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3. La corruption politique à la fin de la République romaine (II e I er siècles av J C.) 1 Introduction

3.3. La prévention de la corruption politique

3.3.3 Le contrôle de la comptabilité

La reddition des comptes et le contrôle de la comptabilité des magistrats sont les moyens de prévention de la corruption politique les mieux représentés dans les sources. Pour éviter la manipulation de la comptabilité, l’Etat romain mit en place des mesures très détaillées et strictes pour la reddition des comptes des magistrats. Ce problème n’était pas exclusif de la Rome républicaine. Dans sa Politique, Aristote propose une méthode pour contrôler ce crime174 ; le philosophe suggère la mise en place de la comptabilité en plusieurs exemplaires comme moyen de contrôle, une pratique absente de l’Athènes de son époque175. Le gouvernement de Rome adoptera cette proposition pour combattre la

corruption politique.

Les magistrats romains devaient effectuer une reddition de comptes à leur sortie de charge. De nombreux exemples à ce propos se trouvent dans les sources, notamment en rapport avec les préteurs ou les questeurs, voire avec les généraux. Cette pratique joua un rôle clé dans l’établissement d’une enquête contre les frères Scipion en 187 av. J.-C. Face à

172 Lex Tarentina, éd. Crawford (1996) l. 7-12 : « IIIIuir(ei) aedilesque, […] facito quei pro se praes stat

praedes praediaque ad IIIIuir(um) det quod satis sit, quae pequnia public[a sa]cra religiosa eius municipi ad se in suo magistratu pervenerit, eam pequni[a]m municipio Tarentino salvam recte esse futur<a>m eiusque rei rationem r[ed]diturum ita utei senatus censuerit ».

173 Lex Irnitana, éd. González (1986) ch. 60. 174 Arist. Pol. 1309a.

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la demande par le Sénat de la comptabilité de Lucius Scipion, Scipion l’Africain déchira les livres de comptes de son frère devant le Sénat176.

Le devoir de rendre des comptes était obligatoire pour toute magistrature qui gérait de l’argent public, mêmes pour les charges de catégorie mineure. Pendant le procès de

repetundis contre M. Fonteius en 69 av. J.-C., Cicéron évoque l’honnêteté de son client

pendant son triumvirat et sa questure: « Fonteius a rendu les comptes de ses deux magistratures, le triumvirat et la questure, dont chacune impliqua l’emploi et la gestion de grosses sommes. Ainsi, juges, personne n’a trouvé aucune trace de vol, aucun soupçon de crime dans ces affaires qui sont menées devant le regard de tout le monde, qui concernent beaucoup de gens et qui sont tenues dans des comptes publics et privés177 ». Le type de

triumvirat de Fonteius est inconnu. La référence à une quantité importante d’argent pourrait faire penser à un triumvirat monétaire ; aucun trésor n’a pourtant livré de monnaies qui portent son nom. L’honnêteté de Fonteius est soulignée par l’allusion à sa probité dans la gestion de comptes dans deux magistratures qui impliquaient la gestion de grandes sommes d’argent : un éventuel triumvirat monétaire et la questure. Ce système de contrôle fut aussi étendu aux lois municipales : la lex Tarentina établit également la reddition des comptes à la sortie d’une charge178.

Les discours de Cicéron contre Verrès nous livrent un échantillon de la comptabilité d’un questeur à la fin de la République, encore que l’orateur spécifie qu’il s’agit d’un exemple remarquable de concision et de brièveté : « J’ai reçu 2,235,417 sesterces. Pour la solde, le froment, les légats, le proquesteur et la cohorte prétorienne, j’ai donné 1,635,417 sesterces. J’ai déposé 600,000 sesterces à Ariminum179 ». Ce bref modèle de comptabilité

publique atteste les grandes catégories employées : les gains (accepi), les dépenses (dedi) et le solde (reliqui). Certains chercheurs ont cru y voir le résumé d’un document officiel, qui devrait théoriquement comporter les données suivantes : le nom du créancier,

176 Cf. Pol. 23.14.6–11; Liv. 38.55; Gell. 4.18.7–12; Val.Max. 3.7.1d; Diod. 29.21. Cf. p. 114-15.

177 Cic. Font. 5 : « Duorum magistratuum, quorum uterque in pecunia maxuma tractanda procurandaque

versatus est, triumviratus et quaesturae, ratio sic redditur, iudices, ut in iis rebus, quae ante oculos gestae sunt, ad multos pertinuerunt, confectae publicis privatisque tabulis sunt, nulla significatio furti, nulla alicuius delicti suspicio referatur ». Cf. Font. 1–5 : discussion sur les livres de comptes.

178 Lex Tarentina, éd. Crawford (1996) l. 21-25.

179 Cic. 2Verr. 1.36: « accepi, inquit, viciens ducenta triginta quinque milia quadrigentos decem et septem

nummos, dedi stipendo. Frumento, legatis, pro questore, cohorti praetoriae HS mille sescenta triginta quinque milia quadrigentos decem et septem nummos. Reliqui Arimini HS sescenta milia ».

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l’intermédiaire, l’origine des fonds, la somme, l’unité de compte, la nature de la transaction (accepi, dedi, expendi), la date, le moyen de paiement et la source qui donne l’ordre de paiement (décret d’un magistrat ou sénatus-consulte180).

La lex Iulia de repetundis (59 av. J.-C.) représente l’effort le plus complet conservé pour éviter la manipulation de comptes; les lettres de Cicéron en offrent un aperçu assez complet. Pendant son proconsulat en Cilicie, il voulut se conformer scrupuleusement au texte législatif de César et il décrivit la procédure en détail. La lex Iulia de repetundis établissait une comptabilité en trois exemplaires: deux copies devaient être déposées dans deux villes de la province et une troisième apportée à Rome pour être consignée dans le trésor public. « Tout a été fait comme la loi l’ordonnait », dit Cicéron. « Nous avons déposé les comptes finis et attachés ensemble auprès des deux villes qui nous paraissaient les plus importantes, à savoir Laodicée et Apamée181 ». Ce système permettait en théorie de réduire les manipulations des magistrats, car les copies pouvaient être comparées. Dans le cas d’une province récemment conquise et dépourvue d’administration romaine sur place, le magistrat emportait les copies avec lui à Rome. En 58 av. J.-C., à cause de sa réputation de probité, Caton le Jeune fut chargé de surveiller l’annexion de l’île de Chypre aux domaines romains. Une fois la tâche achevée, il rédigea deux livres de comptes et partit pour Rome. Les hasards du voyage lui firent perdre toute la comptabilité malgré ses précautions. En effet, il avait chargé son affranchi Philargyre d’une partie du butin et d’un des livres de comptes ; le bateau de ce dernier coula à la sortie du port de Corinthe avec toute la charge, comptabilité incluse. Caton lui-même gardait la deuxième copie, qui disparut dans un incendie182.

Une fois la comptabilité déposée au trésor public, les scribes en faisaient une copie, ce qui fait penser que le gouverneur conservait l’original dans ses archives personnelles183.

180 Sur la comptabilité des magistrats à Rome, cf. Fallu (1979) 103–106. Sur la comptabilité privée, cf.

Minaud (2002) 135ss.

181 Cic. Fam. 5.20.2: « Illud quidem certe factum est, quod lex iubebat, ut apud duas civitates, Laodicensem et

Apameensem, quae nobis maximae videbantur, quoniam ita necesse erat, rationes confectas consolidatas deponeremus ».

182 Cf. Plut. Cat. Min. 38.2–3.

183 Sur les scribes du Trésor public, cf. Cic. Cat. 4. 15 ; Suet. Dom. 9.6. (Nous devons nommer le scribe du

Trésor le plus connu, le poète Horace, cf. Hor., Sat. 2.6.36ss ; Suet. Vit.Hor). Sur les scribes, cf. Muñiz Coello (1982).

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Ensuite, ces clercs vérifiaient les comptes et contrôlaient les sommes rendues184 ; ils étaient sous les ordres des quaestores urbani, également chargés d’examiner les comptes des magistrats185. Cicéron décrit les dispositions établies par la lex Iulia de repetundis à ce propos, mettant les propos suivants dans la bouche de son ennemi L. Calpurnius Piso, sur un ton moqueur : « Entre-temps, mon cher César, l’argent demeure chez moi et y restera, sans se soucier des civières d’un triomphe. J’ai rendu tout de suite les comptes au trésor comme ta loi l’ordonnait, et c’est la seule clause à laquelle j’ai obéi. Si tu t’étais renseigné sur les comptes, tu aurais compris que personne n’a profité des études plus que moi. Car ils sont rédigés si habilement et correctement que le scribe du trésor qui les vérifiait s’est frotté la tête de sa main gauche après les avoir transcrits et a murmuré pour lui-même : « Par Hercule, les comptes sont clairs, mais l’argent s’est envolé186 ! ».

Malgré les précautions prises par la loi de César, les manipulations comptables étaient possibles. Même Cicéron, qui s’efforça de rester fidèle à la lex Iulia de repetundis, parvint à glisser certaines entrées irrégulières dans ses comptes, notamment en relation avec les contrats publics de certains membres de son administration. Ces dernières furent soulevées par son questeur Mescenius Rufus après avoir vérifié avec son frère, un affairiste187.