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2. La corruption électorale à la fin de la République romaine

2.3. La corruption électorale comme un élément illicite de la norme : actes et mesures

2.3.2.4. Les distributions en nature et en espèces

Depuis le début du IIe siècle av. J.-C., certains membres de l’élite considéraient les distributions comme un moyen électoral illégal, ou du moins contraire à l'esprit des lois en vigueur. En 189 av. J.-C., le général M’. Acilius Glabrio retourna à Rome après sa victoire sur le roi Antiochos et s’apprêta à briguer la censure159. Dans le cadre de son triomphe, il distribua aux citoyens des congiaria, c’est-à-dire des mesures d’huile ou de vin ; aucune loi n’empêchait pour le moment ce type de distributions. La largesse de Glabrio fut récompensée par la reconnaissance du peuple : « La faveur du peuple penchait vers Glabrio, qui avait multiplié les congiaria, par lesquelles il s’était lié un grand nombre de citoyens160 ». Cette influence croissante provoqua la réaction de certains sénateurs :

« Comme un si grand nombre de nobles était contrarié qu’un parvenu (homo novus) soit préféré, P. Sempronius Gracchus et C. Sempronius Rutilus le citèrent en justice. Ils l’accusèrent de ne pas avoir apporté dans son triomphe ni rendu au trésor public une partie de l’argent du roi et du butin saisi dans le camp d’Antiochos161 ». Acilius Glabrio fut accusé vraisemblablement de peculatu pendant sa campagne électorale. Il faut souligner que l’accusation n'était pas directement liée aux distributions mais à un éventuel détournement d’argent de la part du général ; en effet, les sénateurs s’attaquèrent à la provenance de l’argent employé pour les distributions. L’accusation était clairement politique ; pendant le procès, M. Porcius Cato, lieutenant de Glabrio et également candidat à la censure, enfreignit la coutume et témoigna contre son supérieur. Le iudicium populi contre Glabrio fut arrêté dès le moment où ce dernier avait annoncé son retrait de la

157 Plin. NH. 36.116-20. 158 Cf. P. 101-106.

159 Cf. Dondin-Payre (1993) a rédigé une étude de cette famille pendant toute la période romaine (IIIe av. J.-C.

– Ve apr. J.-C.).

160 Liv. 37.57.10 : « In hunc maxime, quod multa congiaria †tribuerat† quibus magnam partem hominum

obligarat, favor populi se inclinabat ».

161 Liv. 37.57.10 : « Id cum aegre paterentur tot nobiles nouum sibi hominem tantum praeferri, P. Sempronius

Gracchus et C. Sempronius Rutilus, ei diem dixerunt, quod pecuniae regiae praedaeque aliquantum captae in Antiochi castris neque in triumpho tulisset neque in aerarium rettulisset ».

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campagne électorale162. Même si nous n’entrons pas ici dans la question de la véracité de l’accusation de détournement contre Glabrio, la question de l’argent fut une excuse pour s’attaquer à lui à cause de ses distributions lors de son triomphe, peu de temps avant les élections. Tite-Live signale explicitement que certains nobles regardèrent ceci d’un mauvais œil et pour cette cause tentèrent de l’écarter de la campagne électorale. Les

congiaria étaient néanmoins mis en pratique par la suite ; ces distributions furent plus tard

interdites par les lois.

Les distributions ont été admises dans le cadre de la tribu du candidat, dont on attendait qu'il marque son attachement vis-à-vis de ses contribules. L’affaire de Glabrio a peut-être donné lieu à la promulgation de deux lois destinées à limiter la libéralité des candidats : la lex Cornelia Baebia de ambitu (181 av. J.-C.) et la lex [Cornelia Fulvia] de

ambitu (159 av. J.-C163). L'objet de ces lois nous est inconnu. Mais il apparaît qu' en 116 av. J.-C., de telles distributions faisaient déjà l'objet de limites strictement appliquées, comme l’accusation de corruption électorale contre P. Rutilius Rufus le suggère: son rival prétendait que les livres de comptes de Rutilius montraient qu’une somme d’argent avait été destinée à payer certains électeurs164.

Deux coupes de couleur rouge présentent un graffiti à l’intérieur dont la datation est encore controversée. Les experts ont réussi à dater la céramique du Ier siècle av. J.-C. grâce à la méthode de la thermoluminescence ; ils n’ont pourtant pas pu établir une date pour les graffiti165. La première inscription fait allusion à L. Cassius Longinus, élu préteur en 66 av.

J.-C. ; dans la coupe, il exprime son soutien à la candidature de Catilina aux élections de 62 av. J.-C. : « Cassius Longinus, qui demande les suffrages pour Catilina166 ». La deuxième coupe évoquele nom d’un autre candidat: « M. Caton, qui brigue le tribunat de la plèbe167 » ; il s’agit de Caton le Jeune, élu effectivement tribun cette même année. La morphologie des inscriptions conserve des traits républicains, similaires à ceux attestés dans certaines lois épigraphiques ; par exemple, il faut noter le quei pour qui. Panciera

162 Liv. 37.57-58. Cf. p. 114 ; 148.

163 Liv. Epit. 47. Selon Sandberg (2001) 41-42, il existe une tendance dans l’historiographie qui préfère

attribuer des lois inconnues aux magistrats curules, comme dans ce cas, nommant la loi Cornelia Fulvia. Quant à lui, l'auteur attribue ce type de loi aux tribuns de la plèbe.

164 Sur les accusations portées contre Rutilius Rufus, cf. Cic. Brut. 113. Cf. chapitre 1.6.3. (p. 33) sur la

monétarisation de la vie politique.

165 Cf. Panciera (1980) 1644-50 pour des analyses morphologiques, syntaxiques et graphologiques. 166 Ed. Panciera (1980): « L Casius Longinu(s) quei Catilinae {su}/sufragatur ».

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affirme que l’analyse de l’écriture montre qu’elle est parente de l’écriture cursive romaine du Ier siècle av. J.-C168.

Certains spécialistes ont émis des doutes à propos de l’authenticité des graffiti à cause de la présence de noms aussi connus que Catilina et Caton. Il faut souligner qu’aucune source, qui aurait pu servir de base aux éventuels faussaires, ne mentionne l’offre de ce type de coupes avec des inscriptions à caractère électorale aux citoyens. Il est également possible que le nom de ces deux importants politiciens républicains, connus de tout lecteur de Cicéron et de Salluste, ait pu aider à la conservation de ces coupes par des gens d’époque impériale et après. Ces coupes, de fabrication très simple, ne trouveraient leur raison d’être chez un membre de l’élite que précisément grâce à la mention de personnes aussi célèbres.

Prenant cette hypothèse en considération, il semble que Caton et un ami de Catilina avaient offert aux citoyens ces coupes dans l’éventuel cadre d’un banquet ou d’une distribution pendant la campagne électorale. Etant donné la taille des coupes, d’environ 4 cm. de profondeur, elles n’auraient pas pu contenir une grande quantité de liquide. Il est possible qu’elles aient pu être employées comme coupe dans un banquet, où la boisson aurait été versée dans les coupes plusieurs fois. Celles-ci pourraient représenter un de rares témoignages archéologiques de la corruption électorale car, cette même année (63 av. J.- C.), la lex Tullia de ambitu avait interdit tout banquet offert par les candidats. La présence de Cassius Longinus en tant qu’ami de Catilina n’est pas gratuite. Dans sa défense de Murena, Cicéron dut admettre que les amis de son client avaient effectué, au nom du candidat, des distributions et donné des banquets au peuple. Il s’agissait d’une des lacunes de la lex Tullia, qui défendaient aux candidats d’agir de telle sorte ; leurs amis pouvaient le faire sans tomber sous le coup de la loi. L’offre par Caton le Jeune d’un tel banquet aurait enfreint la loi, sauf si le candidat l’avait organisé pour sa propre tribu, probablement la tribu

Papiria169. Ces deux coupes s’inséreraient alors dans le contexte de la vie politique de la fin de la République.

168 Panciera (1980) 1650. Pancier a établi cette identification par comparaison avec les modèles repris dans H.

B. Van Hoesen, Roman Cursive Writing (Princeton, 1915); A-C et L. Schiaparelli, La scrittura latina nell’età romana (Como, 1921) 39-105.

169 Cf. Taylor (1960) 248 signale que la tribu Papiria était celle de Caton le Censeur et, selon son

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