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Qui pouvait être condamné pour corruption politique ?

3. La corruption politique à la fin de la République romaine (II e I er siècles av J C.) 1 Introduction

3.4. La répression de la corruption politique : la législation

3.4.2. Divergences entre le peculatus et la res repetunda 1 Les peines

3.4.2.2. Qui pouvait être condamné pour corruption politique ?

La législation sur le péculat possède une particularité qui n’est pas partagée avec d’autres chefs d’accusation : les catégories de gens qui tombaient sous les lois de peculatu sont particulièrement vastes et sortent du cadre de la définition de corruption. Cela est dû au fait que le peculatus était le vol à l’Etat et ce dernier voulait bien veiller à ses intérêts. En premier lieu, nous trouvons des anciens magistrats, comme le montrent les accusations contre M’. Acilius Glabrio ou Lucius Scipion, citées auparavant302. Deuxièmement, bien qu’assez rares, les sources mentionnent des condamnations d’appariteurs et de scribes, dont l’attestation la plus ancienne remonte à 202 av. J.-C. : « Des scribes et des messagers des édiles furent condamnés grâce à un délateur, car ils avaient soustrait de l’argent du trésor public, entraînant l’opprobre (infamia) de l’édile Lucullus303 ». Il ne faut pas croire que Lucullus fut aussi condamné. La peine d’infamia impliquait l’exclusion des honneurs pour tout condamné par un jury dans un procès criminel304. Dans les textes républicains et contrairement à l’époque impériale, ce terme est synonyme de déshonneur dans son sens le

298 Lex Acilia repetundarum, éd. Crawford (1996) l. 13: [quei [...] ioudicio puplico conde]mnatus siet”. 299 Rhet. Her. 1. 20.

300 Cf. Suárez Piñero (2000) 261-62. 301 Suet. DI. 43.

302 Glabrio : Liv. 37.57-58 (cf. p. 114.) ; L. Cornelius Scipion : Liv. 38.55.4-7 (cf. p. 114-15).

303 Liv. 30.39.7 : « Pecuniam ex aerario scribae viatoresque aedilicii clam egessisse per indicem damnati sunt,

non sine infamia Luculli aedilis ».

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plus général et il est dépourvu de conséquences juridiques305. Il est intéressant de souligner que, en dépit de l’absence de procès contre le supérieur des scribes et des messagers, un courant d’opinion désapprouva la conduite de Lucullus ou le manque de vigilance de ce dernier envers ses adjoints.

Les condamnations des scribes pouvaient être prononcées dans un litige séparé ou dans le cadre d’une enquête menée contre leur supérieur. Pendant le procès contre Lucius Scipion (187 av. J.-C.) plusieurs membres de son administration furent inculpés, parmi lesquels deux scribes et un huissier (accensus): « En même temps, les personnes suivantes furent dénoncées et leurs accusations furent reçues : les légats de Lucius, Aulus et Lucius Hostilius Cato, son questeur Caius Furius Aculeo et, afin que le péculat semble toucher tout le groupe, également deux scribes et un huissier. Lucius Hostilius, les scribes et l’huissier furent acquittés avant que le procès de Scipion n’eut lieu. Scipion, son légat Aulus Hostilius et Caius Furius furent condamnés306 ». L’accusation toucha également des magistrats mineurs ou du personnel militaire, comme les légats et le questeur ; cet élément n’apparaît pas dans la législation de repetundis. En outre, ce texte pourrait faire référence à la complicité de l’entourage du général. La lex Tarentina prévoit effectivement des sanctions contre les éventuels complices du vol d’argent public, qui étaient comprises dans la catégorie « qu’il ne fasse rien pour que ces choses arrivent307 ». Le droit romain distinguait entre plusieurs types de complices, comme le conscius ou celui qui coopérait peu activement308, l’auctor dont l’instigation était décisive309, le minister ou auditor qui fournissait l’aide matérielle310 et, finalement, les complices par assistance311. Toutes ces

catégories, sauf la dernière, sont attestées à la fin de la République. Dans le cadre du vol ou du péculat, elles étaient exprimées par des tournures comme « curare ut… » ou « dolo malo

305 Cf. e.g. Plaut. Per. 3.1.23; Teren. Andr. 2.6.13; Cic. Cluent. 22; Tusc. 4.20; Cat. 1.6.

306 Liv. 38.55.4–5: « simul et delata et recepta nomina legatorum eius, A. et L. Hostiliorum Catonum, et C.

Furi Aculeonis quaestoris, et ut omnia contacta societate peculatus uiderentur, scribae quoque duo et accensus. L. Hostilius et scribae et accensus priusquam de Scipio iudicium fieret absoluti sunt, Scipio et A. Hostilius legatus et C. Furius damnati », Sur l’accensus, cf. Var. L.l. 6.89. Cf. Walsh (1993)189.

307 Lex Tarentina, éd. Crawford (1996) l. 2 : « neiue facito quo eorum quid fiat ». Cf. Ulpianus (44 ad Sab.)

Dig. 48.13.1pr.

308 Ulpianus (50 ed.) Dig. 29.5.1.21; Suet. Gaius 58; Cic. Cluent. 56; 60; Coel. 37. 309 Sal. Iug. 30; Suet. Ner. 33; Tit. 9; Pseud. Paulus, Sent. 5.22.2.

310 E.g. Rhet. Her. 2.4.7; Cic. Cluent. 60; Coel. 57; Tac., Ann. 4.11 . 311 C.Just. 9.20.10.

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facere ut…312 ». Comme l’atteste l’inculpation du personnel de Lucius Scipion, ce type de dispositions existaient au moins depuis le début du IIe siècle av. J.-C.

Le tribunal permanent de péculat se chargea aussi des procès contre les subordonnés. Entre 65-64 av. J.-C., le questeur Caton le Jeune entama un procès contre un de ses scribes, probablement sous prétexte de péculat. Comme il arrive souvent, le terme grec que Plutarque emploie, radiourgias (le fait d’agir sans scrupules, d’être négligent), est imprécis. Le scribe fut défendu par le censeur Q. Lutatius Catulus et, en dépit de son acquittement prononcé par égalité de voix, il perdit son poste313. En outre, dans son plaidoyer pour Muréna l’année suivante, Cicéron reproche au demandeur, le juriste Servius Sulpicius Rufus, son passage sans heurs et sans éclats par la quaestio de peculatu314.

Ensuite, l’orateur énumère certaines condamnations relevant de cette cour, parmi lesquelles celle d’un scribe315.

Le chef d’accusation de péculat ne s’étendait pas seulement aux membres de l’administration, de rang supérieur ou inférieur, mais aussi aux particuliers. En 80 av. J.-C., le jeune Cicéron défendit Sextus Roscius qui était accusé de parricide. Parmi les accusateurs se trouvait Chrysogonos, un des puissants affranchis du dictateur Sylla. Dans son discours, Cicéron fait allusion aux accusations de péculat lancées par la partie adverse contre l’accusé: « Toute l’accusation d’Erucius, je pense, est réfutée. Si ce n’est que vous attendez que je conteste les accusations de péculat et de ces choses inventées de la même manière, accusations inouïes par nous auparavant et d’un genre nouveau316 ». En fait, Chrysogonos et deux parents de Sextus Roscius avaient inclus le nom du père de ce dernier dans les listes de proscriptions, après son assassinat. Ses biens étaient devenus propriété de l’Etat pour être vendus aux enchères à un prix dérisoire. Il semblerait que l’accusateur ait accusé Sextus Roscius de péculat sous couleur de s’être emparé d’une partie des biens de son père, qui, théoriquement, auraient dû revenir à l’Etat.

312 Ulpianus (44 ad Sab.) Dig. 48.13.1; Gell. 11.18.24.

313 Plut. Cat.min. 16.3. Cf. Praec. reip. ger. 13 ; De vit. pud. 15. 314 Cic. Mur. 42.

315 Cic. Mur. 42. Cf. Adamietz (1989) 175.

316 Cic. Rosc. Amer. 82 : « Eruci criminatio tota, ut arbitror, dissoluta est; nisi forte exspectatis ut illa diluam

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Il ne s’agit pas du seul exemple de condamnation de particuliers pour péculat. Lorsque Caton le Jeune voulut s’attaquer aux gens qui avaient profité des proscriptions déclenchées par Sylla contre ses adversaires politiques, il entama un procès de péculat contre elles317. Il leur réclama l’argent reçu pour les délations (praemia), considérant qu’il

s’agissait de l’argent de l’Etat qui leur avait été frauduleusement attribué. Cette accusation de péculat fut accompagnée d’une autre pour assassinat (de sicariis318). Bien que Plutarque ne mentionne pas le statut de ces gens, il semble que des individus de toute condition sociale avaient tiré profit des proscriptions. La démarche de Caton ne tomba pas dans l’oubli, et les futurs politiciens se souvinrent de l’éventualité d’une telle accusation. Au moment des proscriptions suivantes, les triumvirs décrétèrent que toute trace écrite des

praemia aux délateurs serait effacée afin d’éviter d’éventuels procès de péculat par la

suite319.

Le chef d’accusation de repetundis visait en revanche un éventail de gens plus réduit. Selon la lex Acilia (122 av. J.-C.), le préteur pouvait agir seulement contre des magistrats qui auraient quitté leur magistrature ou qui ne détenaient pas d’imperium: « Pour ceux-là, tandis qu’ils sont magistrats ou qu’ils possèdent l’imperium, il n’y aura pas de procès320 ». Ces dispositions empêchaient les provinciaux de s’attaquer, par exemple, à leur gouverneur. En outre, il faut remarquer que les sources ne mentionnent pas de condamnations de magistrats autres que d’anciens proconsuls, préteurs ou propréteurs.

Les lois de repetundis ne s’appliquaient pas à tous les citoyens romains. L’exclusion des chevaliers provoqua un grand débat dès l’époque des Gracques, qui ne fut, d’ailleurs, jamais résolu pendant la République, puisque le premier chevalier connu poursuivi de

repetundis fut C. Lucilius Capito, en 23 av. J.-C321. Les membres de l’entourage des

gouverneurs n’étaient pas inclus dans les lois de repetundis, à l’exception des fils des sénateurs, dont l’argent pouvait être récupéré ; en effet, l’héritier pouvait être poursuivi322. Cela n’empêchait pas de nombreux chevaliers et de jeunes gens de l’élite d’accompagner

317 Plut. Cat min. 17.5–6 ; sur les proscriptions par Sylla, cf. Hinard (1985) 17-223. 318 Plut. Cat.min. 17.2.

319 Cf. DC. 47.6.5 ; Cf. Hinard (1985) 204, n. 222 ; 239, n. 57.

320 Lex Acilia repetundarum, éd. Crawford (1996) l. 8-9 : « de heisce, dum mag(istratum) aut inperium

habebunt, ioudicium non fiet ».

321 Tac. Ann. 4.15 ; DC. 57.23.

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les gouverneurs dans l’espoir de s’enrichir, comme Trebatius en Gaule, qui partit grâce à la recommandation de Cicéron323. Ce dernier lui conseillait de s’enrichir dans la province324, mais il dut lui écrire pour essayer de mettre un frein à son désir de profits : « On dirait que tu portais de reconnaissances des dettes, et non une lettre de présentation au général, ainsi tu étais pressé de retourner à la maison après avoir saisi l’argent 325 ».

Conscient du problème, Pompée aurait voulu modifier en 55 av. J.-C. la législation pour que les tribuni, les praefecti, les comites et les scribae, des personnes qui n’appartenaient pas à l’ordre sénatorial, puissent être jugées de repetundis : « En effet lorsque le meilleur et le plus exceptionnel consul, Cn. Pompée a demandé l’avis du Sénat sur cette question, des opinions rares et pourtant amères ont conseillé que les tribuns, les préfets, les scribes, les compagnons de tous les magistrats tombent sous le coup ce cette loi. Vous, dis-je, vous-mêmes et un Sénat bondé vous vous êtes opposés. Bien qu’alors, à cause de nombreux délits, tout cela offense jusqu’à mettre en danger l’innocence, même si vous n’avez pas mitigé la haine, vous n’avez pas permis de jeter plus de feu contre notre ordre326 ».

Les tribuns militaires des quatre premières légions tombaient déjà sous la loi de

repetundis en vertu de la lex Acilia327 ; ils étaient pour la plupart des chevaliers mais ils

comptaient souvent des fils de sénateurs328. Ces tribuns étaient élus par le peuple ; les autres étaient choisis par le général329. Par contre, les praefecti ou délégués n’avaient pas de tâches définies. Les gouverneurs choisissaient souvent des amis pour ces postes, afin qu’ils puisent vérifier et contrôler leurs propres affaires dans la province330. Cicéron se fit un

323 Cic. Fam. 7.9.2 ; 7.7.6; DC. 41.4.4. Cf. Plut. Caes. 34.3. Cf. Braund (1998) 10ss sur l’entourage des

gouverneurs dans les provinces et leur enrichissement.

324 Cic. Fam. 7.9.2

325 Cic. Fam. 7.17.1 : « Tamquam enim syngrapham ad imperatorem, non epistulam attulisses, sic pecunia

ablata domum redire properabas ». Cf. également Cic. Fam. 7.11.3 ; 7.16.3.

326

Cic. Rab. Post. 13 : « nam cum optimo et praestantissimo consule, Cn. Pompeio, de hac ipsa quaestione referente existerent non nullae, sed perpaucae tamen acerbae sententiae, quae quidem censerent ut tribuni, ut praefecti, ut scribae, ut comites omnes magistratuum lege hac tenerentur, vos, vos inquam, ipsi et senatus frequens restitit, et, quamquam tum propter multorum delicta etiam ad innocentium periculum tempus illud exarserat, tamen, cum odium nostri restingueretis, huic ordini ignem novum subici non sivistis ».

327 Lex Acilia repetundarum, éd. Crawford (1996) l. 2. 328 Cf. Liv. 14.1 ; 22.53.1 ; Plut. Flam. 1.

329 Cf. Liv. 27.36; Sal. Iug. 63. 330 Cf. Deniaux (1993) 297-310.

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point d’honneur de ne pas octroyer de préfectures à des affairistes331. Lorsque M. Scaptius arriva dans sa province pour récupérer un prêt octroyé aux Salaminiens, c’est une préfecture ce qu’il demanda à l’orateur332. Même si parfois les praefecti ne jouissaient pas d’une sinécure, car certains étaient préposés au recouvrement d’impôts333 ou à d’autres

missions334, leur personnalité juridique posait un problème car ils n’étaient pas inclus dans

les lois de repetundis, en dépit de toutes les extorsions qu’ils pouvaient commettre.

En troisième lieu, l’entourage du gouverneur jouissait également de l’exemption de toute poursuite criminelle. Connus sous le nom de comites ou sous celui plus générique de

cohors, il s’agissait d’amis et de conseillers du gouverneur qui partaient avec lui dans sa

province, sans poste officiel, seulement dans le cadre d’une relation privée335. Le choix de

cet entourage, selon une lettre de Cicéron à son frère, était une question cruciale: « A propos de ceux que tu as voulu avoir auprès de toi dans ton entourage domestique ou pour être tes employés personnels, qui sont normalement appelés presque comme le cercle du préteur, nous sommes responsables non seulement de leurs actes, mais également de leurs paroles336 ». L’absence de responsabilité pénale empêchait de poursuivre toute exaction commise par les membres de ce cercle: cette réalité trouve sa représentation littéraire chez les poèmes de Catulle qui, à deux reprises, chantent les gains (ou les non-gains) faits par les membres de la cohors de Memmius337. Dans le procès contre Verrès, Cicéron reprochait à ce dernier d'avoir invité des amis : « Comme pour faire du butin338 ». Finalement, les scribes formaient un groupe à part, car ils ne faisaient partie ni des sénateurs ni des chevaliers ; comme ils tombaient déjà sous la lex peculatus, il est possible que Pompée ait voulu les inclure également dans les dispositions de repetundis.

L’opposition des sénateurs à la proposition de Pompée fit échouer toute mesure qui pourrait établir la responsabilité juridique des groupes cités ci-dessus. Après l’avoir

331 Cic. Att. 6.1.4.

332 Cic. Att. 5.21; 6.1. Cf. p. 328-29. Sur ce cas il y a une abondante bibliographie, mentionnée en détail dans

Hutchinson (1998) 100-101, n. 36.

333 Caes. BC. 3.32. 334 Cic. Att. 5.7; 5.21.6.

335 E.g. Liv. 44.22.13; Cic. Att. 7.1.6; 6.3.6. Cf. Braund (1998) 10ss; Lintott (1993) 150–52.

336 Cic. QF. 1.1.12 : « Quos vero aut ex domesticis convictionibus aut ex necessariis apparitionibus tecum

esse voluisti, qui quasi ex cohorte praetoris appellari solent, horum non modo facta, sed etiam dicta omnia praestanda nobis sunt ». Des propos similaires dans Cic. 2Verr. 2.28.

337 Cat. 10; 28; cf. Braund (1996a) 45ss qui affirme que les insultes de Catulle à Memmius, relatives à son

honnêteté, faisaient partie de la propagande du gouverneur. Cf. p. 191 ; 262.

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présenté au Sénat, Pompée laissa tomber sa proposition, qui ne devint même pas un projet de loi. La possibilité pour les provinciaux de s’attaquer aux membres externes de l’administration n’apparut que lorsque la loi permit d’entamer un procès contre des tierces personnes.