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2. La corruption électorale à la fin de la République romaine

2.3. La corruption électorale comme un élément illicite de la norme : actes et mesures

2.3.2.3. Les jeux et les banquets

Les jeux et les banquets se prêtaient fort bien aux largesses des candidats envers les électeurs, même si les banquets n’étaient en principe pas liés uniquement à la corruption électorale131. Depuis le IIe siècle av. J.-C., les lois somptuaires132 visaient à réduire les

sommes d’argent que l’on avait le droit d'investir entre autres dans ces réunions, bien que la

luxuria ait constitué, aux dires de A. Wallace-Hadrill, une nécessité sociale dans une

société très compétitive133. Selon E. Gabba, les lois somptuaires avaient pour but premier de conserver l’intégrité patrimoniale des membres de l’élite et, de cette manière, leur position en politique et au sein de la société134. L’antiquaire Aulu-Gelle offre une vue

d’ensemble sur ces lois ; les renseignements qu’il fournit sont probablement tirés d’une oeuvre du juriste d’époque augustéenne C. Ateius Capito135. Elles limitaient les dépenses des sénateurs dans plusieurs domaines, notamment pour les banquets, les funérailles, les

125 Cic. Mur. 70; 73. 126 Cic. Mur. 67–68. 127 Cic. Mur. 70.

128 Cic. Mur. 70: « Doce mercede; concedam esse crimen ». 129 Asc. 82–83C ; Mur. 71

130 Sur la violence pendant ces années, cf. Lintott (1968) 189.

131 Landolfi (1990) 79 souligne que les banquets constituaient un moyen très utile pour créer un consensus

électoral.

132 Lois somptuaires : Lex Orchia (182 av. J.-C.); Lex Fannia (161 av. J.-C.), lex Didia sumptuaria (143 av.

J.-C.), lex Licinia (c. 131 av. J.-C.), lex Cornelia (81 av. J.-C.) et lex Antia sumptuaria (70-68 av. J.-C.).

133 Wallace-Hadrill (1988) 45-46. 134 Gabba (1988) 40.

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vêtements, les cadeaux et les bâtiments136. Dans le cadre de son vaste programme législatif, le dictateur Sylla promulgua en 81 av. J.-C. la lex Cornelia sumptuaria, qui limitait à trois cents sesterces les dépenses pour un banquet pendant les jours fériés, les Calendes, les Ides et les Nones. Le reste de l’année le coût des banquets ne pouvait pas dépasser trente sesterces137. Macrobe, au Ve siècle apr. J.-C., rappelait que ces mesures n'avaient eu pour

résultat que de faire baisser le prix de marché des marchandises ; le luxe des banquets n’en fut pourtant pas affecté138. P. Wyetzner, au contraire, considère que Sylla avait comme objectif réduire la compétitivité entre les sénateurs à travers ce moyen innovateur qui était le contrôle des prix139.

Dès les années 60 av. J.-C., les lois contre l’ambitus succédèrent progressivement aux lois somptuaires dans la régulation des banquets, ce qui suggère un changement de perspective dans la manière d'envisager ceux-ci. Entre 71 et 68 av. J.-C., la lex Antia

sumptuaria défendait aux magistrats ou aux candidats d’assister aux banquets en dehors

d’occasions exceptionnelles140 ; selon Macrobe, cette loi ne fut jamais respectée141. Il est possible que la lex Calpurnia de ambitu (67 av. J.-C.) ait interdit aux magistrats de participer à des banquets; en 63 av. J.-C., quelques candidats demandèrent au Sénat de ratifier ce point142. A cette époque, l’auteur du Commentariolum petitionis conseille encore Cicéron et aux amis de celui-ci d'organiser à des banquets : « [La générosité, benignitas] se trouve aussi dans les banquets ; fais alors en sorte qu’ils soient offerts par toi et par tes amis sans distinction et par tribus143 ». Un tel conseil mettait en jeu la solidarité entre contribules

et ne tombait pas sous le coup de la loi contre la corruption électorale. L'adverbe passim est ambigu et implique peut-être que le candidat serait bien inspiré d'offrir des festins à tous les citoyens ou du moins à un des personnes externes à sa tribu.

Cicéron vient lever cette ambiguïté lorsqu'il rappelle qu'en 63 av. J.-C., la lex Tullia

de ambitu avait obligé les candidats à s’abstenir d’offrir des festins aux tribus, à l’exception

136 Baltrusch (1989) 40-131 analyse les lois contre le luxe dans tous ces domaines. Cf. une approche

historique des lois somptuaires dans Berry (1994) 63ss.

137 Plut. Sull. 35.4; Cic. Att. 12.35.6. 138 Macr. Sat. 3.17.11–12.

139 Wyetzner (2002) 28; 30-32. 140 Gell. 2.24.13

141 Macr. Sat. 2.13. 142 Cic. Mur. 67.

143 Comm. pet. 44 : « est in conviviis, quae fac ut et abs te et ab amicis tuis concelebrentur et passim et

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de celle à laquelle ils appartenaient, pendant les deux années précédant la brigue d’une magistrature144. Dans la pratique, la loi présentait des lacunes, car elle n'excluait pas l'organisation de banquets par personne interposée, comme les amis du candidat. Alors que l'accusation prétendait que « des spectacles avaient été offerts aux tribus et des invitations à dîner avaient été données en masse145 », Cicéron réplique de manière spécieuse :

« Pourtant, messieurs les jurés, Murena n’a pas été impliqué ; ses amis ont fait tout cela selon la coutume et avec modération146 ». La citation de Cicéron faisait également référence aux jeux : en effet, la lex Tullia de ambitu imposait des restrictions similaires aux candidats dans ce domaine, à défaut d'une disposition testamentaire explicite147. La condamnation de

ambitu en 65 av. J.-C. de Q. Gallius pour avoir offert des jeux de gladiateurs impliquerait

que la lex Calpurnia de 67 av. J.-C. les avait déjà défendus148.

Finalement, la loi municipale de la colonie hispanique Genetiva, rédigée par César et vraisemblablement mise en pratique par Antoine après 44 av. J.-C., s'attaque au même problème et comble les lacunes de la lex Tullia concernant le rôle des amis : « Personne dans la colonie Genetiva après le passage de cette loi, en tant que candidat, n’offrira des dîners pour une candidature, n’invitera quelqu’un un repas, ne tienne des banquets ou ne fera pas frauduleusement en connaissance de cause qu’une autre personne offre des dîners ou invite quelqu’un à dîner pour sa candidature. Il invitera jusqu’à neuf hommes chaque jour pour tenir un dîner, s’il le veut, de bonne foi149 ». Il n'est pas possible d'établir si cette loi reproduisait une mesure en vigueur dans la capitale. Il faut pourtant souligner que ce chapitre de la lex coloniae Genetivae reflète la continuation de la tendance inaugurée à Rome dès les années 60 av. J.-C. : le contrôle des banquets n’est plus le fait des lois somptuaires, mais des lois contre la corruption électorale.

144 Cic. Mur. 67.

145 Cic. Mur. 72 : « At spectacula sunt tributim data et ad prandium volgo vocati ». 146

Cic. Mur. 72 : « Etsi hoc factum a Murena omnino, iudices, non est, ab eius amicis autem more et modo factum est ».

147 Cic. Mur. 67 ; Vat. 37. 148 Asc. 88C.

149 Lex coloniae Genetivae 132, éd. Crawford (1996) : « ne quis in c(olonia) G(enetiua) post h(anc) l(egem)

datam petitor kandidatus (…) mag(istratus) petendi <c(ausa)> conuiuia facito neue at cenam quem{ue}vocato neue conuiuium habeto neue facito sc(iens) <d(olo)> m(alo), quo qui<s> suae petitionis causa conui<ui>um habeat ad cenamue quem{ue} vocet, (…) vocari[t] dumtaxat in dies sing(ulos) h(omines) (nouem)

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Pourquoi les autorités ont-elles tant voulu contrôler ces manifestations ? La ville de Rome n'était pas à l’abri des crises de subsistance: entre 123 et 50 av. J.-C., un tel événement pouvait se produire tous les quatre ou cinq ans150. Dans ces conditions, l'organisation de banquets permettait aux candidats de se substituer aux autorités en place et pouvait mettre en péril leur pouvoir légitime tout en conférant aux bienfaiteurs candidats à une magistrature une popularité disproportionnée.

En outre, la réglementation des jeux était aussi liée à des problèmes de sécurité. Les lois visaient à diminuer le nombre de gladiateurs armés à l’intérieur de la ville de Rome, en augmentation à cause de la surenchère des moyens consacrés aux jeux. La présence de gladiateurs est attestée dans les munera ou jeux funéraires depuis 264 av. J.-C., pendant lesquels trois paires de gladiateurs furent opposées au Forum Boarium151. Ces combats de gladiateurs faisaient partie des funérailles des grandes personnalités politiques, au même titre que les représentations théâtrales (ludi scaenici). En outre, la rivalité entre les membres de l'élite sous la République romaine fut à l’origine de l’inflation des jeux et des spectacles funéraires152. Une cinquantaine d’années après les premiers jeux, en 216 av. J.-C., le munus

en l'honneur de M. Aemilius Lepidus dura trois jours de jeux et vingt-deux paires de gladiateurs y participèrent153. En 200 av. J.-C., les jeux en l'honneur de M. Valerius Lavinus durèrent quatre jours et vingt-cinq paires de gladiateurs y prirent part154. Au début du IIe siècle av. J.-C. la compétition devint encore plus intense : les célébrations à la mort de P. Licinius Crassus en 183 av. J.-C. donnèrent lieu à trois jours de jeux avec cent-vingt gladiateurs, une visceratio et un epulum155. La pratique des jeux et des célébrations funéraires était encore en vigueur au Ier siècle av. J.-C. En 65 av. J.-C., César célébra des jeux funéraires en l'honneur de son père, pendant lesquels il présenta 320 paires de gladiateurs. Son intention d’en engager encore davantage poussa le gouvernement romain à promulguer une loi qui limitait le nombre de gladiateurs qui pouvaient être présents à Rome156. Cette concurrence pour le nombre de paires de gladiateurs engagées s’étendait

150 Cf. Deniaux (1987) 299 ; Garnsey (1988) 14, chaque 5 ans; Cherry (1993) 433, chaque 4 ans.

151 Liv. Epit. 16 ; cf. Val.Max. 2.4.7, qui précise la localisation (Forum Boarium) et Auson. Griphus Ternarii

Numeri. 36–37, qui précise le nombre de paires.

152 Cf. Ville (1980) 57-72 pour une liste des munera funèbres connus. 153 Liv. 23.30.15.

154 Liv. 31.50.4. 155 Liv. 39.46.2. 156 Suet. DI. 10.3

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également au cadre des jeux : en 52 av. J.-C., C. Scribonius Curio offrit un munus, des ludi scéniques et des jeux dans deux théâtres qui pivotaient, devenant un amphithéâtre pour les jeux de gladiateurs157. Tout ceci influençait la vie financière puisque même les candidats avec de ressources moins nombreuses devaient jouer le jeu s’ils voulaient être élus158.