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PROCESSUS DE CONSTRUCTION DU PATRIMOINE EUROPEEN

II. Processus de médiation

3. L'importance de la traduction dans la construction de l'européanité du patrimoine

Citons pour commencer une conclusion de X. Jun, dans un article publié en 2007 : « On ne peut que se réjouir de la récente adoption de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles par l'UNESCO et de la prise de conscience de l'importance du « dialogue interculturel ». Néanmoins ce qui précède [l'article] laisse assez entrevoir qu'un tel dialogue est loin, à l'échelle planétaire, d'être suffisamment développé. Que la traduction ait, en la matière, un rôle essentiel à jouer, voilà qui devient de plus en plus manifeste. Deux écueils majeurs sont cependant à éviter : le premier consisterait à faire de l'anglais la seule langue de référence ; le deuxième, plus dangereux encore serait de croire qu'il suffit de traduire pour que ce dialogue permette d'éviter les conflits d'ordre culturel du XXIe siècle. C'est une condition nécessaire, à promouvoir avec tous les moyens voulus, mais non suffisante : raison de plus pour s'intéresser à la traduction en tant que telle. » (Jun, 2007 : 191).

Lorsqu'on évoque la traduction de projets européens, la question des langues apparaît rapidement. Dans le cas des Itinéraires Culturels, elle est particulièrement prégnante car nécessaire aux fondements même de la coopération culturelle sur laquelle se base leurs actions. Impliquant des interactions à des multiples niveaux, il ne s'agit pas seulement de se comprendre dans des langues nationales, telle que le sont le français, l'allemand, l'anglais, etc, mais aussi des langues de travail, comme le langage institutionnel, le langage des demandes de subventions, le langage des musées, le langage courant, etc.

Depuis la traduction du Programme par le Conseil de l'Europe en français et en anglais jusqu'à la circulation des supports de communication des Itinéraires Culturels en diverses langues, de multiples personnes aux profils très différents vont utiliser, traduire, interpréter les textes qui,

notamment, présentent le patrimoine européen défendu et mis en valeur par les porteurs de projets et par le Programme.

On le voit, différents acteurs interviennent alors à différents niveaux pour rendre possible une communication lors des interactions entre les système de communication. Car, avant de traduire, il s'agit bien de communiquer. Ainsi qu'E. Dacheux l'indiquait : « les individus sont des « porteurs de cultures » radicalement différents les uns des autres. C'est pourquoi, toute situation de communication directe est, en dernière analyse, une communication interculturelle. Bien sûr, plus grandes sont les différences culturelles et plus fortes seront les difficultés communicationnelles. Pour autant, il ne faut pas surestimer le poids de la culture (consciente ou inconsciente) dans l'incommunication. La communication est, ontologiquement, imparfaite. Elle naît de l'incompréhension et meurt dans la communion. Elle ne peut donc être qu'un problème complexe sans solution parfaite. Du coup, la condition première d'un dialogue interculturel fécond est moins la connaissance de la culture d'autrui, que le respect de l'autre, la reconnaissance de son identité (qui ne se réduit pas à son identité ethnique ou culturelle). En effet, comme le rappelle E.M. Lipianski, l'identité est, toute à la fois, la condition, l'enjeu et le résultat de la communication. » (Dacheux, 1998).

Une fois acté le fait qu'il s'agit donc bien de communiquer l'européanité du patrimoine dans le respect de l'autre et de ses identités, il n'en demeure pas moins que la traduction ne peut pas être ignorée dans le phénomène de construction de l'européanité du patrimoine. Selon nous, dans le cadre de projets transnationaux et dans le cadre d'une labellisation, la traduction fait partie des processus de médiation. Selon Walter Benjamin, « […] de même que les débris d'un vase, pour qu'on puisse reconstituer le tout, doivent s'accorder dans les plus petits détails mais non être semblables les uns aux autres, ainsi, au lieu de s'assimiler au sens de l'original, la traduction doit bien plutôt, amoureusement et jusque dans le détail, adapter dans sa propre langue le mode de visée de l'original, afin de rendre l'un et l'autre reconnaissables comme fragments d'un même vase, comme fragments d'un même langage plus grand. » (Benjamin, 1984 : 257). Cette reconnaissance constitue, à notre sens, le rôle de médiation que la traduction peut avoir lorsqu'on aborde le patrimoine européen dans les Itinéraires Culturels. Il s'agit moins de penser ici à une traduction de texte, même si on ne peut ignorer cet aspect des choses, mais de penser la traduction de l'européanité du patrimoine. H.K. Bhabha indique que « la traduction est la nature performative de la communication culturelle. C'est du langage in actu (énonciation, positionalité), plutôt que du langage in situ (énoncé ou propositionalité). Et le signe de la traduction dit, ou « scande », les temps et les espaces entre l'autorité culturelle et ses pratiques performatives. Le « temps » de la traduction consiste en ce mouvement de signification, le principe et la pratique d'une

communication qui, selon de Man, « met l'original en mouvement pour le décanoniser, lui donnant le rythme de la fragmentation, un vagabondage de l'errance, une sorte d'exil permanent ». » (Bhabha, 2007 : 345). La traduction de l'européanité dans le Programme des Itinéraires Culturels, c'est-à-dire, en fait, dans les projets d'Itinéraires Culturels, est en effet une énonciation et une position. De la même manière que, comme nous l'avons indiqué plus haut, on peut considérer le patrimoine européen comme un énoncé performatif, on peut aussi considérer, en fait, que c'est l'ensemble du processus de construction de l'européanité du patrimoine qui est de nature performative car il participe d'un processus de traduction.

Si, par ailleurs, « l'acte de traduction culturelle travaille par « les continuum de transformation » pour dévoiler un sentiment d'appartenance culturelle » (Bhabha, 2007), traduire l'européanité du patrimoine participerait aussi d'un processus de dévoilement du sentiment d'appartenance à l'Europe. Il ne faut pas oublier ici qu'en tant que nous abordons ce processus sous l'angle interculturel, il convient alors de s'intéresser plus spécifiquement à la production de sens que cette traduction de l'européanité du patrimoine comprend et s'intéresser, d'une certaine manière, au « lieu de l'énoncé » au sens de Bhabha : « la raison pour laquelle un texte ou un système culturel de signification ne peut se suffire à lui-même, c'est que l'acte d'énonciation culturelle – le lieu de l'énoncé – est traversé par la différence d'écriture. Cela concerne moins ce que les anthropologues tendent à décrire comme des attitudes variantes vis-à-vis de systèmes symboliques dans différentes cultures, que la structure de la représentation symbolique elle-même : non pas le contenu du symbole ou sa fonction sociale, mais la structure de la symbolisation. C'est cette différence dans le processus de langage qui est cruciale à la production du sens, assurant du même coup que celui-ci n'est jamais simplement mimétique et transparent. » (Bhabha, 2007 : 79).

Notre travail n'est pas une recherche en traductologie, mais nous nous intéressons cependant au processus de traduction dans le sens où la traduction pose question dans le processus d'appropriation du Programme des Itinéraires Culturels par les porteurs de projets, mais aussi, selon nous, dans les intentions de communication des porteurs de projet envers leurs réseaux et envers le public (même si nous n'étudions pas la réception des publics). Ainsi, si nous revenons à la traduction de texte, force est de constater que les expressions 'patrimoine européen', ou encore 'patrimoine commun' sous-entendu aux Européens ou de l'Europe, jalonnent les documents institutionnels, mais aussi les documents de communication des porteurs de projet dont les Itinéraires ont été labellisés. Elles sont présentes dans les langues officielles du Conseil de l'Europe, c'est-à-dire le français et l'anglais, mais aussi dans toutes les langues de travail des opérateurs, des membres et des partenaires des réseaux transnationaux qui soutiennent, développent et mettent en œuvre ces Itinéraires Culturels en Europe. En dehors des expressions patrimoine européen et

European heritage fleurissent donc les expressions europäische Kulturerbe (allemand), patrimonio europeo (italien), dzietzictwa Europeiskiego (polonais), etc. S'interroger sur la mobilisation de la notion de patrimoine européen implique donc de se confronter à la diversité de ses expressions et, surtout, à la diversité des sens et des conceptions que cette expression peut recouvrir, mais aussi de voir comment les processus d'appropriation, de médiation et de transmission influencent, ou non, la publicisation de l'expression.

On remarque alors rapidement que, dans les systèmes de communication complexes que sont les Itinéraires Culturels du Conseil de l'Europe, si les langues s'entrecroisent, elles sont aussi le signe de cette co-construction. Si la traduction n'a pas toujours lieu, faute de moyens, il n'en demeure pas moins que les représentations que les mots véhiculent, circulent elles aussi dans le cadre de projets de coopération culturelle ayant pour but la recherche de sens commun. Or, ainsi que J. Nowicki l'indiquait : « l'européanité comme recherche de sens commun au lieu d'être une création, l'invention d'une identité construite, implique la nécessité de voir autrement l'unité de la culture et d'accepter qu'il y ait aujourd'hui plus d'espace d'innovation par rapport à la simple transmission de la tradition et plus d'interactions avec d'autres cultures. » (Nowicki, 2005 : 136). C'est dans cet espace d'innovation que semblent se placer les Itinéraires Culturels car la mobilisation de la notion de patrimoine et, en particulier, du patrimoine européen, appuie leur démarche, la nourrit dans le sens où elle en constitue l'un des aspects fondamentaux – c'est dans les patrimoines naturels, culturels, architecturaux et paysagers, matériels et immatériels, qu'ils puisent les éléments communs de ce qu'ils défendront comme patrimoine européen. Mais ce sont moins les éléments de patrimoine eux-mêmes qui sont considérés comme européens que la relation qui est construite, le sens qui est co-construit entre ces éléments qui fonde leur européanité. C'est donc un processus qui est à l’œuvre et non pas la prise en compte d'une valeur symbolique qui se voudrait intrinsèque. En cela, si les porteurs de projet des Itinéraires Culturels et leurs réseaux sont des médiateurs, des traducteurs du patrimoine européen, c'est avant tout parce qu'ils utilisent les espaces d'innovation culturelle qui leur permettent de dépasser la simple traduction ou la simple transmission.

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