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L'EMERGENCE DU PATRIMOINE EUROPEEN OU LA CONSTRUCTION DE L'EUROPEANITE DU PATRIMOINE : CONSTRUCTION D'UN OBJET

3. Du questionnement d'acteur à l'objet de recherche du chercheur

Au-delà de la construction du « regard éloigné » et du positionnement en tant que chercheur, la seconde démarche qu'il a fallu entreprendre était celle de la construction de l'objet de recherche. Si l'émergence du patrimoine européen a été au cœur des réflexions dés le début du travail de thèse, la problématique a longtemps erré avant d'être formulée et un objet de recherche construit. En effet, avant d'être une problématique, les questionnements sont longtemps restés des questionnements car ils n'étaient pas construits et l'attitude vis-à-vis de l'objet de recherche est longtemps restée celle d'un acteur.

Pour pouvoir construire l'objet de recherche, il fallait régler « la distance à l'objet étudié » (Davallon, 2006 : 22), entre distance et proximité. Cette réflexion s'inscrit déjà dans une logique de recherche et la proposition de J. Davallon d'adopter une « neutralité axiologique » vis-à-vis de l'objet étudié nous semblait alors, et nous semble encore, particulièrement adaptée pour éviter des biais liés à notre fonction dans le système que nous avons choisi d'étudier. « Il convient de considérer l'ensemble social des pratiques de patrimoine comme un objet neutre, non marqué axiologiquement : étudier la production des valeurs et non pas se positionner vis-à-vis d'elles, ni contre elles. » (Davallon, 2006 : 23). Si notre travail souhaite aller au-delà de l'étude de la production des valeurs, il n'en demeure pas moins que l'idée d'une « attitude bienveillante » dans laquelle on ne se positionne ni pour, ni contre les valeurs de l'objet que l'on étudie nous a permis en effet de donner concrètement un sens à la distanciation.

communication implique aussi de comprendre ce qu'est un objet de recherche en sciences de l'information et de la communication. Comme nous avons pu l'indiqué plus haut, cela relève d'un apprentissage des 'codes' et des 'règles' d'un nouveau système. Dans un premier temps, il fallait donc saisir ce qu'est la communication dans la recherche, car on pressent rapidement qu'on n'en donne pas la même définition que celle utilisée et mise en œuvre par les professionnels, et, ici aussi, c'est J. Davallon, qui permet le mieux de la saisir : « la communication vue par les sciences de l'information et de la communication est fondamentalement technique, au sens où elle est une mise en œuvre de savoir, de savoir-faire techniques, de connaissances scientifiques pour produire des objets. Par « objets », il faut entendre ici des supports, des dispositifs, des situations, des règles et des normes, des messages, des échanges – c'est-à-dire des processus communicationnels objectivés. Certain de ces processus objectivés sont de véritables « objets » au sens matériel du terme […], d'autres doivent être « objectivés » par le chercheur […]. Mais tous sont des complexes. » (Davallon, 2004 : 36).

Notre intuition de départ, formulée sur la base d'observations de terrain dans le cadre professionnel, était que le patrimoine européen était régulièrement convoqué dans de nombreux textes soit institutionnels, soit de travail dans les associations, et fondait l'action des unes et des autres. Pourtant, il ne semblait pas que chacun comprenne le patrimoine européen de la même manière. Mais encore : dans des projets transnationaux, le patrimoine européen semblait avoir une diversité de sens qui, au départ, en tant que traductrice, m'a beaucoup surprise, puis en tant que chercheuse, beaucoup interrogée. N'étant pas linguiste, je ne me suis jamais penchée sur la question de cette manière, mais lors des présentations précoces de la recherche engagée, j'aimais partir de l'exemple du mot 'château'. Un château, cela semble être un mot simple, n'ayant pas une polysémie très forte. Et pourtant ! D'une langue à l'autre, d'une culture à une autre, et enfin, d'un système culturel à un autre, le 'château' revêt des définitions, des descriptions, des formulations très diverses et, parfois, traduire le mot 'château' peut s'avérer très complexe. Si le mot 'château' révélait cette complexité, que pouvait-il en être d'une expression telle que le « patrimoine européen » ? Cette petite histoire de 'château' est tout à fait anecdotique, et elle n'est que l'une des nombreuses anecdotes que nous avons partiellement évoquées plus haut qui constituent ce que nous appellerons la « base intuitive » du travail. Il aura fallu le temps de la thèse et de la construction de l'objet de recherche pour faire de cette « base intuitive » une véritable problématique, capable de guider l'ensemble du travail.

Nous avons choisi d'aborder la présentation de notre travail de thèse en introduisant les références théoriques qui ont guidé la formulation de notre problématique et qui encadrent l'ensemble de notre travail, ainsi que le parcours qui nous a conduit à la construction de notre objet de recherche dans le domaine des sciences de l'information et de la communication, même si notre volonté est, malgré tout, de proposer une démarche interdisciplinaire.

Dans cette première approche, nous nous sommes intéressée à la définition de la patrimonialisation dans différents domaines (droit public, géographie et anthropologie) car notre travail s'intéresse aux Itinéraires Culturels du Conseil de l'Europe et à l'émergence du patrimoine européen dans ce cadre spécifique, et ces différents domaines nous semblaient importants pour aborder le phénomène sous différents angles. Dans le domaine plus spécifique des sciences de l'information et de la communication, l'approche de J. Davallon du processus de patrimonialisation a particulièrement retenu notre attention en tant qu'elle peut éclairer notre chemin et nous a aidé à formuler des questionnements plus précis en ce qui concerne l'émergence du patrimoine européen, en particulier si on considère que le processus qui a lieu dans les Itinéraires Culturels Européens relève d'un second processus de patrimonialisation s'appuyant sur un ensemble d'éléments déjà patrimonialisés.

Par ailleurs, il s'agit aussi d'interroger plusieurs notions et leurs interactions possibles dans le cadre de l'étude des Itinéraires Culturels du Conseil de l'Europe et de l'émergence du patrimoine européen. Ainsi, le territoire est une notion intéressante dans ce cadre dans le sens où, comme le patrimoine, c'est un discours (Di Méo, 2007), mais aussi parce que les Itinéraires Culturels du Conseil de l'Europe articulent patrimoine, territoire et identité et que nous pouvons considérer l'Europe comme un « nouveau territoire » dans lequel la mise en valeur du patrimoine servirait d'appui à un sentiment d'appartenance à l'Europe (Gellereau, 2008).

De plus, si nous pensons plus spécifiquement à l'européanité dans une vision dynamique de la culture comme processus (Nowicki, 2005), nous pouvons réfléchir au lien entre les valeurs et l'européanité du patrimoine. En effet, si les institutions européennes font beaucoup appel aux valeurs, se fondent dessus, et le Conseil de l'Europe n'échappe pas à cette règle, il convient cependant aussi de penser que les institutions seules n'ont pas le contrôle du patrimoine, mais aussi que des valeurs dont il est investi relèvent autant de celles des institutions européennes que de celles des Européens.

Réfléchir à la patrimonialisation et à l'émergence du patrimoine européen ne peut se faire sans interroger les deux notions de mémoire et d'histoire. Là encore, c'est le lien entre les deux notions qui intéressent et celui qu'elles peuvent avoir avec le patrimoine. Partant des approches de

Candau (2005) et Le Goff (1988) sur le lien entre histoire et mémoire, il s'agit aussi de comprendre comment différentes visions de l'histoire et de la mémoire peuvent interagir (Andrukhovych, 2004) et être formulées de manière à être « communes » (Todorov, 2008) au niveau européen. Mais il s'agit bien aussi de savoir comment ces notions sont saisies par les acteurs et comment elles sont mobilisées dans les discours visant à une vision consensuelle du patrimoine européen.

Nous envisageons notre travail dans une approche systémique, c'est-à-dire, d'une part, où le lien entre culture et communication est au cœur de notre vision (Wolton, 2003 ; Caune, 2006), mais aussi en tant que c'est dans les interactions et dans les conditions du passage d'un système à un autre (Winkin, 2001) que nous abordons l'émergence du patrimoine européen. Dans le cas des Itinéraires du Conseil de l'Europe, cela signifie que nous considérons que il ne s'agit pas seulement d'une institution qui construirait l'européanité du patrimoine, mais que cette construction d'un sens européen du patrimoine se fait dans les relations et les interactions que les institutions européennes ont avec la 'société civile' et que les 'codes' et les 'règles' à l’œuvre ont à être appris et transmis dans un lieu d'interaction et de médiation où l'idée de communautés (Anderson, 2002), voire de mondes imaginés (Appadurai, 2005), ne peut pas être absente. Dans cette approche, il convient de ne pas oublier, par ailleurs, que nous envisageons les différents processus sous un angle interculturel (Camilleri, 1993 ; Demorgon, 2002) mais aussi transculturel (Ehrhardt, 2012 ; Welsch, 1999). Il s'agit, en effet, moins de définir ce qu'est l'identité européenne, ou même le patrimoine européen, que de comprendre comment il émerge et quels peuvent être ses liens avec l'identité européenne, mais aussi de mettre en évidence les « formes de métissages » que l'interaction entre différents systèmes culturels va induire et de considérer que les processus opèrent aussi dans le passage à travers un espace tiers (Bhabha, 2007) dans lequel se construisent de nouvelles significations.

L'ensemble de ces réflexions participe de la construction de l'objet de recherche, mais cette construction est aussi le fruit d'un parcours, personnel, dans lequel il a fallu apprendre à être chercheur, apprendre à construire un « regard éloigné » (Casemajor-Loustau, 2009) et aussi apprendre à dépasser la « base intuitive » fournie par l'expérience de la professionnelle. Construire l'objet de recherche, cela a donc aussi été d'adopter une « attitude bienveillante » (Davallon, 2006) tout en cherchant à objectiver les objets auxquels nous nous intéressons, c'est-à-dire les Itinéraires Culturels du Conseil de l'Europe.

Au terme de ce parcours et de ces différentes approches, nous pouvons formaliser une première esquisse de problématique, mais sa construction n'est pas encore complète. Dans le cadre de projets tels que peuvent l'être les Itinéraires Culturels du Conseil de l'Europe, c'est-à-dire des projets de la société civile portés par des réseaux transnationaux et labellisés par une institution européenne, comment la notion de patrimoine européen est-elle mobilisée dans les discours ? Par

ailleurs, comment dans les processus d'appropriation, de médiation et de transmission qui opèrent dans la formulation progressive des projets d'Itinéraires et qui sont au cœur de la labellisation par l'institution, les acteurs créent-ils des formes de résistance qui influencent alors les discours sur les éléments patrimonialisés et, par conséquence, ce second processus de patrimonialisation opérant sur des éléments déjà patrimonialisés ?

Cette problématique nécessité encore d'être consolidée et complétée par un ensemble de réflexions sur l'Europe et les significations qu'elle peut avoir, mais aussi sur les institutions qui souhaitent la représenter à une certaine échelle et qui constituent les cadres dans lesquels opèrent les processus que nous souhaitons analyser. Nous poursuivons donc notre réflexion dans le chapitre qui suit en approfondissant notre problématique et en abordant la construction de notre terrain.

CHAPITRE 2.

EMERGENCE D'UN PATRIMOINE EUROPEEN ET DOUBLE

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