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Chapitre 1 La méthodologie de l’enquête

4. Limites méthodologiques de l’enquête

4.1. L’enquête qualitative et descriptive par opposition aux approches quantitatives

Une première critique, pouvant se dresser à l’encontre d’une recherche comparative, porte sur la difficulté à généraliser des données recueillies sur des sujets d’un terrain clinique hétérogène. En effet, les sujets ont des profils et expériences très disparates les uns des autres. La pratique d’un sujet est susceptible d’être influencée par une multitude de variables, à savoir la formation, l’expérience professionnelle, la fonction et l’appartenance institutionnelle.

En réponse à cette potentielle objection, je souhaite souligner le fait que ma recherche ne vise pas à valider ou invalider une hypothèse préalablement formulée. Elle ne cherche pas à seulement dresser une loi générale en procédant par l’isolement de différentes variables. Mon objet porte plutôt sur la production du sens de l’individu par la rencontre entre le sujet et le monde. La démarche s’inscrit dans une logique proche de la méthode phénoménologique en sciences humaines. Elle se place dans la même catégorie que celles qui résultent de la convergence du courant existentialiste dans la philosophie de Jaspers, Heidegger et Husserl, ainsi que du courant anti-objectiviste en sciences humaines, inauguré par Dilthey et poursuivi entre autres par Merleau-Ponty (Muchielli, 1997). La méthode phénoménologique se réfère au retour à l’existence, « (…) au phénomène tel qu’il est éprouvé au niveau de réalité humaine, ce qui implique la mise en parenthèse (ou hors circuit) des connaissances intellectuelles acquises, du savoir tout-fait et tout-prêt, dont l’interposition nous empêche de percevoir directement les phénomènes » (Muchielli, 1997, p. 26).

Le courant anti-objectiviste de Dilthey refuse de considérer l’existence des « lois spécifiques » de la vie psychique. Pour Dilthey, l’esprit humain devrait se subordonner à la connaissance de la nature, dans la mesure où la vie psychique dépendrait intégralement de la physiologie. Ainsi, il tient compte de l’existence d’une nette distinction entre les sciences « abstraites » ou « générales » et les sciences descriptives. Alors que les premières viseraient la découverte des lois qui régissent les diverses classes de phénomènes, les sciences « descriptives » chercheraient l’application de ces lois. Selon Dilthey, il serait « impossible de tout déduire à partir des lois de l’espèce et il faut prendre en compte l’apport de l’histoire » (Mesure, 1990, p. 45)

Ainsi, mon investigation ne tend pas à établir une loi ou bien à définir des variables spécifiques, mais à expliquer comment les individus s’y prennent et pourquoi ils décident de s'y prendre d’une certaine manière. Se plaçant sur le même statut épistémologique que les sciences historico-herméneutiques, ma démarche part du principe que l’individu agit en fonction de raisons qui lui sont propres. Ainsi, le chercheur doit toujours recueillir la parole des sujets pour pouvoir discerner les raisons (Dejours, 1996b). Je cherche à élucider comment

les différents acteurs parlent de leur travail. Mon étude explore les chemins, astuces et ficelles mis en œuvre par les praticiens pour arriver à leurs fins. Proche des démarches de l’ergonomie de langue française, elle explore l’activité des praticiens, c’est-à-dire « les modalités pratiques effectivement mises en œuvre par les opérateurs pour atteindre des objectifs » (Dejours, [1980], 2008, p. 92). Ma démarche est descriptive, elle s’intéresse au vécu subjectif des sujets et du contexte dans lequel ils exercent. Elle explore le monde de « l’intériorité, des profondeurs du psychisme individuel » (Rolo, 2013, p. 69). Mon investigation cherche à mettre en lumière les dialogues entre les personnes, comprenant les normes tacites qui donnent du sens à la situation (Georgiou, 2001). Plutôt que d’isoler différentes variables pour les lier à des spécificités propres à l’action, mon enquête explore comment les individus parlent de leurs actions. L’accès à ce vécu et au subjectif passe obligatoirement par la parole.

Quelle est la pertinence des données qualitatives, en quoi cela permet de faire face à la généralisation d’un phénomène à partir de données qui ne sont pas statistiquement validées ? En réponse à cette question, je souligne le fait que la signification du cas unique peut permettre de faire des découvertes importantes, susceptibles de mettre en cause une loi générale 32 . Défini par Widlöcher (1999, p. 198) comme « injustement oublié en psychopathologie », le cas unique est comparé à un « instrument de découverte irremplaçable », notamment pour découvrir de nouveaux objets de connaissance. Mon enquête, qui cherche à discerner comment des individus conduisent la prise en charge de la souffrance au travail, devient alors une manière de dévoiler une pratique. L’objectif ne porte pas sur la validation statistique, mais sur l’ouverture de nouvelles pistes d’exploration.

Une dernière critique méthodologique, à l’encontre d’une recherche qualitative, reste la question de la subjectivité du chercheur et le manque d’objectivité des données à partir du simple récit des individus, recueilli et retranscrit par l’investigateur. Le recueil des données qualitatives laisse de la place à d'éventuels biais interprétatifs par l’investigateur. Comment savoir que l’investigateur ne fait pas une interprétation subjective, alors que les données restent qualitatives et non quantitatives?

En réponse aux critiques sur le manque d’objectivité, quant à l’interprétation de mes données, je souhaite mettre l’accent sur le fait que la soumission d’un rapport de restitution aux sujets impliqués dans mon enquête permet de réduire à néant une part de subjectivité. La phase de validation de la synthèse par les sujets de mes cohortes me permet d’intégrer au rapport final les retours des sujets sur le recueil de mon matériel clinique.

32 Pavlov aurait établi les lois de récence et de fréquence du conditionnement sur un seul chien. Dans la même

logique, Broca s’est appuyé sur un cas unique pour découvrir l’aphasie. Des méthodes expérimentales concernant un seul individu faisant varier un paramètre. Par ailleurs, des exemples en psychiatrie existent avec des prises d’observations ponctuelles et répétées.

4.2. Écart entre la description du travail et le travail réellement effectué

Lors de l’analyse d’une activité professionnelle, il s’avère difficile de mettre le doigt sur l’écart entre la description des agents sur leur activité et la façon dont l’activité est réellement effectuée (Gollac et Volkoff, 2007). Les travailleurs peuvent avoir tendance à expliquer ce qu’ils doivent faire, sans expliciter à l’enquêteur ce qu’ils font en réalité. La désirabilité sociale des sujets face à l’investigateur peut avoir un impact sur l’authenticité des acteurs. Cependant, il est important de noter que l’objectif principal de mon enquête n’est pas de développer un modèle détaillé du travail effectif. Je cible la signification que donnent les praticiens de leurs conduites. Je pars du principe que les praticiens ont les capacités cognitives de comprendre leur situation. Par conséquent, les actions des praticiens sont organisées par le sens qu’ils donnent par rapport à leur travail (Rolo, 2013). Je conçois l’acte du sujet comme un mode de transformation dans le monde dans lequel il agit. Ainsi, le sens que le praticien donne à ses conduites devient plus fondamental que les conduites en elles-mêmes. Mon intérêt majeur porte sur l’acte en tant que résultat d’une action accomplie et d’un projet d’intentionnalité. La simple observation des actions ne permet pas d’explorer l’intentionnalité et la signification des actes des praticiens. Voilà pourquoi la méthode de recueil de données se base sur la parole des praticiens sur leur travail.

4.3. Transfert, contre-transfert et défenses

La question de la contre-observation se pose lors de toute enquête. Les projections des sujets sur l’observateur viennent influencer l’interaction entre les deux. Pour illustrer nos propos, je cite Devreux, qui fait état de phénomènes de transfert et de contre-transfert entre le psychologue et le patient dans le cas de la passation d’un test projectif :

« Pourtant, un beau psychologue clinicien devrait savoir que la femme à qui il administre un test de Rorschach donnera plus de réponses sexuelles que s’il était vieux et chauve… inversement, un psychologue laid devrait savoir que les tests qu’il fait passer à des femmes donneront moins de réponses sexuelles que s’il était jeune et beau. La même remarque vaut pour toutes les autres situations d’observation, allant de l’expérience sur les amibes à la thérapie psycho-analytique et à l’observation « participante » des ethnologues. » (Devereux, 1980, p. 56)

Dans le cadre de ma recherche, le fait que les praticiens savent que l’enquête se conduit sous la direction d’un chercheur notoire est susceptible de provoquer une désirabilité sociale particulièrement importante parmi les sujets. Je ne peux pas écarter leurs craintes d’être jugés sur leurs pratiques par l’observateur.

De même, le phénomène de contre-transfert entre l’observateur et le praticien constitue également une source de distorsion de la part de l’enquêteur. Ce phénomène est défini par Devereux de la manière suivante :

« Le contre-transfert est la somme totale des déformations qui affectent la perception et les réactions de l’analyste envers son patient ; ces déformations consistent en ce que l’analyste répond à son patient comme si celui-ci constituait un imago primitif, et se comporte dans la situation analytique en fonction de ses propres besoins, souhaits et fantasmes inconscients – d’ordinaire infantiles » (idem, p. 75).

Toute investigation est susceptible d’être influencée par les fantasmes inconscients de l’observateur. L’enquêteur ne peut jamais rester neutre à 100 % face à un sujet de recherche, sa perception est toujours influencée par l’angoisse réveillée par son matériel clinique. Devereux écrivait à ce sujet :

« Les angoisses suscitées par le matériau des sciences du comportement sont pertinentes pour la science dans la mesure où elles provoquent des réactions de défense modelées et hiérarchisées par la personnalité du savant, laquelle détermine en dernier ressort la manière dont il déforme son matériau. » (Devereux, 1980, p. 80-81).

Toutefois, alors que les phénomènes de transfert et contre-transfert peuvent être un obstacle dans la recherche, ils sont également susceptibles de venir nourrir une enquête. Ainsi, la psychodynamique du travail tient compte des stratégies de défense produites chez des travailleurs qui ne restent pas passifs face à la souffrance et l’angoisse provoquées par le travail (Dejours, 1980 ; 2012). Selon cette discipline, les défenses peuvent prendre différentes expressions, par des moyens symboliques, pour modifier les affects et les états mentaux (cf. Partie 1, chapitre 1.). Une enquête peut saisir ces défenses et mettre en lumière le vécu des individus dans le travail. Ainsi, je considère que la prise en compte des phénomènes de transfert, contre-transfert et défenses peuvent constituer des données précieuses pour discerner davantage le vécu des individus.