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2. La corruption électorale à la fin de la République romaine

2.2. Les élections et la corruption électorale

A Rome, la campagne électorale pouvait commencer longtemps avant les élections. En effet, la lex Tullia de ambitu interdisait l’offre de banquets ou de jeux au peuple dans les deux ans préalables10. Les sources mentionnent néanmoins une procédure, connue sous le nom de professio, qui marquerait le début officiel d’une campagne électorale. Dans un premier temps, cette professio ne semble pourtant pas obligatoire11 ; cette caractéristique changea à un moment inconnu de la République tardive12. Les sources qui en font mention relèvent notamment son rôle dans le déclenchement de la guerre civile, à savoir, l’affaire de l’éventuelle professio in absentia de César en 50 av. J.-C. La déclaration de candidature devait être effectuée au moins un trinundinum avant le vote (vingt-quatre jours13), et à

l’intérieur de la ville, ce qui empêchait les généraux qui attendaient leur triomphe à

8 Varr. L.l. 7.30 : « Profectum a verbo ambe, quo inest in ambitu et ambitioso ». Cf. étymologie similaire dans

Fest. Verb. sign. 15-20L.

9 Fest. Verb. sign. 5.6–9L : « Ambitus (…) crimen avaritiae vel affectati honoris ». Grandazzi (1991) 120-23

veut voir dans l’œuvre de Festus une compilation des écrits de Verrius Flaccus ; l’ordre de cette sorte de dictionnaire serait alphabétique, thématique et philologique.

10 Cf. p. 57.

11 Liv. 26.18.7 ; sur la professio, cf. Daremberg et Saglio (1877–1919) s.v. magistratus. 12 Sur son caractère obligatoire, cf. Astin (1962) 252–55, pace Mommsen (1874) 471ss, 501ss. 13 Cic. Fam. 16.12.3; Sall. BC. 18.

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l’extérieur du pomerium de se présenter aux élections sans être privés de cette récompense pour leur commandement14. Cette prohibition était renforcée par une loi, probablement de 62 av. J.-C. et confirmée par Pompée en 52 av. J.-C., qui entérinait la nécessité d’effectuer la déclaration de candidature en personne à moins d'être au bénéfice d'une dérogation15. Le

magistrat qui surveillait les élections ne pouvait pas refuser une candidature ; il pouvait pourtant refuser d’accepter des votes pour ce candidat, ce qui revenait pratiquement au même résultat16.

Le jour des élections, les citoyens se rendaient au Champ de Mars où ils votaient, séparés par des barrières ou saeptae17. Les magistrats se trouvaient dans un lieu surélevé ou

tribunal, accompagnés par des custodes ou amis du candidat qui allaient surveiller les urnes

(cistae). Les citoyens y accédaient à travers des passerelles (pontes) ; celles-ci figurent dans la loi de Marius (119 av. J.-C.) qui exigeait la diminution de leur largeur afin d’éviter que des tierces personnes puissent influencer le vote18.

Avant le vote, les magistrats prenaient les auspices pour guetter de bons ou de mauvais augures. Cet acte pouvait être sujet à d’éventuelles manipulations de la part des magistrats car ils pouvaient proclamer qu’ils avaient vu un mauvais signe et arrêter le vote. En 57 av. J.-C., Milon voulut empêcher les élections et annonça qu’il consulterait les cieux chaque jour durant les comices ; en effet, il passait toute la journée dans le Champs de Mars depuis minuit pour s'opposer à la tenue des élections19. En 55 av. J.-C., Pompée, élu consul pour la deuxième fois, annonça qu’il avait entendu un coup de tonnerre afin de bloquer le vote qui devait élire Caton le Jeune comme préteur20.

Après la convocation des électeurs21, un magistrat faisait une prière aux dieux, répétée également après l’élection22. Les électeurs étaient renvoyés (summovere populum)

14 Plut. Caes. 13.

15 Loi de 62 av. J.-C.: Cic. Leg. agr. 2.24; App. BC. 2.8; Suet. DI. 18; Plut. Mar. 12 (qui date la loi de 104 av.

J.-C.). Ratifiée par Pompée en 52 av. J.-C.: DC. 40.56; Suet. DI. 28. Cf. Levick (1981) 378–88, pour une vue opposée à l’idée de la professio obligatoire préalable à la loi de Pompée en 52 av. J.-C. B. Levick soutient qu’il était question d’un acte plus informel.

16 Liv. 39.39 (candidature de Q. Fulvius Flaccus en 184 av. J.-C.); cf. Liv. 3.64.5 (449 av. J.-C.) ; Liv. 7.22.8

(351 av. J.-C.) ; Liv. 9.46.2 (candidature de C. Flavius); Liv. 10.15.10–1 (296 av. J.-C.) ; Liv. 25.2.5 (candidature de Scipion l’Africain pour l’édilité) ; Val.Max. 3.8.3 (cf. Cic. Att. 1.1.1 ; candidature de M. Lollius Palicanus refusée) ; Asc. 89 C (candidature de Catilina).

17 Cf. Serv. Ad Virg. Buc. 1.33.

18 Plut. Mar. 4.2; Cic. Leg. 3.38; cf. Chapitre 2.3.2.1.(p. 59-60). 19 Cic. Att. 4.3.3-4.

20 Plut. Cat. min. 42.

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et, dans le cas des élections par centuries, la centuria praerogativa était choisie par tirage au sort, ce qui déterminait quelle centurie allait voter en premier23. Bien que le reste des citoyens ne soient pas obligés de voter pour le même candidat que la centuria praerogativa, les Romains considéraient que ce vote était déterminant; il est évident que le vote de cette première centurie avait de l’influence sur le reste de l’élection24. Cette étape était

susceptible de donner lieu à des manipulations. En 54 av. J.-C., deux candidats offrirent dix millions de sesterces à la centuria praerogativa en échange de leur vote et de l’élimination d’un de leurs rivaux25.

Les électeurs étaient convoqués aux urnes selon le type de magistrats qu’ils allaient élire26. Les comices tributes, composés de trente-cinq tribus, élisaient les édiles et les tribuns de la plèbe, tandis que les comices centuriates, composés de 193 centuries, élisaient les consuls, les préteurs et les censeurs. Dans le cas des tribus, si l’une d’entre elles n’avait pas assez de membres, le magistrat qui présidait les élections choisissait des citoyens d’autres tribus pour la compléter27. En principe, lorsque plus de la moitié des tribus ou des centuries avaient voté dans le même sens, l’élection s’arrêtait car les magistrats étaient déjà élus28. En cas de rivalité entre plusieurs candidats, le vote n’était pas uniforme et toutes les tribus ou toutes les centuries devaient être appelées à voter29. Cette éventualité impliquait que le candidat ne pouvait pas se limiter à donner pour acquise sa tribu ou sa centurie et compter sur ses amitiés ; il courait toujours le risque que les centuries composées de citoyens moins riches fussent appelées à voter au cas où l'élection serait serrée.

On avait recours à des pratiques douteuses, par exemple, au moment où tous les citoyens étaient réunis et attendaient leur tour de voter. En 115 av. J.-C., Marius fut accusé de corruption électorale car un esclave appartenant à son ami Cassius Sabaco avait été surpris à l’intérieur de l’enceinte du vote. La présence de cet esclave semble liée à une

22 Cic. Mur. 1; cf. Liv. 39.15.1.

23 Fest. Verb. sign. p. 290L.

24 Cic. Planc. 49. Pace Taylor (1949) 204, qui pense que cette affirmation est une exagération rhétorique de

Cicéron et Rosenstein (1995) 58-66 qui propose l’idée que les Romains ne considéraient pas que cette centurie était choisie par les dieux.

25 Cic. QF. 2.14.4.

26 La formule de convocation aux urnes a été conservée dans Varr. L.l. 6.88. 27 Cic. Sest. 109.

28 Cf. Cic. Rep. 2.39; Dion. Hal. 7.59. 29 Cf. Yakobson (1992) 48.

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éventuelle distribution de pots-de-vin30. En 54 av. J.-C., Cicéron rapporte un fait de même nature : « Avant les comices, j’ai vu de l’argent distribué dans un endroit parmi les tribus, sous les yeux de tout le monde31». Il y a deux mots clés dans cette phrase : premièrement,

uno loco, qui signale que de telles distributions étaient géographiquement circonscrites.

Deuxièmement, la lex Tullia de ambitu, encore en vigueur, permettait les distributions

tributim, c’est-à-dire par tribus32. L’adverbe palam choisi par Cicéron témoigne de l’illégalité de cet acte. Il semble que les auteurs de ces distributions ne désiraient pas se cacher, bien que les distributions mêmes soient illégales. Le ton récriminateur de la lettre de Cicéron suggère bien cette interprétation.

Une fois que le citoyen avait traversé les passerelles, il arrivait au podium où il devait voter. Le sens du vote était déterminé par plusieurs motifs. Il faut mentionner préalablement les liens de patronage. Le patronage à Rome était une relation de nature sociale, et non pas juridique ; il y avait même la possibilité d’entretenir plusieurs liens en même temps33. Quant au rapport entre patronage et corruption électorale, A. Wallace- Hadrill a signalé que déjà le concept de corruption électorale suggère que le patronage était en crise. A la fin de la République, le patronage n’était qu’une des méthodes à disposition pour accéder au pouvoir34.

Le candidat pouvait s’assurer en outre le vote des membres de sa tribu par l’entremise de distributions, jeux et banquets qu’il leur offrait. Ces distributions aux

contribules n’étaient pas tenues pour de la corruption électorale ; elles mettaient en relief la

générosité du candidat. Ce dernier pouvait avoir recours à ces amis pour qu’ils effectuent ces mêmes distributions en son honneur dans leurs propres tribus, comme moyen légal. La

captatio du vote auprès des membres d’autres tribus par le candidat à travers de banquets,

jeux ou distributions fut punie comme corruption dès 63 av. J.-C., peut-être aussi dès 67 av. J.-C35.

30 Plut. Mar. 5.4-7.

31 Cic. Att. 4.19.1 : « vide nummis ante comitia tributim uno loco divisis palam ». Cf. Kardos (1998) 143ss,

qui analyse la vision du Campus Martius et l’enceinte de vote dans les œuvres de Cicéron.

32 CIL 1.583.14; Varr. L.l. 5.181; cf. OLD. s.v. tributim. 33 E.g. Cic. Rosc. 106; cf. Wallace-Hadrill (1989) 66. 34 Wallace-Hadrill (1989) 71.

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A l’époque du vote oral, la voix du citoyen était comptabilisée au moyen d’un point (punctum) effectué sur la liste des noms des candidats36. Dès 139 av. J.-C., la lex Gabinia

tabellaria institua le vote secret pour les comices électoraux. Le caractère et les

implications de cette loi seront analysés en profondeur ci-dessous37 ; il faut prendre en

considération qu’elle diminuait les pressions éventuellement exercées par les magistrats au moment du vote. Selon Cicéron, cette loi protégeait la liberté38 . Néanmoins, le vote secret n’empêchait pas la corruption électorale. Les citoyens pouvaient maintenant voter librement, sans devoir obéir à d’éventuelles pressions ou rendre des comptes à celui qui leur avait offert un pot-de-vin. En outre, le vote secret était susceptible d’autres types de manipulations. En 53 av. J.-C., Caton le Jeune, en qualité de surveillant (custos) d’une des urnes pendant l’élection de son ami Favonius, fit arrêter le vote car il se rendit compte que plusieurs bulletins avaient été écrits de la même main39. Supposant que quelqu’un avait offert aux électeurs ces tablettes déjà préparées afin de s’assurer du sens de leur vote, il exigea que l’élection soit annulée. Nous avons déjà mentionné la mise en scène de l’ouvrage de Varron, De re rustica. Au troisième livre, des cris interrompent la conversation entre l’écrivain et ses amis ; quelqu’un avait découvert une tentative de bourrage des urnes avec des tesserulae40.

Finalement, les résultats étaient annoncés et les nouveaux magistrats étaient proclamés. Varron et ses amis escortèrent leur candidat victorieux jusqu’au Capitole41, marquant ainsi la fin des élections. Dans ce cadre, nous avons déjà été confrontés à plusieurs actes illicites qui pouvaient être commis, comme les distributions d’argent aux électeurs, l’offre de jeux ou de banquets aux citoyens ou le bourrage des urnes. Par la suite, nous allons analyser les problèmes récurrents après la Deuxième Guerre Punique, soulignant en même temps leurs antécédents afin de percevoir l’évolution de la corruption électorale.

36 Vaahtera (1990) propose que les votes étaient comptés avec des cailloux au début de la République. 37 Cf. pages 54, 59.

38 Cic. Leg. 3.39 : « habeat sane populus tabellam quasi vindicem libertatis ». Cf. même expression dans Cic.

Leg. agr. 2.4 (« tabellam vindicem tacitae libertatis »).

39 Plut. Cat.min. 46.2. Le fait que plusieurs tablettes aient été rédigées de la même main pourrait refléter le

degré restreint d’alphabétisation des citoyens romains à la fin de la République.

40 Varr. R.R. 3.5.18. Virlouvet (1996) 884ss soutient que ces tesserulae pourraient être en réalité des tesserae

frumentariae, bien qu’elle refuse de déduire de ce passage l’emploi de contremarques pour la procédure de vote.

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