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3. La corruption politique à la fin de la République romaine (II e I er siècles av J C.) 1 Introduction

3.2. Définition et formes de la corruption politique 1 Le peculatus : le vol à l’Etat

3.2.3 La res repetunda : le vol et l’extorsion aux provinciau

3.2.3.1 Les contributions des provinciaux (collationes)

Les habitants des contrées sous la mainmise ou l’influence des Romains faisaient parfois des cadeaux aux généraux et administrateurs romains afin de s’attirer leur bienveillance. Ce type de contributions volontaires, parfois extorquées, est souvent signalé dans les sources comme collationes pecuniae ; elles essayaient d’éviter tout ce qui pourrait ressembler à un pot-de-vin et qui pourrait provoquer une accusation de repetundis. Une habitude pour les provinciaux consistait à contribuer aux jeux, aux spectacles ou aux constructions de temples faites par des généraux, maintes fois suite à un vœu adressé aux dieux par ces généraux dans des circonstances critiques. Le Sénat romain concédait parfois des allocations à ce propos. En 206-205 av. J.-C. Scipion l’Africain réussit à convaincre le Sénat de lui accorder une somme d’argent pour célébrer des jeux consacrés pendant la guerre en Hispanie, malgré le fait qu’il avait déjà livré le butin au trésor public74.

73 Cic. 2Verr. 4.88 : « est pecuniarum captarum, quod signum ab sociis pecuniae magnae sustulit, est

peculatus, quod publicum populi Romani signum de praeda hostium captum, positum imperatoris nostri nomine non dubitavit auferre ». Cf. p. 110.

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Le début du IIe siècle fut le témoin d’un changement progressif dans le financement des jeux, des spectacles et des monuments publics liés à l’accomplissement d’un vœu : les généraux commencèrent à faire plus souvent appel aux contributions des provinciaux, surtout depuis le moment où le Sénat se fit plus réticent à l’égard de leur financement. En 191 av. J.-C., le consul P. Cornelius Scipio Nasica demanda de l’aide financière pour des jeux consacrés aux dieux pendant son service en Hispanie, trois ans plus tôt. Le Sénat lui conseilla d’employer sa part du butin ou son propre argent: « Sa requête fut considérée comme singulière et excessive. Dès lors, les sénateurs décidèrent que les jeux qui seraient consacrés sans l’avis du Sénat et par l’initiative propre du général seraient financés avec l’argent du butin, si une partie avait été réservée à cette fin, ou à ses propres frais75 ». Bien qu’il s’agisse du seul refus d’une allocation préservé par les sources76, ce type de décisions aurait incité les généraux romains à (1) se procurer une large portion du butin, ce dont nous avons parlé sous la rubrique de péculat, (2) exhorter, légalement ou non, les provinciaux à leur fournir les ressources nécessaires. Ainsi les contributions prirent l’allure d’exactions ou dépassèrent parfois toute mesure.

Les généraux comptèrent dorénavant sur les contributions des provinciaux pour financer leurs consécrations. Les rois et les villes d’Asie mineure présentèrent à Lucius Scipion des fonds que le général destina au paiement des jeux voués pendant la guerre contre Antiochos III77. L’historien du Ier siècle av. J.-C. Valerius Antias, cité par Tite-Live, semble douter de la véracité de la consécration : « Valerius Antias raconte que Lucius Scipion avait été envoyé comme légat en Asie suite à sa condamnation et à la vente aux enchères de ses biens, afin de trancher les querelles entre les rois Antiochos et Eumenes. A ce moment-là, il recueillit de l’argent et sollicita des artisans à travers toute l’Asie. Seulement après cette ambassade, il parla au Sénat des jeux qu’il avait voués après la guerre et qu’il n’avait pas mentionnés78 ». Tite-Live suit dans ce récit Valerius Antias, un

75 Liv. 36.36.2: « Novuum atque iniquum postulare est visus; censuerunt ergo quos ludos inconsulto senatu ex

sua unius sententia vovisset, eos uti de manubiis, si quam pecuniam ad id reservasset, vel sua ipse impensa faceret ». Sur la consécration de ces jeux à Jupiter, cf. Liv. 35.1.5–10. Briscoe (1981) 274, relève le fait que le passage est en contradiction avec Polybe (6.12.8), qui affirmait que le consul pouvait employer les fonds publics à Rome en toute impunité.

76 Cf. Orlin (1997) 56-61.

77 Liv. 39.22.8. Pace Adam (1994) 127-28, qui affirme que l’ambassade est une fable des annalistes.

78 Liv. 39.22.9–10 : « Legatum eum post damnationem et bona vendita missum in Asiam ad dirimenda inter

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historien qu’il a l’habitude de critiquer à cause de sa tendance à exagérer le nombre d’ennemis tombés dans les batailles79. Valerius Antias constitue aussi la source principale de Tite-Live pour le récit du procès contre les Scipions80. Dans notre cas, Valerius Antias offre un récit critique des jeux de Lucius Scipion : cet historien signale que Scipion n’avait mentionné aucun vœu concernant des jeux avant d’avoir amassé de l’argent en Asie.

Dès lors, le Sénat dut aussi intervenir pour limiter ces apports provinciaux. En 189 av. J.-C. le consul M. Fulvius Nobilior avait amassé pour des jeux 400,000 sesterces provenant des cités grecques. Le Sénat décida de réduire cette somme à 80,000 sesterces, soit une restriction de 80%81. Ces restrictions furent un trait important de cette décennie. Le moment crucial survint en 182 av. J.-C., lorsque Tiberius Sempronius Gracchus, le père des futurs tribuns Tibère et Caius, célébra ses jeux édilitaires, dont le financement représenta un lourd fardeau pour les provinciaux et pour les Italiens. Face à cette situation, le Sénat donna son avis dans un sénatus-consulte qui limitait ces contributions82. Il ne semble pas avoir été respecté, puisqu’il dut être rappelé en 179 av. J.-C. A ce moment-là, le consul Q. Fulvius Flaccus voulut accomplir son vœu fait pendant la guerre contre les Celtibères, pour lequel les habitants de l’Hispanie avaient déjà amassé des fonds83. Telle fut la réponse du Sénat :

« Qu’il ne fasse venir, saisisse, accepte ou fasse rien à l’encontre du sénatus-consulte relatif aux jeux, qui fût approuvé pendant le consulat de L. Aemilius Paullus et Cn. Baebius Tamphilus84», à savoir la mesure promulguée en 182 av. J.-C à l’encontre de Tiberius Sempronius Gracchus. De même que la formulation de la lex Acilia, mentionnée quelques pages auparavant, ce sénatus-consulte tâche d’empêcher les différents types d’extorsion en rapport avec les contributions pour les jeux : il n’interdit pas seulement l’appropriation

per Asiam artifices, et quorum ludorum post bellum, in quo votos diceret, mentionem non fecisset, de iis post legationem demum in senatu actum ». Selon Broughton (1952), vol. 1, p. 375 l’ambassade de Lucius Scipion en Asie aurait été inventée par l’annaliste pour expliquer le fait que Scipion disposerait encore de fonds après sa condamnation et la saisie de ses biens ; en réalité, il aurait probablement caché une partie de sa fortune.

79 Val. Antias fr. 25 = Liv. 26.49.1-5 ; fr. 33 = Liv. 33.19.8-9. Cf. une nouvelle édition des fragments de

Valerius Antias dans Chassignet (2004) 104-50.

80 Val. Antias fr. 46 = Liv. 38.50.4. 81 Liv. 39.5.7–10 .

82 Liv. 40.44.12. 83 Liv. 40.44.10.

84 Liv. 40.44.11: « neve quid ad eos ludos arcesseret cogeret acciperet faceret adversus id senatus consultum

quod L. Aemilio Cn. Baebio consulibus de ludis factum esset ». Tite-Live ne mentionne pas ce décret auparavant.

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illégitime d’argent, mais également les offres, volontaires ou pas, d’argent de la part des provinciaux.

La disparition de l’œuvre annalistique de Tite-Live dès la décennie de 160 av. J.-C. entraîne une pénurie de renseignements sur ces contributions. Ces dernières ne disparurent pourtant pas de la vie politique romaine. Pendant les années 60 av. J.-C., Appius Claudius Pulcher séjourna en Grèce afin de rassembler des ressources auprès de ses clients pour des jeux édilitaires qui ne virent jamais le jour85. Cicéron accusa son ennemi Pison d’avoir reçu cent talents des Achéens pour financer ses jeux86. Ces contributions devinrent si communes qu’elles furent surnommées par Cicéron « la taxe édilitaire » (vectigal aedilicium), un fardeau imposé aux provinciaux par des édiles qui désiraient disposer des ressources (animaux, argent, statues) pour leurs jeux87.

L’aurum coronarium est une variante de ces extorsions. Il s’agissait à l’origine d’un cadeau en or pour la couronne du général triomphant. Cette pratique est attestée dans les

Memorabilia du juriste d’époque augustéenne Masurius Sabinus, repris par l’antiquaire

Aulu-Gelle88. Par la suite, ce type de couronne figura dans les cérémonies de remerciements à Rome de la part des alliés89. Le SC de Thisbensibus (170 av. J.-C.) mentionne de l’or pour une couronne qui allait être déposée au Capitole de la part des habitants de Thisbe90. Cette pratique était aussi attestée chez les Romains : Lucius Scipion offrit une couronne d’or à Délos, employant probablement une partie du butin91.

L’aurum coronarium fut aussi réglementé afin d’empêcher des abus de la part des magistraux romains. En 63 av. J.-C., la proposition de loi agraire de Rullus établissait que les généraux devaient rendre ces couronnes au trésor public92. Selon les accusations que Cicéron lance contre Pison, les gouverneurs n’avaient pas le droit d’accepter ces cadeaux sans aller contre les clauses de la lex Iulia de repetundis (59 av. J.-C.), puisque ces

85 Cic. Dom. 111-12; Schol.Bob. 91Stangl. Sur les clients des Claudii dans l’Est et Appius Claudius, cf.

Rawson (1973) 231; Rawson (1977) 353.

86 Cic. Pis. 90. 87 Cic. QF. 1.1.26.

88 Cf. sa présence pendant les triomphes (Liv. 34.52 (triomphe de Titus Quinctius Flamininus) ; 39.7

(triomphe de Cn. Manlius Vulso) ; Serv. ad Aen. 8.721 ; Gell. 5.6.5 (De coronis militaribus de Masurius Sabinus). Sur l’aurum coronarium, cf. RE, s.v. corona ; Millar (1977) 140–42.

89 Liv. 38.37.

90 SC de Thisbensibus, éd. Sherk (1969), l. 31-35). 91 Cf. SIG2 588.89-91.

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couronnes étaient très onéreuses pour les villes et extrêmement profitables pour les Romains. Cette loi prévoyait une seule exception, à savoir la couronne en or du général triomphant : « En effet la loi de ton beau-père [César] t’interdisait de décerner [une couronne d’or] et à toi de l’accepter si ce n’est qu’en cas de triomphe93 ». César, l’auteur de

la loi, ne respecta pas ses propres dispositions: il exigea ces couronnes de la part des souverains étrangers et des citoyens romains suite à la guerre civile afin d’augmenter ses propres ressources financières94.

Face à ces demandes, les provinciaux s’exécutaient parfois de bon gré, afin de se gagner la bienveillance des gouverneurs ; d’autres fois ils étaient contraints par les Romains. Les sources ont rapporté plusieurs cas de contributions volontaires en grain de la part des alliés, qui devaient également fournir le transport (vectura95). Les Romains eux-

mêmes payaient de temps à autre ces contributions96 : ainsi, le paiement par le Sénat du blé réquisitionné en 169 av. J.-C. aux Epirotes est présenté par Tite-Live comme une conduite digne d’être remarquée97. Un rare document épigraphique atteste des contributions qui semblent avoir été librement effectuées98 : il s’agit d’une inscription qui commémore une demande de blé faite aux Thessaliens par l’édile Quintus Caecilius Metellus (le futur Balearicus et consul en 123 av. J.-C.), probablement datée de 129 av. J.-C99. Etant donné la pénurie de grain à Rome, le koinon des Thessaliens décida d’accorder du blé à Metellus en raison de sa gratitude envers le père de celui-ci100. Bien que l’inscription présente aux Thessaliens faisant cette contribution de leur propre gré, nous ignorons s’il y eut de pressions de la part du même Metellus ou s’ils avaient la possibilité de refuser la requête d’un représentant de l’administration romaine. Dans ce même sens, en 190 av. J.-C. le roi

93 Cic. Pis. 90 : « lex enim generi tui et decerni et te accipere vetabat nisi decreto triumpho ». 94 DC. 42.49 (princes étrangers) et 42.50 (ville de Rome).

95 Sur le transport, e.g. Liv. 43.6.12 ; cf. inscription des Thessaliens dans les prochaines lignes. Cf. Roth

(1998) 227-30, pour une liste des contributions des alliés pendant le premier tiers du IIe siècle av. J.-C. 96 E.g. Liv. 45.13.15 (pétition au royaume de la Numidie, 168 av. J.-C.).

97 Liv. 44.16.2.

98 Edition du texte dans Garnsey, Gallant et Rathbone (1984). Sur les pénuries de grain à Rome, cf. Garnsey

(1988) 167-217.

99 Cf. Corrections sur la datation de Garnsey, Gallant et Rathbone (1984) dans Garnsey et Rathbone (1985)

25.

100 Ed. Garnsey, Gallant et Rathbone (1984) l. 1–8. Sur l’importance de cette famille, cf. Van Ooteghem

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Eumène de Pergame se plaignit auprès des Romains du fait que leur dépendance vis-à-vis des alliés pouvait épuiser les ressources en grain de ces derniers101.

Les cités et les communautés pouvaient parfois se voir épaulées par le gouverneur pour refuser une contribution. M. Caelius Rufus, ami et correspondant de Cicéron, cherchait des ressources suffisantes pour son édilité, s’escrimant en vain pour persuader les cités de la Cilicie de lui fournir de l’argent pour ses jeux. Celles-ci se voyaient soutenues par Cicéron, alors gouverneur de la province, qui refusait systématiquement une telle pétition de la part de son ami : « Je lui ai montré que je n’ai pas le droit de réunir l’argent ni lui d’en recevoir102 ». Il semble que la loi défendait d’agir ainsi aussi bien les magistrats que les privati. En outre, le fait que Caelius Rufus ne soit pas un magistrat important pourrait avoir eu un grand poids dans le refus de la part des villes de la Cilicie et de Cicéron.

Finalement, l’argent réuni dans ces contributions pouvait aussi donner lieu à des problèmes légaux : appartenait-il à la ville qui voulait l’offrir ou à la personne qui devait le recevoir ? Pendant son gouvernement en Asie, entre 97-91 av. J.-C103, L. Valerius Flaccus reçut une contribution de la part des cités asiatiques pour un festival en son honneur104. Ces célébrations n’eurent jamais lieu et la somme fut déposée dans le trésor municipal de Tralles. Une quarantaine d’années plus tard, en 59 av. J.-C., le fils homonyme de Flaccus réclama cette somme en tant qu’héritier de son père. Dans l’intervalle, l’argent avait été employé par la ville sous forme de prêts: « Tout cet argent fut détourné des célébrations en l'honneur de Flaccus pour l’employer dans le profit et le prêt à intérêt105 ». Toute la question reposait sur le propriétaire de l’argent : la ville ou Flaccus le Jeune. Cicéron voulut convaincre les membres du jury que cette somme échouait à l’accusé comme juste héritier de son père106. L’argument n’est pas complètement convaincant du point de vue juridique puisque la ville de Tralles avait eu la jouissance de cet argent pendant presque une

101 Liv. 37.19. 4.

102 Cic. Att. 6.1.21: « docuique nec mihi conciliare pecuniam licere nec illi capere ». 103 Cf. Broughton (1952) 18-19.

104 Sur cette expression, cf. Rauh (1993) 270ss ; sur l’affaire, cf. Cic. Flacc. 55-59.

105 Cic. Flacc. 56 : « Haec pecunia tota ab honoribus translata est in quaestum et faenerationem ». Cf. Rauh

(1993) 245 ; Erkelenz (1999).

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quarantaine d’années et pouvait être considérée comme propriétaire de la somme107. Dans ce cas, Flaccus le Jeune ne possédait aucun droit sur l’argent.