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L'EMERGENCE DU PATRIMOINE EUROPEEN OU LA CONSTRUCTION DE L'EUROPEANITE DU PATRIMOINE : CONSTRUCTION D'UN OBJET

II. Européanité du patrimoine et identité européenne

3. La construction de l'européanité du patrimoine au carrefour de l'histoire et de la mémoire

L'histoire et la mémoire, et les rapports entre elles, sont souvent convoquées lorsqu'il s'agit de parler de construction des identités et c'est notamment sur elles que repose a priori la construction de l'identité européenne par les institutions. Car, comme l'identité européenne pose question, on n'hésite pas à convoquer les deux concepts pour 'prouver' son existence. La remarque de P. Nora à propos de la commémoration semble particulièrement pertinente dans ce contexte : « Quand une autre manière de l'être-ensemble se sera mise en place, quand on aura fini de se fixer la figure de ce qu'on n'appellera plus l'identité, le besoin aura disparu d'exhumer les repères et d'explorer les lieux. L'ère de la commémoration sera définitivement close. La tyrannie de la mémoire n'aura duré qu'un temps – mais c'était le nôtre. » (Nora, 1992 : 4714).

Mais, pour le moment, il nous semble que nous sommes encore dans cette ère et il convient, dans ce cas, d'expliciter sur quoi nous fondons notre réflexion. Pour J. Candau, histoire et mémoire sont deux termes aux sens multiples : « On confond souvent la mémoire avec le patrimoine ou la tradition mais aussi avec l’histoire, ceci parce que de nombreux enjeux mémoriels concernent les rapports qu’une société entretient avec son passé. » (Candau, 2005 : 63). Il convoque par ailleurs une remarque de M. Augé au sujet de l'histoire : « le mot histoire […] a une triple acception puisqu’il désigne à la fois une discipline, un contenu événementiel et une forme de conscience

collective et identitaire. (Augé, 1994) » (Augé, cité par Candau, 2005 : 63). Dans cette multiplicité conceptuelle, il convient d'acter que mémoire et histoire se conjuguent à des degrés variables dans la mémoire collective. On peut aussi noter, à l'instar de J. Le Goff, que « la mémoire est la matière première de l'histoire. Mentale, orale ou écrite, elle est le vivier où puisent les historiens. Parce que son travail est le plus souvent inconscient, elle est en fait plus dangereusement soumise aux manipulations du temps et des sociétés qui pensent que la discipline historique elle-même. Cette discipline vient d'ailleurs à son tour alimenter la mémoire et la rentre dans le grand processus dialectique de la mémoire et de l'oubli que vivent les individus et les sociétés. » (Le Goff, 1988 : 10-11). P. Nora a lui aussi indiqué qu'il existait des passerelles entre l'une et l'autre, des emprunts. D'une part, l'histoire peut recomposer le passé à partir de « morceaux choisis », devenir un enjeu, faire l’objet de combats et servir des stratégies partisanes. D'autre part, l’histoire peut se muer en un objet mémoriel comme la mémoire peut devenir un objet historique.

Si nous en venons de plus près à la notion d'histoire, et que nous y réfléchissons en termes européens, notre première remarque serait que l'histoire telle qu'elle est écrite est encore rarement véritablement européenne. En dehors de quelques travaux tels Europe : a history de N. Davies, force est de constater que l'histoire européenne ne concerne que rarement l'ensemble des pays européens. La tâche n'est sans doute pas aisée, vu l'étendue du continent, mais il ne semble pas que ce soit là la seule raison. Y. Andrukovhych, dans sa nouvelle Remix centre-européen raconte une anecdote qui semble particulièrement adaptée pour illustrer notre propos. Il s'agit d'une rencontre entre des intellectuels occidentaux et ceux de l'Europe de l'Est sur un sujet « jugé important », une conférence Est-Ouest comme il en existe beaucoup depuis 1991 où « il n'y a pratiquement que des gens partageant presque le même avis, des docteurs en philosophie, en philologie, en philanthropie, des universalistes universitaires. », même si quelques divergences se font jour car « ces intellectuels ont toujours vécu dans des systèmes totalement différents, situation qui dure d'ailleurs encore aujourd'hui. Cela s'explique également par toutes sortes d'autres murs et barrières à la compréhension, comme par exemple « la conscience byzantine », « l'éthique protestante », « le syndrome postcolonial » ou « l'épuisement postmoderne ». ». Il narre ensuite une dispute qui éclate à propos de la manière de considérer l'histoire :

« Et voilà que pendant cette réunion, l'un des docteurs-discutants (venu sans doute de Suède, et lui-même suédois, quelque étrange que cela puisse paraître) a fait à peu près la remarque suivante : « Nous n'avons pas besoin de connaître notre histoire, car nous ne faisons jamais appel à elle. Les sociétés heureuses n'ont pas besoin d'histoire. Seules les sociétés malheureuses en ont impérativement besoin, car par ce biais, elles tentent de s'expliquer et d'expliquer aux autres leur malheur, légitimant leurs échecs, leur incapacité. » […] L'historiocentrisme équivaut au phallocentrisme, insistait une autre de ses collègues lors d'une autre conférence. C'est justement ce vecteur, ce pivot, ce principe de base qui constitue l'essence

même de la vision de bon nombre d'intellectuels de l'Est. C'est le bâton avec lequel vous vous tapez éternellement dessus. Libérez votre pensée du diktat de l'histoire, soyez dans la réalité, suppliait-elle. Les représentants des sociétés malheureuses les contredisaient alors : mais nos malheurs ne viennent pas de nos aspirations à nous plonger dans la contemplation de notre propre histoire. Il s'agit plutôt de tout le contraire : nous la connaissons trop peu, car à l'époque totalitaire, elle nous était présentée de manière falsifiée, préfabriquée, distillée, apprêtée et rendue selon « l'unique méthode correcte ». La pauvre, elle laissait quasiment passer la lumière tellement elle était truffée d'atroces vides sémantiques, on laissait

tomber non seulement des personnages ou des événements particuliers, mais des périodes entières, des

processus, des tendances. Elle était vidée de son sens ! Donc, nous commençons seulement à la reconstruire et il faut en passer par là.

Naïfs que vous êtes ! Protestaient les représentants des sociétés heureuses, naïfs, vous vous imaginez que maintenant vous allez enfin trouver une autre « unique méthode correcte » et vous débarrasser de tous vos problèmes grâce à une interprétation véridique de l'histoire. Mais il s'agit d'une illusion, car l'histoire n'est jamais que la somme des versions contradictoires d'un événement qui a vraiment eu lieu ou qui n'a pas vraiment eu lieu dans une toute autre dimension. D'ailleurs, la vision historique en tant que telle n'englobe jamais toute la plénitude et la complexité des choses. Donc, dans l'histoire, il y a a priori falsification et réduction, ce qui est très dangereux, mais c'est moins dangereux quand on en est conscient et quand on sait la mettre à sa vraie place, l'histoire. L'histoire, c'est de la mythologie masquée, avec une adjonction importante, sinon décisive, de nécrophilie idéologique, et rien de plus. […]2

Et c'est ainsi, dans des frayeurs réciproques, que se passaient des discussions qui n'étaient pas infructueuses, et, en règle générale, tout se terminait par une réconciliation : les modérateurs mettaient en avant la notion salvatrice du flou terminologique, l'inexactitude de l'interprétation simultanée, la nécessité de communiquer en mauvais anglais, d'ailleurs, l'un des participants les plus âgés, n'ayant rien compris, a commencé à convaincre tout le monde du droit de chacun à avoir sa propre vision, et de ce que la diversité des opinions était la richesse intellectuelle du monde. » (Andrukovhych, 2004 : 28-31)

Cet extrait, certes un peu long et laissant poindre toute l'ironie dont est capable son auteur, montre selon nous que des conceptions différentes de l'histoire existent, de la même manière qu'il en existe des utilisations différentes. T. Todorov relève d'ailleurs « qu'en Europe, chaque doctrine a suscité aussi son contraire, car l'une des caractéristique de la tradition européenne est précisément l'exercice de la pensée critique : toutes les valeurs peuvent y être soumise à l'examen. Ce trait peut être source d'orgueil mais ne facilite pas l'identification de ce qui est proprement européen. En choisissant dans le passé uniquement ce qui convient au présent, nous nous livrons à une lecture hautement sélective du passé et trahissons l'histoire réelle, en lui substituant une histoire pieuse, conforme aux exigences du « politiquement correct » de notre époque. Le caractère trop partial de cette lecture de l'histoire, réduite à la collection des « bons points » qu'on pourrait y glaner, n'est pas le seul reproche à adresser à l'image initialement évoquée. L'idée même de fonder l'identité 2 Nous coupons, à regret, le texte de Yuri Andrukovhych, mais l'argumentation des représentants des sociétés malheureuses et des sociétés

européenne exclusivement sur l'histoire de ce continent pourrait être mise en question. L'identité collective peut-elle se réduire à la seule fidélité au passé ? Il n'existe pas, on l'a vue, d'identité collective immuable, figée une fois pour toute. » (Todorov, 2008 : 288). Malgré tout, aborder ces différentes conceptions est complexe car elles intègrent des prémisses culturelles qu'il est parfois difficile de saisir de l'extérieur. Pourtant, il s'avère nécessaire de l'aborder et de dépasser les consensus liés au relativisme et, dans une réflexion sur l'émergence du patrimoine européen, il semble important, à défaut d'expliciter les différences conceptuelles qui peuvent exister en Europe, de les considérer malgré tout comme des éléments du processus.

En effet, dans ce que D. Poulot appelle « le jeu complexe des sensibilités à l'égard du passé, de ses appropriations diverses, et de la construction des identités » (Poulot, 2001 : 4), il convient de garder à l'esprit qu'au-delà des différences conceptuelles, il s'agit aussi de s'intéresser à la manière dont ces concepts – l'histoire, la mémoire, le patrimoine – sont saisis par les acteurs et dans les discours. Il convient aussi de noter que les formes de ce « jeu complexe » peuvent être multiples lorsqu'il s'agit notamment de la construction des identités, et que certaines peuvent être très différentes de celles que nous connaissons habituellement. Ainsi, par exemple, la réécriture de l'histoire de Wroclaw (Pologne) au cours du XXe siècle et l'appréhension du patrimoine dans ce cadre, présentés dans l'ouvrage Uprooted : How Breslau became Wroclaw during the century of expulsions3 offre un point de vue tout à fait spécifique de ce jeu complexe, tout comme, autre exemple, celui du lien entre la protection du patrimoine et l'institutionnalisation de la mémoire à Plovdic (Bulgarie) présentés par K. Krastanova et M. Rautenberg (2010 : 179-185).

En ce qui concerne la mémoire, il nous a semblé particulièrement intéressant de nous pencher sur le concept de mémoire collective que M. Halbwachs avait introduit en 1950. J. Candau relève que la mémoire collective est une notion pratique, « car on en voit pas comment désigner autrement certaines formes de conscience du passé (ou d’inconscience dans le cas de l’oubli) apparemment partagées par un ensemble d’individus. » (Candau, 2005 : 69). Cependant, elle a largement été conceptualisée dans différents domaines des sciences humaines et sociales. Malgré tout, selon J. Candau, « la notion de mémoire collective est l’objet d’une triple confusion, de trois pièges rarement évités en sciences humaines et sociales. » (2005 : 67). D'une part, il y aurait confusion entre les souvenirs mémorisés et les souvenirs manifestés. Les seconds seraient, en fait, une expression partielle des premiers parmi d’autres expressions possibles. Donc, toute tentative de décrire la mémoire commune à partir des seuls souvenirs manifestés ne pourrait alors être que réductrice puisqu’elle laisse de côté tous les souvenirs qui justement ne sont pas manifestés. D'autre part, il ne faudrait pas induire l’existence d’une mémoire partagée à partir du constat d’actes 3 Gregor THUM, Uprooted : How Breslau became Wroclaw in the century of expulsions, Princeton University Press, 2011

mémoriels collectifs et se méfier des effets de faux consensus : ce n’est pas parce qu’un groupe se donne les mêmes repères mémoriels que tous ses membres partagent tous les mêmes représentations du passé. Enfin, il existe souvent une confusion entre le fait de dire, d’écrire ou de penser qu’une mémoire collective existe et l’idée que ce qui est dit, écrit ou pensé rend compte de l’existence d’une mémoire collective. Cette confusion a tendance à renforcer la croyance de chaque individu dans l’existence d’une mémoire collective. Ceci étant dit, le recours à la mémoire collective est souvent invoquée lorsqu'on aborde la question de la patrimonialisation et de son lien avec l'identité.

Certains vont même plus loin, comme T. Todorov abordant la question d'une « mémoire commune » : « Dans le processus actuel de construction européenne, on s'est souvent posé la question de savoir si, afin de parvenir à une identité commune, les Européens seraient capables d'adopter pour commencer une mémoire commune. Le modèle de la « volonté générale » comme distincte de la « volonté de tous » pourrait nous être utile ici, car une telle mémoire commune n'est réellement possible que si elle prend la forme d'une « mémoire générale ». La « mémoire de tous » exigerait que les mémoires particulières deviennent identiques : c'est une tâche irréalisable, et du reste peu souhaitable. Une « mémoire générale » européenne serait, au contraire, une « somme des différences », une prise en considération des points de vue nationaux ou régionaux. Exiger de chaque Français, Allemand ou Polonais d'avoir la même mémoire du passé est vain, autant lui demander de renoncer à l'appartenance à sa communauté. […] Par conséquent, les Européens de demain seront non ceux qui partagent la même mémoire, mais ceux qui sauront reconnaître, dans le « silence des passions », comme disait Diderot, et pourtant avec ferveur, que la mémoire du voisin est aussi légitime que la leur. » (Todorov, 2008 : 302-303).

Concevoir la construction de l'européanité du patrimoine nous semble bien être à une sorte de carrefour de l'histoire et de la mémoire. Bien plus, il nous semble qu'elle se situe dans l'interaction entre ces deux concepts, souvent convoqués, mais qui révèlent des conceptions complexes, parfois différenciées, mais appuyant toujours le concept d'identité.

Comme l'indique D. Poulot, « l'idée d'un patrimoine « européen », corollaire du sentiment d'appartenance à une même culture, constitue l'un des enjeux majeurs de la réflexion contemporaine, ou tout du moins de la gestion publique de la mémoire. Elle reçoit aujourd'hui, de plus en plus, la mission de fournir une identité culturelle relativement stable et consensuelle à une construction demeurée jusque-là surtout économique (marchande et industrielle), en respectant simultanément la diversité des cultures. » (Poulot, 2001 : 189). Dans une étude du phénomène d'émergence du patrimoine européen, il nous apparaît donc essentiel de voir comment la notion de mémoire, ainsi que celle d'histoire, sont saisies par les acteurs et comment elles sont mobilisées dans les discours visant à une vision consensuelle du patrimoine européen.

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