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3. La corruption politique à la fin de la République romaine (II e I er siècles av J C.) 1 Introduction

3.5. Des comportements aux frontières de la corruption politique

3.5.2. Les cadeaux entre citoyens

Les gratifications et les faveurs entre citoyens, pratiques difficilement décelables et rarement mentionnées dans les sources, n’étaient pas considérées par les Romains comme

408 Sur les relations entre Rome et l’Egypte, cf. Lampela (1998). Sur cette affaire, cf. Siani-Davies

(1997) 317ss; cf. édition du Pro Rabirio Postumo avec introduction et notes dans Siani-Davies (2000).

409 Cf. Walker (1970) 151 cité dans Crawford (1985) 206.

410 Balconi (1993) 3ss décrit cette situation à travers d’un papyrus (P. Med. inv. 68. 5) qui ferait référence à ce

personnage.

411 Plut. Caes. 48.8 412 Cf. p. 200-203.

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des comportements étrangers aux mœurs politiques. Elles sont parfois attestées pendant le dernier siècle de la République ; Cicéron énumère, par exemple, les raisons pour lesquelles les hommes se soumettent à l’autorité d’autrui. Après avoir passé en revue la bienveillance, la gratitude pour des faveurs généreuses, la prééminence, la peur et les promesses, il affirme : « Ils peuvent agir de cette manière comme loués par un pot-de-vin, ce que l’on voit souvent dans notre Etat413 ». Ces pratiques n’étaient pourtant pas illégales ; elles faisaient partie des pratiques sociales et culturelles et se trouvaient en dehors de la sphère de la corruption politique. Les étudier permet de définir les limites de ce que les Romains considéraient comme des pratiques hors de la loi.

Le sociologue J. G. Padioleau, qui a analysé la corruption des élites politiques, a proposé, pour comprendre ces comportements, le concept de « corruption-échange social », caractérisé par l’espoir de récompenses futures, une réciprocité tacite, la discrétion et l’absence de toute allusion au caractère économique de l’accord414. Bien que présente tacitement, cette dernière caractéristique pourrait vexer l’un, voire les deux participants, si elle était exprimée explicitement. Toutes ces catégories peuvent être appliquées à l’étude de la République romaine, à l’exception de la discrétion, qui était souvent absente de ce type d’accords.

Les relations politiques fourmillent d’exemples. Ainsi, pendant son commandement en Gaule, César avait employé une partie de son énorme butin à se rallier des partisans à Rome. En premier lieu, en 50 av. J.-C., il paya les énormes dettes du tribun C. Scribonius Curio, qui était obéré de dix millions de sesterces. Dès lors, Curio tâcha de protéger les intérêts de César au Sénat et lutta même à ses côtes pendant la guerre civile415. Deuxièmement, la même année, César fournit au consul L. Aemilius Paullus les moyens nécessaires pour achever la reconstruction de la basilique Aemilia, en travaux depuis 56 av. J.-C. Paullus demeura neutre pendant la guerre416. Pour se rallier le support de Cicéron,

César lui offrit un prêt à un taux très bas et le chargea de l’achat des terrains nécessaires à la construction de son forum, une affaire très profitable. Cicéron était conscient des enjeux que supposait l’aide de César ; à l’approche de la guerre civile, il essaya de s’acquitter de

413 Cic. Off. 2.22 : « ut saepe in nostra re publica videmus, mercede conducti ». 414 Padioleau (1975) 38-39.

415 Cic. Att. 6.3.4 ; Val.Max. 9.1.6 ; Vell.Pat. 2.48.3–4 ; Plut. Pomp. 58.1 ; Anton. 5.1 ; App. BC. 2.26 ; DC.

40.60.2.

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ses dettes envers le général. Ainsi affirma-t-il qu’« il n’est point décent d’être débiteur d’un adversaire politique417 ». Ces exemples nous montrent trois types d’aide : le paiement de dettes, l’aide financière à d’éventuels projets et les prêts à taux d’intérêt réduit. Il s’agit des devoirs d’un ami, comme furent énoncés par Cicéron418.

L’enveloppe de relations sociales et politiques qui recouvrait ces pratiques, comme le paiement des dettes, empêchait sa considération comme délit. Une offre exclusivement en argent d’un Romain à un concitoyen, surtout au sein de l’élite, pouvait être perçue comme une insulte ou une offense très grave. Les sources ont gardé l’exemple de L. Minucius Basilus. La dictature de César suite à la guerre civile impliqua le contrôle des magistratures et, dans certains cas, la désignation directe des magistrats, à laquelle il recourut comme moyen de récompense419. Dans l’incapacité de lui offrir une charge, César octroya à Minucius Basilus une grosse somme d’argent en échange d’une province. Dion Cassius souligne que ce comportement provoqua un scandale à Rome car une telle offre, exclusivement financière et dépourvue de tout contexte social et politique, allait directement à l’encontre de la mentalité romaine : « A Lucius Basilus, qui était préteur, il ne lui octroya pas le gouvernement d’une province, mais il lui offrit une grande somme d’argent, de manière que Basilus devint connu à cause de cela. Ayant été insulté, il résista courageusement pendant sa magistrature420 ». La présence de Basilus parmi les tyrannicides corrobore cette hypothèse421.

Ces exemples rappellent que l’ethos aristocratique préférait les cadeaux et les faveurs issus des relations d’amitié et de réciprocité422. Il s’agit de ce que les études anthropologiques dénomment la culture de don. Selon M. Mauss, celle-ci se définit par trois

417 Cic. Att. 7.8.5 : « Est enim amorphon antipoliteuomenou chreopheileten esse ». 418 Cic. Off. 2.55. Texte traduit dans p. 96.

419 Cf. DC. 43.46-47. Cf. Storch (1995) 45ss, qui affirme que l’impossibilité de César de récompenser à tous

ses alliés et adversaires graciés figure parmi les causes de son assassinat. Octavien trouva la solution en diminuant la durée des consulats et, par conséquence, augmentant le nombre de consuls par année. Cette mesure solutionna en partie le goulet d’étranglement dans la partie supérieure du cursus honorum (cf. p. 22- 23).

420 DC. 43.47.5.

421 App. BC. 2. 113 ; Oros. 6.18.7. La lettre de Cic. Fam. 6.15, dans la quelle Cicéron lui félicite, pourrait être

datée des moments ou des jours postérieurs à l’assassinat de César. Le contenu semble l’indiquer, bien que la datation ait été remise en question par certains auteurs. Shackleton-Bailey (1977) 461-62 souligne que les événements qui suivirent l’assassinat ne permettent pas d’affirmer que Cicéron ait pu écrire la lettre à ce moment-là.

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actions : donner, recevoir et rendre423. Dans les sociétés qui reposent surce type de mentalité, le don crée des alliances et des liens sociaux, qui importent plus que le bien donné, offert ou reçu424.

La société et la culture politique romaine suivaient également cette mentalité. Les prêts entre sénateurs répondaient aussi à des raisons politiques : ils servaient à la création de liens entre personnes. L’aide financière de César à Curion ou l’argent offert à Aemilius Paullus pour la reconstruction de la basilique se comprennent aisément dans une mentalité qui privilégie le lien au-dessus de la chose offerte ou reçue. L’obligation de montrer sa gratitude était un devoir moral et social, qui parfois avait des conséquences politiques, comme le montre l’appui de Curio à César425. Même s’il s’agit d’un argumentum ex

silentio, l’idée de considérer le prêt de César à Curio comme un pot-de-vin, un topos qui

rencontra un certain succès dans la littérature latine, est complètement absente des sources républicaines et se manifeste exclusivement à l’époque impériale426.

Quelques mentions d’influence exercée par l’argent sont pourtant dépourvues de rapport avec les relations d’amitié ou de réciprocité. Deux raisons peuvent être envisagées : (1) l’auteur ne prit pas en considération l’aspect extérieur de ces sommes (comme des prêts, par exemple), (2) ce type d’offres existait véritablement dans l’élite pendant la République. Lors de la candidature de César au pontificat en 63 av. J.-C., un de ses adversaires, Q. Lutatius Catulus, princeps senatus, lui offrit une grosse somme d’argent pour qu’il se retire de l’élection. César refusa car, selon Plutarque, il avait réussi à emprunter une somme encore plus importante427. Il est possible que, étant donné le fort endettement de César, Catulus lui ait proposé de payer ses dettes.

Selon notre analyse, les pratiques sociales des Romains incluaient des cadeaux, des faveurs et d’autres types d’aide ; ces usages se retrouvent aussi dans le cadre politique. Nous ne pourrions pas cependant classer ces pratiques comme de la corruption politique ; elles étaient légales, comme c’était également le cas avec les prêts. En outre, les Romains eux-mêmes ne considéraient pas que ces actes allaient à l’encontre des mœurs politiques ou

423 Caillé (2000) 126. 424 Caillé (2000) 9 ; 124.

425 Cf. Cic. Off. 1.42-44 ; Deniaux (1993) 382.

426 La première attestation est de Velleius Paterculus (2.48.3). D’autres exemples : Val. Max. 9.1.6 ; Luc.

4.816–24 ; Plin. NH. 36.116–20 ; Tac. Ann. 11.7 ; Serv. ad Aen. 6.261 ; App. BC. 2.26 ; Plut. Pomp. 58.1 ; Caes. 29.2–3 ; Ant. 5.1 ; DC. 40.60.2.