibles de passer entre les

41 Pascale Molinier (Molinier, 2006) indique comment les infirmières, dans un service de réanimation,

contournent les procédures de travail pour ne pas commettre d'impairs. Les informations médicales liées à l’opération du patient doivent obligatoirement être communiquées directement par le médecin. L’infirmière référent du patient qui connaît son dossier est le premier soignant qui est censé le rencontrer après son opération. Elle doit alors ne pas céder à la tentation de divulguer des informations au patient, très anxieux d’avoir un maximum de renseignements sur son dossier. Pour éviter de divulguer des informations confidentielles à l’usager, l’équipe s’organise pour laisser une infirmière qui n’est pas la référente du patient et qui ne connaît pas son dossier communiquer directement avec lui après son opération. La hiérarchie, quant à elle, ferme les yeux sur cette entorse, dans la mesure où elle permet à l’équipe de bien fonctionner.

mailles du système et de rentrer dans une logique d’errance thérapeutique. Les praticiens, quant à eux, sont conscients de cette faille liée au système, susceptible de favoriser l’exclusion sociale d’une partie des usagers. Bien que les praticiens ne fassent pas référence aux aspects socio-politiques pour expliquer la souffrance au travail, ils déplorent la rigidité de la caisse de sécurité sociale qui peut refuser de couvrir l’arrêt-maladie pour un salarié malade, jugé par la caisse comme étant en capacité de travailler. La reconnaissance par la sécurité sociale du syndrome d’épuisement justifie un arrêt de travail vis-à-vis de la caisse.

Le praticien peut faire usage de sa marge de manœuvre en s’appuyant sur les données qualitatives et faire valoir le diagnostic de syndrome d’épuisement, bien que le patient présente un syndrome différent ne lui permettant pas de bénéficier du parcours de soin. Le praticien peut alors appuyer le dossier du patient face à la caisse de sécurité sociale pour l’inclure dans le programme de réhabilitation.

Les praticiens qui souffrent, à cause de leur manque d’utilité quant à la prévention de la souffrance, peuvent décider d’agir en termes de réhabilitation des patients. Par leur marge de manœuvre, ils peuvent faire usage de leur pouvoir d’agir en matière de diagnostic et mettre en place une coopération avec l’usager qui fonctionne bien. Ainsi, grâce à leur résistance à l’acceptation passive de prescriptions et par les actions de réhabilitation, les praticiens peuvent obtenir une certaine reconnaissance en matière d’utilité dans le travail de prise en charge.