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Les actions considérées comme illicites jusqu’au début du II e siècle av J C.

2. La corruption électorale à la fin de la République romaine

2.3. La corruption électorale comme un élément illicite de la norme : actes et mesures

2.3.1. Les actions considérées comme illicites jusqu’au début du II e siècle av J C.

Les sources conservées qui traitent la corruption électorale avant le IIe siècle av. J.- C. se limitent à Tite-Live, qui fondait son histoire sur les récits des annalistes antérieurs à son époque. La véracité des informations qu'il transmet a été souvent mise en doute ; les historiens perçoivent parfois des ré-interprétations des événements du début de la République à la lumière de l’époque de Tite-Live. Il est impossible d’établir une règle générale pour identifier ce qui est le fait d’éléments postérieurs dans le récit de cet historien. L’examen du contexte historique de l’époque traitée peut pourtant fournir des indications pour établir ou réfuter la présence d’anachronismes.

Les sources disponibles pour l’histoire romaine parlent pour la première fois d’actes illicites dans le contexte des élections de 432 av. J.-C. Tite-Live mentionne la promulgation d’une loi en ces termes : « Afin de supprimer les causes de la brigue, il plut aux tribuns de promulguer une loi pour que personne n’ajouta la couleur blanche à ses vêtements pour être candidat42 ». L’historien ajoute que la loi fut finalement approuvée après de longs débats entre plébéiens et patriciens43. De nombreux chercheurs ont mis l’historicité de cette loi en

doute: Tite-Live lui-même qualifie la mesure de peu crédible. De nos jours, certains historiens affirment que cette mesure avait été inventée par des annalistes pour expliquer l’étymologie du mot candidatus. En outre, R. M. Ogilvie a signalé que cette mesure pourrait être comprise comme une mauvaise interprétation des annales, qui voulaient

42 Liv. 4.25.13: « Placet tollendae ambitionis causa tribunos legem promulgare ne cui album in vestimentum

addere petitionis causa liceret ».

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expliquer beaucoup d’années plus tard l’alternance au pouvoir des consuls et des tribuns consulaires44.

Il faut questionner les sources pour comprendre pourquoi certains membres de l’élite politique romaine considéraient le port d’une toge blanchie comme illégal. Nous pouvons tirer un premier élément de réponse en rapprochant ce fait du contexte électoral du Ve siècle av. J.-C45. En 445 av. J.-C., le Sénat avait décidé d’élire trois tribuns consulaires au lieu de consuls46. Tite-Live qualifie certains candidats de seditiosi (séditieux) et ajoute qu’ils s’étaient revêtus de toges blanches, ce qui provoqua l'indignation des patriciens47. Ce cas suggère que les discussions sur l’emploi des toges blanches avaient un jour constitué un élément de friction au sein de l’élite politique. En premier lieu, il faut envisager l’effet qu’un candidat qui portait une toge complètement blanchie aurait à un endroit où les hommes ne portaient pas de vêtements si blancs. Sa présence aurait été immédiatement remarquée, même de loin, ce qui lui permettrait d’être repéré facilement au milieu d’une foule48. De plus, selon Plutarque, les vêtements blancs représentaient la pureté et la simplicité, par opposition aux vêtements teints, qui montraient le luxe et la magnificence49.

Une toge blanche mettait en relief de façon symbolique l’honnêteté du candidat, une valeur importante dans les élections romaines. Des messages similaires apparaissent dans les graffiti de Pompéi, bien qu’ils appartiennent pour la plupart à l’époque impériale. Un certain Elanius, ouvreur au théâtre, affirme à propos des candidats qu’il soutient : « Vous avez pu constater leur intégrité50 ». Probus, honnête, est également un adjectif qui apparaît

dans ces messages électoraux51. Les moyens ont changé avec le temps ; le message reste le même. Pour revenir à la loi de 432 av. J.-C., son contexte historique et culturel semble indiquer que celle-ci possède un fond historique et qu’elle ne doit pas être rangée parmi les

44 Ogilvie (1965) 574-75.

45 Wallinga (1996) et Nadig (1997) 21 ont établi un lien entre cette pratique et la lex Metilia de fullonibus

(217 av. J.-C.), dont les clauses ou la portée demeurent inconnues (cf. Plin. NH. 35.196-97).

46 Il s’agissait en fait des tribuns militaires avec des pouvoirs consulaires, un poste qui était ouvert aux

plébéiens. Cornell admet que les sources n’offrent pas beaucoup de renseignements à leur sujet ; cf. Cornell (1995) 334-39.

47 Liv. 4.6.9-10.

48 Pace Fascione (1981) qui considère qu’il y a un hiatus entre voir quelqu’un de manière très visible et lui

octroyer son vote.

49 Plut. QR. 26.

50 CIL. 4.597: «quorum innocentiam probastis ».

51 CIL. 4.7619. Sur les élections et les graffiti à Pompéi, cf. Franklin (1980); Mouritsen (1988); Franklin

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faits inventés ou mal compris par les annalistes. En effet, les disputes sur la couleur de la toge représentent le premier acte considéré comme illicite conservé par les sources.

La tenue du candidat ne fut pas le seul objet de dispute en rapport avec la campagne électorale. Au siècle suivant, en 358 av. J.-C., le démarchage électoral des novi homines fut également cause de frictions : « Et une proposition de loi sur l’ambitus fut présentée pour la première fois au peuple, avec l’autorisation du Sénat, par le tribun de la plèbe C. Poetelius ; on croyait que cette proposition réprimait surtout l’ambition des homines novi, qui avaient l’habitude d’aller aux nundinae et aux conciliabula52 ». Ces deux derniers termes en latin représentent les marchés ruraux tenus chaque huitième jour (nundinae53) et les centres

administratifs des tribus rurales (conciliabula54). S. P. Oakley mentionne les éventuels anachronismes de cette loi : en premier lieu, la référence à l’autorité des sénateurs et aux

novi homines ; il ajoute aussi le fait que la loi représente l’étymologie du mot ambire, faire

un tour55.

Le contexte politique doit néanmoins être examiné. La situation géographique de ces marchés et des centres administratifs ruraux est un élément clé : avant la vague d’immigration rurale vers la ville de Rome, les citoyens romains appartenant aux tribus rurales, majoritaires dans les élections, habitaient encore dans la campagne. Il est alors possible que les novi homines, peut-être simplement des plébéiens, dépourvus des connotations politiques postérieures, aient tenté leur chance dans les bourgs et les villages à proximité de Rome, d’où les électeurs devaient se déplacer pour voter. Se rendre à Rome pouvait représenter une grande dépense pour l’électeur, surtout s’il habitait à un endroit relativement éloigné. En outre, il faut signaler que T. P. Wiseman a établi un lien entre la promulgation de la lex Poetelia et la création, également en 358 av. J.-C., de deux nouvelles tribus rurales, la Poblilia (Poplilia ou Publilia) et la Pomptina, dans les territoires d'Anagnia et de Norba respectivement56. L’existence de nouveaux électeurs aurait alors

52 Liv. 7.15.12-13: « et de ambitu ab C. Poetelio tribuno plebis auctoribus patribus tum primum ad populum

latum est; eaque rogatione novorum maxime hominum ambitionem, qui nundinas et conciliabula obire soliti erant, compressam credebant ».

53 Ce terme désignait au IIe siècle apr. J.-C. tout type de marché. De Ligt (1993) 51-53 signale que nundinae,

dans le sens de « transaction commerciale » peut aussi faire référence à la corruption (cf. e.g. Ulpianus (22 ad ed.) Dig. 12.2.3.2).

54 Liv. 7.15.12-13.Sur ces deux définitions, cf. Oakley (1998) 177. 55 Cf. Oakley (1998) 175-77 (avec bibliographie sur la loi).

56 Liv. 7.15.12 ; Wiseman (1969) 66-67. Taylor (1960) 50-53 a identifié le territoire d'Anagnia avec la tribu

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poussé certains candidats à faire campagne électorale dans ces territoires ; le contexte politique semble s’accorder avec la promulgation de la lex Poetelia en 358 av. J.-C. Les attaques d’une partie de l’aristocratie romaine dirigées contre les novi homines ne s’arrêtèrent pas cette année-là. En 314 av. J.-C., dans le cadre d’une enquête menée par C. Maenius (cos. 318 av. J.-C.), des novi homines furent accusés d’entente électorale (coitio) entre deux ou plusieurs candidats, à savoir de se mettre d’accord pour faire la campagne électorale ensemble57. Cette accusation nous montre un autre comportement qui sortait de la normalité aux yeux de certains membres de l’aristocratie sénatoriale.

Au IIe siècle av. J.-C., le nombre de sources disponibles augmente notamment avec

les œuvres de Plaute, qui nous ont livré des références à des cas d’ambitus. Dans son

Amphitruo, Plaute met en scène Jupiter, tonnant contre ceux qui offraient des pots-de-vin :

« Jupiter a ordonné que l’on applique la même loi à celui qui aura pratiqué le démarchage électoral pour lui-même ou pour autrui58 ». Dans cet exemple, l’auteur parodie le style des lois républicaines employant le verbe iussit et notamment le futur antérieur dans la phrase subordonnée59. Il faut intégrer les propos de Jupiter dans le contexte politique et électoral

de l’époque : en 185 av. J.-C., une branche des Claudii joua le rôle principal dans un scandale qui pourrait illustrer les propos de Plaute. Le consul sortant, Appius Claudius Pulcher, était chargé de la surveillance des élections pour l’année suivante. Pendant la campagne électorale, il demanda aux Romains de voter pour son frère Publius, en prétendant qu’il le faisait en tant que citoyen privé et non pas dans sa fonction de consul60.

Son comportement, clairement abusif aux yeux de certains membres de l’élite, correspond à ce que Jupiter réprouve: la campagne électorale malhonnête pour soi-même ou pour autrui. La mort de Plaute est datée généralement de l’année 184 av. J.-C. Il est possible que la pièce ait été écrite une année auparavant, voire l’année même de sa mort ; Plaute aurait toutefois pu s’inspirer d’autres actes similaires qui anticipèrent le comportement d’Appius

57 Liv. 9.26.9–11. La pratique de la coitio ne semble pourtant pas avoir fini par être considérée comme de la

corruption électorale, de même que les toges blanchies ; pace Bauerle (1990) 96, n. 150, qui signale une possible interprétation dans ce sens du Schol. Bob. 152St., bien que le texte ne mentionne pas le terme de coitio.

58 Plaut. Amph. 73–74 : « sirempse legem iussit esse Iuppiter / quasi magistratum sibi alterive ambiverit ». 59 Sur les particularités du latin des lois républicaines, cf. Crawford (1996) 16-17.

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Claudius Pulcher61. Dans ce cas, nous devons nous interroger à propos de l’existence d’une éventuelle loi contre l’ambitus, contemporaine aux œuvres de Plaute. Les sources mentionnent une lex Cornelia Baebia de ambitu, datée de 181 av. J.-C. et promulguée par les consuls sur l’initiative du Sénat62 : « Car auparavant les condamnés par la lex Cornelia

subissaient ce type de peines : ils s’abstenaient pendant dix ans de se porter candidats aux magistratures. Assez longtemps après, la lex Calpurnia, plus sévère…63 ». Etant donné que le texte mentionne une lex Calpurnia, probablement celle de 67 av. J.-C., et la précision temporelle (aliquanto postea), il est probable que le scholiaste fasse référence à la lex

Cornelia Baebia de ambitu, plutôt qu’à celle promulguée par Sylla en 81 av. J.-C

Nous devons nous interroger sur la soudaine augmentation de ce type de cas depuis le IIe siècle av. J.-C. S’agit-il d’un simple mirage des sources ? Il faut premièrement exclure cette hypothèse grâce au récit de Tite-Live, qui est conservé jusqu'aux années 160 av. J.-C. Plusieurs explications se complètent les unes les autres. L’augmentation de la compétition électorale pourrait dépendre du renouvellement du Sénat, à titre de mesure de compensation pour les pertes causées par la guerre. Dans un recrutement exceptionnel de sénateurs (lectio) en 216 av. J.-C., des jeunes equites furent choisis et ce groupe fournit encore des membres au Sénat en 212 av. J.-C64. A moins de considérer que ce groupe allait être responsable d’une concurrence plus intense, cette éventualité n’explique pas le renforcement de la rivalité électorale. Pendant la première partie du IIe siècle av. J.-C. nous trouvons des allusions, parfois assez vagues, à des irrégularités électorales ; par exemple, Iulius Obsequens, un écrivain du IVe ou Ve siècle apr. J.-C. qui s’intéressait aux prodiges sur la base de l'oeuvre de Tite-Live, remarque à propos des comices de 166 av. J.-C. qu'on y agissait ambitiosissime65.

Ces irrégularités sont peut-être liées à la politique impérialiste romaine de cette époque. A la fin de la Deuxième Guerre Punique, Rome entama une série de conflits à l’Est, notamment en Grèce, en Macédoine et en Asie Mineure. Ces guerres multipliaient les

61 Pace McDonnell (1986) 564ss qui pense que les propos de Jupiter constituaient une interpolation introduite

vers 150 av. J.-C.

62 Liv. 40.19.11.

63 Schol. Bob. 78Stangl: « Nam superioribus <temporibus> damnati lege Cornelia hoc genus poenae ferebant,

ut magistratuum petitione per decem annos abstinerent. Aliquanto postea severior lex Calpurnia... »

64 Feig Vishnia (1996) 123ss, qui signale ces nouveaux recrutements comme un élément clé dans

l’augmentation de la compétition ; cela donna finalement lieu à la lex Villia annalis, qui réglementa le cursus honorum.

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commandements militaires, le plus souvent dans une région riche où les possibilités de saisir du butin, parfois copieux, étaient abondantes. Dans la partie ouest, également, le gouvernement s’engagea dans des guerres avec les tribus non-conquises de l’Hispanie. Les chiffres formulés par Tite-Live à l'égard du butin amassé en différentes occasions, malgré le caractère parfois irréaliste de ceux-ci, donnent l’impression que les gains étaient très importants66. Nous avons signalé dans l’introduction historique que certaines mesures comme la lex Villia annalis établissaient des étapes dans le cursus honorum ; en outre, le nombre de postes à un échelon intermédiaire, comme la questure et la préture, augmenta, tandis que le nombre de consuls et de censeurs demeura stable. Cette situation créa une compétition démesurée pour arriver aux postes les plus hauts de l’administration romaine, avec les récompenses que ceux-ci impliquaient : prestige de la famille, poste comme proconsul dans une province romaine et possibilités d’enrichissement67.

Après avoir étudié l'arrière-plan des problèmes attestés aux IIe et Ier siècles av J.-C., nous allons passer à l’étude des points récurrents dans la législation de cette période afin d’analyser l'apparition, la répression et, le cas échéant, l'élimination des comportements incriminés. Cette étude permettra d’évaluer les problèmes et les solutions proposées, afin de déterminer l’efficacité relative de ces dernières.