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Contre qui les lois sur l'ambitus sont-elles dirigées?

2. La corruption électorale à la fin de la République romaine

2.4. Le cadre juridique du délit de corruption électorale

2.4.2. Contre qui les lois sur l'ambitus sont-elles dirigées?

Les Romains connus pour avoir été condamnés pour ambitus faisaient presque tous partie des rangs des sénateurs ; il s’agissait exclusivement de candidats aux élections. Certaines lois promulguées au Ier siècle av. J.-C. essayèrent d’élargir le cercle aux divisores, dont la position à cet égard n’est pas claire. En 67 av. J.-C., le tribun de la plèbe Cornelius voulut faire approuver une loi plus stricte par le Sénat, même si celui-ci s’opposait à cette initiative car, à son avis, les juges pourraient être réticents à imposer des peines trop sévères208. Nous ignorons si le Sénat faisait référence au fait que les divisores pourraient

alors être jugés pour corruption électorale ou s’il évoquait des peines plus lourdes pour les candidats. Le consul Calpurnius Piso promulgua avec l’appui du Sénat une loi d’ambitus, cette fois-ci plus indulgente que la proposition de Cornelius, mais les sources restent ambiguës sur le rôle et la responsabilité des divisores. Le jour du vote de la loi, ces derniers

207 Lex Acilia repetundarum, éd. Crawford (1996) l. 12-24. 208 DC. 36.38.4–5.

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s’insurgèrent et le consul dut intervenir par un senatus consultum ultimum pour continuer le vote209.

Il faut s’interroger également sur la position des bénéficiaires des pots-de-vin. En 63 av. J.-C., le Sénat connut une situation similaire à celle qui avait été engendrée par les discussions sur la loi d’ambitus de 67 av. J.-C. Servius Sulpicius Rufus proposa une loi qui fut tenue pour trop radical par le Sénat210. Le contenu de cette proposition, qui aboutit à la

lex Tullia de ambitu, plus modérée, fut toutefois repris par Cicéron dans son plaidoyer Pro Murena. Etant donné que l’orateur désirait dévaloriser le projet et le présenter comme un

exemple de radicalisme, il faut analyser quelques accusations pour essayer d’identifier ses éléments constitutifs : « Ta voix a demandé un châtiment plus grand pour les plébéiens ; tu as agité les esprits des tenuiores (.…) Tu as réclamé la confusion des votes, † l’extension de la lex Manilia †, la distribution égale de l’influence, de l’autorité et des suffrages211 ».

L’identification des personnes qui sont désignées comme tenuiores est cruciale pour comprendre la proposition de loi de Servius Sulpicius Rufus. Selon E. S. Gruen, les

tenuiores, qui représentent en général les membres de la plèbe, sont en l'occurrence les

seuls divisores212 ; à ces derniers, C. Nicolet ajoute tous ceux qui vivaient de la vente de

leurs votes213. L’emploi du mot tenuiores dans les œuvres de Cicéron montre pourtant que celui-ci désignait par ce terme les gens de bas statut, les plébéiens214.

Il faut examiner préalablement ce que Cicéron qualifie de châtiment destiné aux plébéiens. Il se peut qu'avec la rogatio Cornelia, Servius Sulpicius Rufus ait voulu étendre le champ d'application de la loi : une telle interprétation impliquerait que les citoyens, c’est- à-dire les récepteurs des pots-de-vin, y étaient également inclus. Cette suggestion était assez radicale puisque aucune loi sur l’ambitus n'a, à notre connaissance, jamais visé qui que ce soit d'autre que les donneurs de faveurs illégales. A la fin de la phrase citée ci-dessus,

209 Asc. 76C. Texte traduit dans p. 69 ; cf. aussi p. 55.57.

210 Cf. Cic. Brut. 41 ; Phil. 9.11. Sur ce juriste, cf. Michel (1975) 181–95.

211 Cic. Mur. 47 : « Poena gravior in plebem tua voce efflagitata est ; commoti animi tenuiorum (….)

Confusionem suffragiorum flagitasti, †praerogationum legis Maniliae†, aequationem gratiae, dignitatis, suffragiorum ». Sur ce plaidoyer, cf. Pierpaoli (1997) 231ss.

212 Gruen (1974) 220. 213 Nicolet (1988) 410.

214 Cf. Cic. Leg. 3.24 (« temperamentum quo tenuiores cum principibus aequari se putarent ») ; Part. Or. 117

(« qui tenuioris ordinis essent») ; Flacc. 15 (« tenius praemio ») ; 2Verr. 3.89 (« homines tenuis »), etc., et même dans le Pro Murena: 70 (« homines tenues »; « tenuiorum amicorum »), 71 (« observatia tenuiorum »), 72 (« haec homines tenuiores ») et 73 (« commoda tenuiorum »). Cf. Oxford Latin Dictionary, s. v. tenuis ; Hellegouarc’h (1963) 471.

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Cicéron enchaîne des accusations de confusion de suffrages et mentionne l'introduction éventuelle de mesures radicales. Tous ces détails semblent faire allusion à un sujet assez épineux, soit le recensement des affranchis au sein des tribus215. En dépit de l’incertitude sur le sens de cette phrase, elle semble faire bel et bien référence à une éventuelle lex

Manilia : il pourrait s’agir de la lex Manilia de libertinorum suffragiis, passée en 66 av. J.-

C. qui prescrivait de répartir les affranchis dans toutes les tribus au lieu de les inscrire dans les quatre tribus urbaines216. Au sein de celles-ci, leur pouvoir numérique était noyé face aux trente et une tribus rurales. Comme cette loi fut votée sans avoir respecté le délai obligatoire entre la proposition de la loi et le vote, le Sénat l’annula. La « confusion des suffrages » était une allusion à cette loi à cause de l’inclusion des affranchis dans les tribus rurales.

Nous ne pouvons toutefois pas établir à partir des accusations de Cicéron si ces propositions avaient réellement été suggérées par Sulpicius Rufus ou si les renseignements offerts par Cicéron dans son discours sont dus à des exagérations rhétoriques de la part de l’orateur. En dépit de cette incertitude, cette proposition de loi poussa le Sénat à passer une mesure moins radicale, à savoir la lex Tullia de ambitu, qui interdisait les jeux et les banquets pendant les deux ans précédant une candidature, sauf s’ils étaient ordonnés par un testament217. Ce texte reflète pourtant le besoin d’une législation spécifique puisque la même année quelques candidats avaient sollicité du Sénat qu’il se prononce sur l’interprétation de la lex Calpurnia de ambitu218. Il semble que la proposition visant à punir

tous ceux qui recevaient des pots-de-vin fut mise à l’écart. Les lois ne semblent pas s’attarder sur eux.