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30 OGIS 437-39 = IGR 4.188 31 Cic 2Verr 2.51.

1.6.3. La monétarisation de la vie politique romaine

Pendant l'époque qui nous intéresse, Rome disposait d'une quantité croissante de pièces de monnaie. Les numismates sont d’accord pour préciser que la quantité de monnaies frappées à Rome augmenta de plus de 500% entre environ 140 et 100 av. J.-C152. Cette croissance s’explique entre autres par le développement des échanges, par la disponibilité de métaux précieux (argent et or) et par des raisons militaires153. Pour que des distributions d’argent rencontrent du succès parmi la population, il fallait que la société romaine se monétarise, c'est-à-dire qu’elle emploie la monnaie pour effectuer des transactions courantes. Lorsque la société était monétarisée, les citoyens préféraient souvent recevoir de monnaie qu’ils utilisaient ensuite à des fins diverses. Le choix de la monnaie comme moyen de corruption était aussi un choix des politiciens romains. Selon Plutarque,

149 Liv. 37.57.11-12. Texte traduit à la page 148. 150 Cf. p. 114.

151 Plin. NH. 35. 162

152 Cf. Crawford (1974) 698ss; Hopkins (1980) 109–11; Howgego (1992) 13; Nicolet (1994) 632. 153 Sur la monétarisation de Rome, cf. Crawford (1985) 177ss; Harl (1996) 28ss.

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l’argent était plus facile à manier et à cacher et surtout à conserver ou thésauriser154 que des denrées alimentaires comme du vin ou de l’huile. En outre, depuis que les banquets et les jeux avaient été interdits par la législation romaine, c’était un moyen discret de soudoyer les électeurs ou de faire circuler et de garder des profits illégaux.

L’introduction de la monnaie comme instrument de corruption varie selon son application. Dans le cadre de la corruption politique, on rappellera qu'en 171 av. J.-C. une ambassade des communautés hispaniques accusa plusieurs magistrats romains d’extorsion et ajouta qu’il était évident que ceux-ci avaient accepté de la monnaie, peut-être des monnaies locales155. Le chef d’accusation, pecunia capta, devint l’expression usuelle pour

juger ce type de cas par la suite. La lex Acilia repetundarum, datée en 122 av. J.-C., propose-t-elle le libellé suivant : « Tout (argent, chose) qui a été pris de force, saisi, réuni, obtenu ou détourné156 », qui recouvrait des cas en nature et aussi la monnaie. D'après nos sources, qui sont nécessairement lacunaires, il semble que la corruption politique ait subi les effets de la monétarisation de l'économie quelques décennies avant la corruption judiciaire.

Le préteur L. Hostilius Tubulus fut le précurseur du recours à la monnaie à des fins de corruption judiciaire selon les sources conservées, car il « accepta ouvertement de l’argent157 » lors d’un procès qui se déroula en 142 av. J.-C. La colère du peuple et le fait que son nom devint le sobriquet d’un homme corrompu nous font penser que son cas fit du bruit ; c’est en outre la première attestation de ce genre de corruption retenue par les sources158. De même, l’historien Appien qualifie de dedôrodokêkotes (ceux qui acceptent des pots-de-vin) les derniers politiciens romains acquittés grâce à des pots-de-vin avant le transfert des jurys des tribunaux permanents aux chevaliers en 122 av. J.-C159. L’acquittement de l’un d’entre eux, L. Aurelius Cotta, est daté de 138 av. J.-C., donc très proche dans le temps du cas de Tubulus160. Dans ce contexte, le mot aperte était important.

154 Plut. QR. 49.

155 Liv. 43.2ss. Cf. p. 130-31 ; 150-51.

156 Lex Acilia repetundarum, éd. Crawford (1996) l. 3 : « ablatum captum coactum conciliatum aversum siet». 157 Cic. Fin. 2.54 : « pecunias cepit aperte ».

158 RE 26. Cic. Att. 12.5b; Nat. Deor. 1.63; Fin. 2.54 ; 4.77 ; 5.62; Lucil. 1312M, H44c (il est mentionné

comme impurus) Asc. 23C; Gell. 2.7.20.

159 App. BC. 1.22. Les autres noms évoqués sont Salinator (probablement Livius Salinator) et M. Aquillius

(en 126 av. J.-C.).

160 Liv. Ep. 55. Pour une interprétation de l’acquittement en rapport avec l’influence excessive de Scipion, qui

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Il signale une situation où certains politiciens déjà ne cachent pas leurs actes. Dans le chaos qui a présidé aux élections de 54 av. J.-C., Cicéron écrit une lettre à son ami Atticus pour lui raconter qu’il avait vu de l’argent distribué aux centuries ouvertement (palam161).

Les témoignages sur le recours à l’argent dans un cadre électoral n’apparaissent pas avant la fin du IIe siècle av. J.-C., plusieurs décennies après la corruption politique et la

corruption judiciaire. Une anecdote rapportée par C. Iulius Caesar Strabo Vopiscus dans

L’Orateur de Cicéron révèle à l’arrière plan les distributions d’argent lors des élections au

consulat de 115 av. J.-C. Le vainqueur, M. Aemilius Scaurus, accusa le candidat vaincu P. Rutilius Rufus d’ambitus. A la différence d' autres cas où les sources nomment l’accusation mais omettent les moyens, il fut question dans le procès de certaines abréviations trouvées dans les livres de comptes de Rutilius : A. F. P. R. Selon Scaurus, il s’agirait de Actum Fide

P. Rutili, « fait sur la foi de P. Rutilius162 ». La découverte de cette entrée dans les livres de comptes implique qu’il s’agissait de sommes d’argent ou d'engagement pris (dettes contractées litteris) ; même si la véracité de l’interprétation de Scaurus reste à prouver, l’emploi de cet argument pendant un procès montre que l’existence de ces distributions était vraisemblable et plausible dans l'esprit des juges et du public.

L’apparition de l'usage de la monnaie dans le cadre des élections pourrait remonter plus haut si l’on prend en considération le récit de Polybe qui compare les mœurs carthaginoises et romaines en la matière. L'historien grec s'exprime en ces termes: « Une preuve de cela [sc. le gain par des moyens illégitimes] est que, chez les Carthaginois, ceux qui briguent les magistratures offrent publiquement des cadeaux ; chez les Romains, cet acte est puni de la peine capitale163 ». Polybe est supposé décrire le fonctionnement du gouvernement romain de l’époque de la Deuxième Guerre Punique, mais d’autres exposés (comme les renseignements sur l’affermage des contrats publics164) montrent qu'il prend pour modèle le gouvernement romain de son époque, entre 150 et 140 av. J.-C. Cependant, le mot dôra ne comporte de connotation spécifique, puisqu'il peut aussi bien faire référence à de simples cadeaux qu'à des pots-de-vin165. Il est donc impossible de considérer ce

161 Cic. Att. 4.19.1. Texte traduit p. 307. 162 Cic. Or. 2.280.

163 Pol. 6.56.4. 164 Pol. 6.17.

165 Cf. Liddle-Scott, s.v. dôron. Cf. Harvey (1985) 82ss sur le vocabulaire employé en grec pour désigner la

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passage comme un témoignage sûr concernant le recours à l’argent dans les élections romaines à cette époque.

L'usage de la monnaie en politique ne supprima pas les dons en nature. Au contraire, ces derniers sont restés des éléments indispensables à toute carrière politique. L’échec de Tubero aux élections illustre clairement ce point. A la mort de Scipion Emilien, son parent, il fut chargé par la famille de préparer un epulum, ce qu’il fit sans toutefois renoncer à ses principes : « Et ce stoïque très cultivé recouvrit des petits-lits à la Punique avec des peaux de chevreaux et exposa de la vaisselle de Samos comme si le mort était Diogène le Cynique et qu’il ne s’agissait pas d’honorer l’Africain, ce héros166 ». Le peuple

se sentit lésé et Tubero fut défait lors des élections à la préture167. Tout soupçon d’avarice devait être évité par le futur candidat qui voulait faire preuve de magnificence168. En 63 av. J.-C., la lex Tullia finit par interdire ces pratiques, n'autorisant que les célébrations arrangées préalablement par testament. Par contre, les banquets ou les jeux offerts par l’ami du candidat ne pouvaient pas être considérés comme ambitus. La lacune dans la loi était assez évidente. Selon l’accusateur de Muréna : « Des spectacles ont été donnés pour les tribus et des invitations pour des dîners ont été distribuées indistinctement169 ». Cicéron allégua : « Toutefois, Murena n’a pas du tout été mêlé à cela et ses amis l’ont fait suivant nos traditions et avec modération170 ». Cette lacune est comblée dans la lex coloniae

Genetivae quelques années plus tard (vers 44 av. J.-C.)171. Cette loi municipale excluait la célébration de banquets par le candidat pendant l’année où il briguait une charge et elle incluait dans l’interdiction des agapes offertes par d’éventuels amis ou familiers suae

mot nk.t voulait dire « quelque chose » ou « bien » et était parfois employé comme synonyme de pot-de-vin. Cf. Vernus (1993) 104 : e.g. les exactions de Paneb, chef d’équipe d’une des tombes du pharaon à cette époque. Le texte (P.Salt. 124, r° 1.18) dit : « Paneb donna quelque chose », ce qui était en réalité un pot-de- vin.

166 Cic. Mur. 75-76: « Atque ille homo eruditissimus ac Stoicus stravit pelliculis haedinis lectulos Punicanos

et exposuit uasa Samia quasi uero esset Diogenes Cynicus mortuus et non diuini hominis Africani honestaretur ».

167 Cic. Mur. 76.

168 Cic. Off. 2.58. Le sujet est récurrent dans le De officiis : 2.64 ; 2.75 ; 2.77. 169 Cic. Mur. 72 : « At spectacula sunt tributim data et ad prandium volgo vocati ».

170 Cic. Mur. 72 : « Etsi hoc factum a Murena omnino, iudices, non est, ab eius amicis autem more et modo

factum est ».

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petitionis causa, pour soutenir sa candidature. La loi limitait aussi le nombre de

bénéficiaires à neuf personnes172.

Quelques procédés en nature, comme les congiaria, sont peu attestées au dernier siècle de la République. Ce n’est que vers la fin de cette période que nous retrouvons quelques allusions datées entre 51 et 44 av. J.-C. Les trois auteurs de congiaria sont traités avec mépris : il s’agit du triumvir Antoine, de l’ennemi de Cicéron Munatius Plancus Bursa et de son jeune neveu Quintus173. Ces distributions en nature, puis en espèces, notamment au moment des élections, semblent être tombées en désuétude vers la fin de la République ou avoir été incluses dans les banquets et, donc, n’étaient pas mentionnées par les sources.

Comme l’ont montré les cas de Tubero et de Murena, les banquets à des fins politiques ont continué d'être organisés en dépit des lois. Dans le troisième livre des Res

rusticae de Varron, les participants au dialogue s’engagent dans une discussion au milieu

d’une élection des édiles marquée par un épisode de fraude électorale174. Quelques remarques sur la célébration fréquente des epula à Rome émaillent une conversation sur la montée des prix des denrées de luxe: « Combien d’années où tu ne vois pas un banquet (epulum), un triomphe ou un dîner des innombrables associations qui font maintenant flamber la cherté des cours? A cause du luxe, dit-il, en quelque sorte, il y a tous les jours un banquet (epulum) à l’intérieur des portes de Rome175 ». Nous avons vu que l’importance des banquets en rapport avec les élections et les sommes d’argent y dépensées peuvent en partie expliquer l’augmentation du prix des produits de luxe, bien que ces banquets électoraux ne fussent pas les seuls à avoir lieu à Rome à l’époque de Varron.

Les pratiques politiques romaines connurent une évolution importante, du recours exclusif aux moyens en nature vers le recours mixte aux dons en nature et en espèces. Il

172 Lex coloniae Genetivae, éd. Crawford (1996) 132. Cf. Fascione (1988) 179–88. Les éditeurs du texte dans

Roman Statutes (Crawford (1996) 454) ont remarqué que ce chapitre était rédigé avec des subjonctifs au lieu d’impératifs, comme il était usuel dans les lois. Ils forment l'hypothèse que la loi ait été à l’origine une rogatio dont on aurait oublié de changer le temps des verbes; ils identifient volontiers ce chapitre avec la lex Tullia de ambitu.

173 Sur M. Antonius : Cic. Phil. 2. ; Att. 16.8.2. Sur Plancus: Cic. Fam. 8.1. Sur Quintus Cicéron le Jeune :

Cic. Att. 10.7.3.

174 Varr. RR. 3.5.18. Sur cette tentative de bourrage des urnes, cf. l’hypothèse de C. Virlouvet (1996) 873-91. 175 Varr. RR. 3.2.16 : « quotus quisque enim est annus, quo non uideas epulum aut triumphum aut collegia non

epulari [quae nunc innumerabiles incendunt annonam]? sed propter luxuriam, inquit, quodam modo epulum cotidianum est intra ianuas Romae ».

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faut donc renoncer à considérer la fin de la République comme une époque où la corruption prend nécessairement une forme monétaire.

Les dons en nature étaient habituels dans une société faiblement monétarisée. Les funérailles, les triomphes et les élections offraient à l'aristocratie des occasions d'étaler sa magnificence et de s’attirer la bienveillance du peuple. Les moyens à disposition étaient variés : les banquets, les jeux funéraires (composés de représentations théâtrales et de luttes de gladiateurs) et les distributions. Le concept de « proto-corruption » nous a été utile pour étudier ces aspects et pour tracer les origines de ce qui sera plus tard considéré comme de la corruption. Une fois décrite la protohistoire de la corruption à Rome, il faut analyser ce phénomène d'abord d’un point de vue structurel, avec une analyse de trois grandes catégories de corruption (électorale, politique et judiciaire), puis d’un point de vue financier.

Chapitre 2. La corruption électorale

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« Là où avaient lieu alors les comices, maintenant se tient un marché1 ».