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2. La corruption électorale à la fin de la République romaine

2.6. La perception de la corruption électorale 1 Introduction : l’opinion publique

2.6.3 La censure de l’opinion publique

La liberté de parole et d’écriture existait-elle à Rome ? Y avait-il une censure qui pourrait mettre un frein à l'expression de ces courants d’opinion302 ? La liberté de parole du peuple romain constitue un thème qui revient souvent dans les écrits de l’époque. Nous allons étudier la censure et la répression de l’expression orale et écrite à Rome.

En premier lieu, les lois et les mesures les plus anciennes s’attaquaient à l’expression orale, ce qui est typique pour une société où l'oralité jouait un rôle plus important que l’expression écrite. Selon le témoignage de Cicéron, les XII Tables

299 Cic. QF. 1.3.8 : « illud caveto—et eo puto per Pomponium fovendum tibi esse ipsum Hortensium—, ne

ille versus, qui in te erat collatus, cum aedilitatem petebas, de lege Aurelia, falso testimonio confirmetur ».

300 E.g. Quintus Cicéron rédigea quatre tragédies en 16 jours pendant son séjour comme légat en Gaule (cf.

QF. 3.5.7). Sur son éventuelle paternité du Commentariolum petitionis, cf. p. 6.

301 Fest. p. 496L (= Lucil. 1307M= H55C) : « Tappulam legem convivalem ficto nomine conscripsit iocoso

carmen Valerius Valentius ». Cf. Sur l’identité de l’auteur de ces vers, cf. RE s.v. Valerius Valentinus (H. Volkmann) ; Von Premerstein (1904) 327ss.

302 Cf. une analyse très intéressante sur la censure à Rome depuis la fondation de la cité jusqu’au IV-Ve siècle

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prévoyaient des châtiments contre les personnes qui auraient composé des chants ou chanté publiquement (occentatio) dans le but de diffamer un citoyen romain303. Le poète Naevius était tombé sous le coup de cette loi à la fin du IIIe siècle av. J.-C. Dans ses comédies, il avait souvent attaqué les principes civitatis, parmi lesquels figurait Scipion l’Africain, un des personnages les plus importants de l’époque304. En 206 av. J.-C., une phrase

malheureuse jeta un doute sur la valeur de la puissante famille des Metelli (dont était issu le consul de cette année-là), affirmant que ceux-ci étaient arrivés au consulat grâce au hasard305. Naevius fut jeté en prison, où il composa deux pièces, et réussit finalement à être libéré grâce à l’intervention des tribuns de la plèbe. Selon Jérôme, le poète mourut en exil à cause des Metelli306. Le châtiment de Naevius est aussi justifié par les lois romaines qui empêchaient de nommer au théâtre des personnes vivantes. Le manuel anonyme d’art oratoire du début du Ier siècle, la Rhetorica ad Herennium, a conservé la mémoire de deux cas similaires ; le poète Accius et le satiriste Lucilius accusèrent deux poètes de mimes de les avoir mentionnés expressément au cours d'une représentation: Accius obtint gain de cause mais Lucilius perdit son procès307.

L’iniuria était un crime en droit pénal308. Selon Ulpianus, qui cite le juriste Labeo, elle comprenait toute diffamation verbale de même que la violence : « Labeo dit que l’iniuria est commise par les actes ou par les paroles309 ». La lex Cornelia de iniuriis pourrait avoir été promulguée par Sylla310 ; nous ignorons quelles étaient ses dispositions originales.

Les lois républicaines ont protégé les magistrats de certaines attaques verbales en développant le concept de maiestas, un chef d’accusation très souple car il comprenait toute diminution de la majesté du peuple romain. En tant que délégués de ce peuple, les magistrats étaient aussi protégés par cette loi.

303 Cic. Tusc. 4.4. Cf. Crawford (1996) 677-79, avec une présentation de toutes les sources pour la table 8.1b ;

cf. Ulpianus (77 ad edict.) Dig. 47.10.15.27.

304 Gell. 7.8.5.

305 Pseud-Asc. Verr 1.28. 306 Hier. Chron. Abr. 1816. 307 Rhet. Her. 1.24 ; 2.19.

308 Cf. Cic. Tusc. 4.4. ; Rhet. Her. 4.35 (iniuria : un outrage qui frappe l’oreille : « iniuria sunt (…) convicio

aures (…) vitam cuiusquam violant») ; Crook (1967) 250-55; Robinson (1995)49 signale que l’iniuria pouvait également être jugée comme un délit, par exemple dans le cas d’un père et d’un fils (cf. Gaius, Inst. 3.220).

309 Ulpianus (56 ad edict.) Dig. 47.10.1.1 : « Iniuriam autem fieri Labeo ait aut re aut verbis ». 310 Cf. Cic. Cael. 35; Ulpianus (56 ad edict.) Dig. 47.10.5pr.

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Le contrôle de l’expression orale n’est jamais possible. Les applaudissements, le chahut, voire les sifflements n’étaient soumis à aucune forme de censure pour des raisons pratiques. En effet, il était difficile de contrôler les réactions de groupes d’une certaine taille. Dans le cadre de l’invective politique, les Romains ne menagaient pas leur adversaire pendant la République. Dans son Pro Sulla, Cicéron affirmait que c’était de la servitude de ne pas pouvoir parler pour ou contre une personne311. En dépit des mesures contre la diffamation orale, la loi ne semble pas avoir empêché effectivement cette expression à la fin de la République.

La littérature pamphlétaire semble avoir été très active au moins au Ier siècle av. J.-

C. quelques exemples ont été conservés, notamment des poèmes de Catulle et quelques bribes de Licinius Calvus312. Ce qui reste de la littérature de pamphlet tourne, à la fin de la République, notamment autour des figures de César et de Caton le Jeune ; outre les poèmes contre le premier de Catulle et Licinius Calvus, on connaît divers Cato et AntiCato, pièces nées dans la période qui a suivi le suicide de Caton le Jeune à Utica pendant la guerre civile313. H. Bardon a regroupé ce type de littérature dans trois catégories différentes : des

discours (comme l’invective de Cicéron In Pisonem ou les diatribes contre Cicéron et Salluste), des lettres (lettre d’Antoine à Octave) ou des opuscules, où nous devrions inclure la poésie de pamphlet mentionnée ci-dessus314. Cicéron mentionne des vers très obscènes contre Clodius et sa sœur Clodia315 et, par ailleurs, fait allusion à une épigramme anonyme contre la lex Aurelia, peut-être composée par son frère316.

Par contre, aucune loi ne réprime la critique écrite pendant l’époque républicaine. Ulpianus cite la législation contre la production écrite : « Si quelqu’un rédige, compose ou publie frauduleusement un écrit avec l’intention d’injurier quelqu’un, ou qu’il fasse pour qu’il en soit ainsi, même s’il l’a été publié avec le nom de quelqu’un d’autre ou anonymement, qu’il ait une action contre cela. Si l’accusé est condamné, qu’il soit

311 Cic. Sull. 48.

312 Les poèmes-invectives de Catulle: Cat. 10; 27-29; 47; 57; 94; 105; 114-15. Sur Licinius Calvus, cf.

Courtney (1993) 202, n° 3 (= Porphyrio ad Hor. Serm. 1.3.1; contre l’ami de César, Tigelius Sardus); 210, n°17 (= Suet. DI. 49.1; 73; contre César); n° 18 (=Schol Juv. 9.133; Sen. Contr. 7.4.7; contre Pompée).

313 Sur ce sujet, cf. Tschiedel (1981) qui recueille les fragments conservés de l’ AntiCato rédigé par César. 314 Cf. Bardon (1952) 275-90.

315 Cic. QF. 2.3.2.

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considéré infâme317 ». Cette législation ne peut être rattachée à aucune époque concrète, puisqu’elle n’offre pas de renseignements chronologiques, comme des allusions à des juristes de la fin de la République, Sulpicius Rufus ou Labeo, par exemple318. En outre, selon Tacite, Auguste fut le premier à faire poursuivre les ouvrages écrits319. Un sénatus-

consulte de 6 apr. J.-C. étendit les provisions de la lex Cornelia de iniuriis à la publication anonyme ou pseudo-anonyme, probablement avec le but de lutter contre tout écrit infamant envers l’empereur320.

Il faut bien souligner que les restrictions concernant la mention nominale des personnes dans les pièces théâtrales restaient toujours en vigueur, ce qui pouvait donner lieu à d’identifications par les spectateurs de personnages contemporains dans des pièces plus anciennes. Cicéron nous raconte comment la foule au théâtre voulut reconnaître sa personne dans certaines mentions non nominales de bannis lorsqu’il se trouvait en exile321 ; en outre, en 59 av. J.-C., le vers « c’est notre misère qui te fait grand », prononcé par l’acteur Diphilus, fut fait répéter plusieurs fois par un auditoire passionné qui voulut y voir une allusion à Pompée, dont le surnom était justement Magnus322.

2.6.4 Les points de vue de l’opinion publique sur la corruption électorale