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Conclusions : le processus de généralisation de la corruption électorale

2. La corruption électorale à la fin de la République romaine

2.7. Conclusions : le processus de généralisation de la corruption électorale

L’analyse de différents aspects de la corruption électorale a mis en évidence la présence de ce problème dans la vie politique romaine de la fin de la République. Face à ce tableau, nous devons nous demander si la corruption électorale devint un élément constitutif du système électoral romain de cette époque. Il faut établir préalablement des critères pour déterminer la présence récurrente, voire la généralisation, de ce phénomène.

Les caractéristiques des sources jouent un rôle clé dans le choix de ces critères. Il ne faut jamais oublier que les sources littéraires qui nous sont parvenues ne prétendaient pas offrir un catalogue de tous les procès et scandales de l’époque. Au contraire, il s’agit d’œuvres à caractère essentiellement littéraire ou rhétorique : « Les juges doivent toujours chercher la vérité dans les procès ; l’avocat doit parfois défendre le plausible, même si ce n’est pas exactement la vérité348 ».

De ce fait et également à cause de leur transmission parfois fragmentaire, les sources conservées ne mentionnent probablement qu’une petite partie de tous les cas de corruption électorale et de tous les procès que ce phénomène entraînait. Dans ces conditions, ce maigre échantillon ne permet pas d’offrir des données statistiques représentatives ; nous ne pouvons qu’établir des affirmations de caractère qualitatif. Dans ce sens, il faudrait rejeter le critère de l’augmentation des procès pour déterminer le degré de présence ou de généralisation de la corruption électorale dans la vie politique romaine. Les cas conservés dépendent de la disponibilité des sources, de l’importance des accusés, du retentissement des cas et des aléas de la transmission écrite. Ce n’est pas suffisant pour en faire un critère.

Deux autres éléments peuvent aider à établir des critères valables. En premier lieu, il faut prendre en considération l’augmentation du nombre de lois349. L’établissement de

mesures contre l’ambitus est en rapport avec un désir de contrôle de la part de l’Etat

348 Cic. Off. 2.51. « Iudicis est semper in causis verum sequi, patroni non numquam veri simile, etiamsi minus

sit verum, defendere ».

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romain ; celles-ci se multiplièrent pendant le Ier siècle av. J.-C., notamment dès les années 60 av. J.-C. Les sources ont retenu la proposition de loi du tribun C. Cornelius (67 av. J.- C.), la lex Calpurnia de ambitu (67 av. J.-C.), le sénatus-consulte qui réitéra l’interdiction par celle-ci des jeux et des banquets (63 av. J.-C.), la lex Tullia de ambitu (63 av. J.-C.), les deux sénatus-consulte de 60 av. J.-C., un sénatus-consulte contre les sodalitates (56 av. J.- C.), la lex Licinia de sodaliciis (55 av. J.-C.), la proposition de tacitum iudicium (54 av. J.- C.) et, finalement, la lex Pompeia de ambitu (52 av. J.-C350). Il n’est pas nécessaire de considérer ici si cette multiplication est réelle par rapport aux décennies précédentes ou si elle est seulement due à la disponibilité de sources. Toutefois, la création répétée de lois et autres mesures contre l’ambitus témoigne du fait que leurs clauses n’étaient pas respectées par les candidats ou que leur objet n’était pas toujours strictement le même.

Le deuxième élément qui peut fournir un critère valable se trouve lié aux les moyens employés pour la corruption électorale. L’augmentation de la rivalité parmi les candidats alla de paire avec une augmentation des moyens employés pour se rallier la bienveillance des électeurs : des jeux, des banquets, l'engagement d’une escorte, les distributions en argent ou le ralliement d’associations à but électoral (sodalitates). Vers la fin de la République, cette inflation des moyens était devenue nuisible pour le candidat ; mais ne pas y recourir pouvait compromettre l’avancement de sa carrière politique. Cicéron conseillait aux édiles de dépenser de l’argent, même contre leur gré, pour ne pas mettre en danger ses chances électorales: « Je me rends pourtant compte qu’il était coutume dans notre ville déjà au bon vieux temps que l’on demande des jeux magnifiques aux meilleurs citoyens pendant leur édilité (….) Par conséquent, si cet éclat est demandé par le peuple, ces meilleurs hommes doivent l’approuver, même s’ils ne le désirent pas351». En outre, il cite le cas de Q. Aelius Tubero qui refusa de faire montre de la magnificence qu’il devait à son oncle Scipion Emilien lors de ses funérailles, ce qui lui coûta son élection à la magistrature352.

Dans cette perspective, T. Wallinga a envisagé les lois contre l’ambitus comme un moyen de réduire une rivalité ou une concurrence très contraignante et pesante pour les

350 Cf. p. 51-58.

351 Cf. Cic. Off. 2.57-58 : « Quamquam intellego in nostra civitate inveterasse iam bonis temporibus, ut

splendor aedilitatum ab optimis viris postuletur (…). Quare et, si postulatur a populo, bonis viris si non desiderantibus, at tamen approbantibus faciundum est ».

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candidats353. Nous trouvons un parallèle pour la même époque avec les lois somptuaires : D. Daube proposa que celles-ci soient envisagées comme un essai de protéger ceux qui n’offraient pas de pourboires (« the protection of the non tipper354 »). Ces lois devaient permettre à l’élite politique de ne pas mettre en risque son patrimoine et, en conséquence, sa position sociale et politique à cause du luxe355. Ce même luxe était devenu une nécessité

sociale dans une société très compétitive356.

La corruption électorale dans la vie politique romaine de la fin de la République peut être éclairée au moyen de la théorie dite « de la Reine rouge », communément employée pour expliquer différents phénomènes comme la disparition de certaines espèces d’animaux ou la révolution industrielle. Elle tire son nom d'un personnage du roman de Lewis Carroll, Through the Looking-Glass and What Alice Found There, qui offre ce conseil à Alice pour vivre dans le pays de l’autre côté du miroir : il faut courir vite pour rester dans le même endroit et plus vite encore si l’on veut avancer357. Appliquée au contexte électoral, cette théorie explique comment le recours par un candidat à certaines méthodes contraignait ses rivaux à agir de cette même manière. Celui qui offre le plus atteint son but, l’élection à une magistrature. Le vaincu perd non seulement les élections mais aussi l’argent engagé dans la campagne358. A un moment donné, le candidat se trouve dans la situation de devoir procéder à des distributions aux électeurs ne serait-ce que pour garder une chance dans les élections. Pour augmenter ses chances, il devait dépasser les largesses de ses rivaux, une situation qui renforçait à son tour le système. En outre, la culture politique romaine prônait la magnificence de la part des magistrats : « En effet il faut rechercher l’éloge de la modération dans le domaine privé ; dans la sphère publique, la magnificence359 ». Cet emploi de la corruption électorale pouvait aussi être compensé par

353 Wallinga (1994) 439-40.

354 Daube (1969) ; Wallinga (1994) 442. 355

Gabba (1988) 40.

356 Wallace-Hadrill (1988) 45-46. Sur l’idée du luxe à Rome, cf. Berry (1994) 63-86.

357 Cf. Rivera (2000) 55-86. Sur l’origine du nom : « A slow sort of country ! », said the Queen. « Now, here,

you see, it takes all the running you can do, to keep in the same place. If you want to get somewhere else, you must run at least twice as fast as that ! » (Carroll (Oxford edition, 1998).

358 Cf. Le jeu de l’enchère du dollar (Rivera (2000) 69-72). On met aux enchères un dollar, qui sera gagné par

l’offre la plus haute; la deuxième offre perd pourtant son argent. Une autre exemple de cette éventualité se trouve dans la course aux armements.

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des mérites personnels ou familiaux ; mais cela n’était pas à la portée de la main de tous les candidats.

Le passage de la simple concurrence à des distributions presque obligatoires est expliqué par une deuxième théorie, dite « path dependence360 ». Cette hypothèse, qui est issue principalement d’études sur la théorie du chaos, affirme que « l’histoire compte », que le chemin parcouru détermine aussi les condictions actuelles. Dans le lien le plus fort (troisième degré de « path dependence »), la dépendance des conditions initiales entraîne un résultat qui n’est pas efficace, mais qui peut encore être remédié. S. Liebowitz et S. Margolis ont proposé un exemple pour illustrer ce dernier degré : des eaux usées vont être déversées dans une zone et, pourtant, une personne construit une maison à cet endroit car tous ses amis en font de même. Tous préféreraient habiter loin des eaux usées ; cependant, la personne et ses amis ne peuvent pas coordonner leurs efforts361. Le résultat n’est pas prédéterminé, il est encore remédiable, mais il dépend fortement des étapes déjà franchies362.

Nous trouvons une situation similaire pour la corruption électorale de la fin de la République : la concurrence parmi les candidats et la nécessité de surpasser ses rivaux pour avoir des chances dans les élections impliqua que le candidat avait tout intérêt à employer la corruption électorale. Cette méthode comportait des risques importants, comme l’éventualité d’un procès ou un endettement excessif ; tous les deux pouvaient entraîner la mort politique et sociale d’un sénateur. Donc, il était plus profitable pour tous les candidats de ne pas employer la corruption ; le chemin parcouru, les habitudes, étaient une contrainte forte et contraignante. Même Caton le Jeune, qui avait fondé sa carrière et sa popularité sur le respect des traditions du bon vieux temps et sur son incorruptibilité363, échoua aux élections pour le consulat à cause de son refus de distribuer de l’argent à la plèbe364. Néanmoins, cette situation n’était pas dépourvue de remède : un pacte strict entre les candidats ou une législation sévère et efficace auraient pu redresser cette situation. En 54 av. J.-C., il est attesté les candidats au tribunat de la plèbe étaient réticents à distribuer leur argent ; ils craignaient aussi de perdre aux élections si un autre se montrait plus

360 Sur cette théorie, cf. Liebowitz et Margolis (1995); Liebowitz et Margolis (1998). 361 Liebowitz et Margolis (1998).

362 Liebowitz et Margolis (1995). 363 Cf. e.g. Sal. Cat. 54.3. 364 Plut. Cat. min. 49. 5-6.

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généreux365. Cette situation montre la conjoncture dont nous venons de parler. Pour résoudre cette impasse, les candidats firent un pacte avec Caton le Jeune : « Les candidats au tribunat ont convenu de déposer un demi-million de sesterces chacun auprès de Caton le Jeune : celui-ci surveillera la campagne électorale pour condamner lui-même celui qui agit contrairement au pacte. En fait, si ces élections ont lieu sans présence de paiements, Caton lui seul aura eu plus de force que toutes les lois et tous les juges366 ». Les candidats au tribunat essayèrent ainsi d’éviter les dépenses de l’ambitus367. Cet arrangement provoqua la colère de certains citoyens, qui pensaient que Caton s’était arrogé la puissance des magistrats368. Il faut souligner que Caton était cette même année le préteur préposé au

tribunal de repetundis. Il ne devrait avoir pourtant pas d’autorité sur les affaires d’ambitus. Sa réputation d’homme honnête lui valut son engagement dans ce pacte contre la corruption électorale.

Les Romains étaient aussi conscients de ces enjeux et de cette progression vers une généralisation de la corruption. Dans le De officiis, Cicéron admet que cette conjoncture avait imposé l’organisation de grands et somptueux jeux pendant l’édilité, bien que cela ait été légal369. Les largesses avaient deux origines: la nécessité ou l’utilité370. Bien que cette situation ne soit pas inévitable, un certain degré de corruption était devenu tolérable et il n’y avait pas de volonté de la part des sénateurs d’en finir avec ce problème371, à l’exception de l’initiative des candidats au tribunat en 54 av. J.-C. La lex Calpurnia de

ambitu (67 av. J.-C.) ou la lex Pompeia de ambitu (52 av. J.-C.) furent des lois très sévères ;

mises à part quelques condamnations, elles ne semblent pas avoir été en mesure de contrôler, voire de supprimer, la corruption électorale. La deuxième loi n’eut pas évidemment le temps de prouver son efficacité à long terme.

Pour les Romains, la corruption électorale ne formait pas un système isolé et autosuffisant. Le lien entre la corruption électorale et la corruption politique (entendu dans le sens de la corruption des membres de l’élite au pouvoir) était évident. En 54 av. J.-C.,

365 Plut. Cat.min. 44.7.

366 Cic. QF. 2.15.4 : « Tribunicii candidati compromiserunt, HS quingenis in singulos apud M. Catonem

depositis, petere eius arbitratu, ut, qui contra fecisset, ab eo condemnaretur. Quae quidem comitia gratuita si fuerint, ut putantur, plus unus Cato fuerit, quam omnes leges omnesque iudices ».

367 Cic. QF. 2.15 ; Att. 4.15.7 ; Plut. Cat.min. 44.7-10. 368 Plut. Cat.min. 44.11.

369 Cf. Cic. Off. 2.57-58 (traduit p. 102).

370 Cic. Off. 2.59: « causa igitur largitionis est, si aut necesse est aut utile ». 371 Heidenheimer (1989) 161.

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après sa propréture à Sardaigne, M. Aemilius Scaurus le Jeune retourna à Rome afin de se présenter aux élections pour le consulat. Dans l’intervalle, une plainte contre lui avait été déposée devant le tribunal permanent de repetundis pour extorsion. Selon les règles du tribunal, les accusateurs disposaient de quelques jours, parfois de quelques mois, pour enquêter dans les territoires pillés et préparer leur défense. Dans ce cas, les accusateurs de Scaurus rejetèrent ce délai : « Ils donnaient la raison suivante pour cela : que les élections pour le consulat étaient proches ; or ils craignaient que Scaurus n'achète le consulat avec l’argent extorqué aux alliés et que, comme son père l'avait fait, il ne devienne magistrat avant d’être jugé. Il pillerait alors autres provinces avant de rendre compte de son administration précédente372 ». Le lien entre corruption électorale et extorsion des provinciaux est clair : l’argent de la corruption politique alimentait la corruption électorale, créant ainsi un système de corruption plus complexe et interconnecté. Pour analyser celui- ci, nous allons passer à l'étude de la corruption politique.

372 Asc. 19C : « cuius rei hanc causam reddebant, quod interea comitia consularia futura essent; timere ergo se

ne Scaurus ea pecunia quam a sociis abstulisset emeret consulatum et, sicut pater eius fecisset, ante quam de eo iudicari posset, magistratum iniret ac rursus ante alias provincias spoliaret quam rationem prioris administrationis redderet ».

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« Le point le plus important, quelle que soit la constitution, c’est que les lois et les autres institutions politiques soient organisées de telle sorte que les fonctions publiques ne puissent être une source de profit : c’est ce qu’il faut éviter dans les oligarchies. La multitude, en effet, ne s’irrite pas tant d’être écartée du pouvoir – elle se réjouit au contraire qu’on la laisse vaquer à loisir à ses affaires – que d’imaginer le pillage du trésor public auquel se livrent les magistrats ; deux choses alors la chagrinent : n’avoir part ni aux honneurs, ni aux profits1 ».

3. La corruption politique à la fin de la République romaine (IIe-Ier siècles av. J.-C.)