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L'EMERGENCE DU PATRIMOINE EUROPEEN OU LA CONSTRUCTION DE L'EUROPEANITE DU PATRIMOINE : CONSTRUCTION D'UN OBJET

I. Le processus de patrimonialisation et l'émergence du patrimoine européen

1. Du droit public aux sciences de l'information et de la communication, différentes approches de la patrimonialisation

Outre les sciences de l'information et de la communication sur lesquelles nous reviendrons plus loin en les approfondissant, il nous a semblé important, dans notre démarche de construction de l'objet de recherche de nous intéresser à d'autres approches, non seulement parce que de nombreux travaux traitent, à l'heure actuelle, de ce processus, mais aussi parce que le processus de patrimonialisation recouvre, au niveau européen et dans le cas spécifique des Itinéraires Culturels du Conseil de l'Europe, de multiples aspects tant juridiques que culturels, tant géographiques que touristiques, et il semblait donc intéressant, si ce n'est important, de faire un détour par d'autres disciplines, sans prétention d'exhaustivité, pour envisager des carrefours pertinents en termes de définition.

Par ailleurs, la patrimonialisation est un processus qui a beaucoup été travaillé en histoire. Des historiens comme Pierre Nora et Dominique Poulot ont ainsi abordé la patrimonialisation selon différents points de vue que nous avons choisis d'aborder plus loin dans une réflexion spécifique sur le lien entre le patrimoine, l'histoire et la mémoire, car chacun à leur manière, ils ont abordé les rapports au passé, tout comme Jacques Le Goff par exemple.

a. Dans le domaine du droit public

Tout d'abord, réfléchir à l'émergence du patrimoine européen dans le cadre des Itinéraires Culturels du Conseil de l'Europe, c'est-à-dire au sein d'un programme de labellisation d'une institution européenne, nous a amené à nous poser la question d'une approche de la

patrimonialisation dans le droit public.

Au-delà des différentes voies européennes de gestion du patrimoine que propose F. Thuriot (2004 : 139 et s.) du point de vue des collectivités, c'est finalement l'approche de F. Bouin, dans son article « Le tourisme est-il vecteur de mise en valeur durable ? », qui nous a le plus interpellé : « La « patrimonialisation » d'un bien ou d'un savoir consiste à qualifier un site, une pratique comme étant un bien commun ayant une valeur collective potentielle. Cette démarche peut viser tout aussi bien des biens matériels mobiliers ou immobiliers, des paysages ; que des biens immatériels tels que des savoirs-faire, des techniques, des modes d'expression... autant de valeurs communautaires propres à faire le cas échéant, l'objet de mise en valeur touristique » (Bouin, 2002 : 25-26). Cette définition, simple, sans utiliser le terme de 'processus', y fait pourtant référence. Elle insiste à la fois sur ce qui peut-être patrimonialisé et sur la « valeur collective » ou « valeur communautaire » que le processus attribue. La notion de 'valeur' mobilisée dans le cadre du droit public est importante dans le sens où, à l'heure actuelle, elle l'est pour les institutions, en particulier, en ce qui nous concerne, pour le Conseil de l'Europe.

b. Dans le domaine de la géographie

Puis, nous nous sommes intéressée au domaine de la géographie dans lequel, là aussi, le processus de patrimonialisation est souvent étudié et analysé. Dans son article « Processus de patrimonialisation et construction des territoires », G. Di Méo nous propose une définition qui nous a interpellé : « La patrimonialisation et ses processus ne sont donc nullement neutres. De manière tout aussi générale, on observera qu'ils reposent sur une conception occidentale, linéaire et ouverte du temps qui est largement celle de la modernité européenne. En ce sens, la patrimonialisation rejoint […] l'idéologie du développement durable. Dans ces conditions, le transfert de ces notions vers des sociétés non occidentales se révèle particulièrement délicat. Il peut être justement taxé d'impérialisme ou de néo-colonialisme. Il dénote sans doute des postures post-coloniales, celles contenues dans le concept de patrimoine mondial de l'humanité défendu par l'UNESCO ou, plus encore, dans celui de la conservation de la nature proposé par de nombreuses ONG des pays du Nord œuvrant dans ceux du Sud. Quoi qu'il en soit, les processus de patrimonialisation appliqués à un objet (chose, œuvre, bien, bâtiment, site, paysage, etc.) ou à une réalité idéelle (idée, valeur, témoignage, événement, pratique, etc.) n'ont rien de naturel. Ils ne vont pas de soi. Ils expriment au contraire une affectation collective (sociale donc) de sens ; laquelle découle d'un principe de convention. Ce dernier traduit un accord social implicite (souvent territorialisé et institutionnalisé) sur des valeurs collectivement admises ; témoignage tacite d'une indéniable identité partagée. Pour

qu'il y ait patrimoine, il faut donc des processus (sociaux au sens complet du terme) de patrimonialisation, soit des modalités bien précises de transformation d'un objet, d'une idée, d'une valeur en son double symbolique et distingué, raréfié, conservé, frappé d'une certaine intemporalité (même s'il est daté, paradoxe?), soigneusement sélectionné... »(Di Méo, 2007 : 2).

Cette définition opère en deux temps. D'une part, elle indique la non-neutralité du processus, c'est-à-dire qu'elle prend en compte les formes d'ethnocentrisme auxquelles elle peut être contrainte dans notre vision du processus de patrimonialisation, une considération importante lorsqu'il s'agit d'étudier un phénomène à une échelle qui ne soit pas nationale. D'autre part, il définit la patrimonialisation comme un processus selon un « principe de convention » qui se base sur des « valeurs collectivement admises » et qui implique une transformation des objets (au sens large) en leur « double symbolique ». Mais, plus loin dans ce même article, G. Di Méo indique aussi que pour qu'il y ait patrimonialisation, il faut qu'il y ait des acteurs, collectifs ou individuels, et une idéologie ambiante favorable ou, en d'autres termes, « le processus patrimonial résulte de l'interaction dynamique et dialectique d'acteurs et de contextes, à la fois sociaux, culturels et territoriaux... ».

Cette définition peut, en outre, s'accompagner des considérations proposées par V. Veschambre autour des notions d'espaces liées à la patrimonialisation et aux fonctions que le patrimoine peut endosser, dans l’œil du géographe, mais qui amènent de nouvelles questions : « La patrimonialisation peut être définie comme un processus de réinvestissement, de revalorisation d'espaces désaffectés (Norois, 2000). Ce qui est en jeu, c'est la construction d'une ressource. Pour résumer ce processus de construction de ressources, nous pouvons nous inspirer de la distinction opérée par M. Gravari-Barbas entre fonction légitimante, fonction identitaire et fonction valorisante du patrimoine (Gravari-Barbas, 1997). Ces trois fonctions, qu'il faut penser dans la dimension spatiale, correspondent à différentes sphères d'activité. La fonction identitaire renvoie au lien social, au capital social, à la distinction que permet l'appropriation collective du patrimoine. La fonction valorisante renvoie aux retombées économiques (tourisme, valorisation immobilière...), au renchérissement du foncier et donc aux logiques de gentrification. La fonction légitimante renvoie aux capacités d'intervention dans la sphère publique, d'infléchissement de l'aménagement de l'espace que donne la maîtrise d'un patrimoine et le prestige qui y est associé. La construction d'une ressource patrimoniale suscite des enjeux d'appropriation. Une appropriation de l'espace que l'on pourrait qualifier d'emboîtée puisqu'elle concerne à la fois les éléments patrimonialisés ponctuels (hôtels particuliers, anciens ateliers, jardins...) et les espaces plus larges dans lesquels ils s'inscrivent et qu'ils contribuent à définir (quartiers anciens, villages, sites industriels désaffectés...), à une échelle qui est devenue celle à laquelle on appréhende aujourd'hui la notion de patrimoine. Cet emboîtement de formes d'appropriation de l'espace nous semble caractéristique

du processus de patrimonialisation : un élément patrimonialisé, c'est à la fois un espace approprié et un point d'appui dans une logique d'appropriation d'un espace plus large. » (Veschambre, 2007).. Dans ce cadre, la définition de la patrimonialisation est étroitement liée à la notion d'espace. La distinction entre les trois fonctions (identitaire, valorisante et légitimante) peut être une grille à travers laquelle on peut appréhender l'émergence du patrimoine européen, en définissant bien toutefois le cadre spatial que pourrait constituer l'Europe. Elle peut être un « espace approprié » dans lequel s'inscrivent des éléments patrimonialisés et que ces éléments contribueraient à définir.

Dans une continuité plus ou moins grande, mais toujours dans le domaine de la géographie, M.-P. Sol propose quant à elle une définition de la patrimonialisation dans le cadre d'une réflexion sur le lien entre patrimonialisation et mise en tourisme. Il s'avère en effet que le processus de patrimonialisation est de plus en plus étudié dans le cadre d'études et de recherches sur le tourisme. « Le patrimoine serait désormais un vecteur majeur de l'activité touristique : c'est ce que semblent nous dire la multiplication indéfinie d'éléments « patrimoniaux » offerts à la curiosité des touristes, comme celle des « outils de développement » proposés aux acteurs locaux par les experts et autres agents des politiques publiques. Mais dès qu'on cherche à dépasser l'allant de soi d'un tel point de vue, un ensemble de questions surgit, qui ont trait à la notion même de patrimoine, et aux relations qui sont nouées entre la patrimonialisation et l'évolution récente des conditions et des formes de tourisme. Par patrimonialisation nous entendons la désignation d'un objet quelconque comme patrimoine ; il s'agit à la fois d'une sélection (parmi d'autres possibles) et d'une qualification (dont dépendront les usages, « patrimoniaux », qui seront faits de cet objet), autrement dit d'un processus qui consiste à fabriquer du patrimoine. Nous postulons ainsi que le patrimoine n'existe pas a priori, qu'il n'est pas donné, mais construit socialement. Une telle conception, si elle est partagée par de nombreux chercheurs, reste cependant étrangère à ceux qui, localement, œuvrent de fait à la patrimonialisation, mais disent procéder à partir d' « inventaires du patrimoine » ou s'efforcer de « valoriser » un patrimoine nécessairement considéré comme existant. »(Sol, 2007 : 2).

Cette définition ne s'appuie ni sur les 'fonctions', ni sur les 'valeurs' mais sur les usages. Si l'idée globale du processus de patrimonialisation demeure la même, le fait qu'elle introduise une différence entre la conception des chercheurs et la conception de ceux qui « œuvrent de fait à la patrimonialisation » nous semble importante : dans le cadre européen en général et celui des Itinéraires Culturels du Conseil de l'Europe en particulier, il faudra veiller aussi à saisir cette seconde conception et ne pas se contenter d'appliquer ou de faire fonctionner à tout prix la conception que les chercheurs peuvent en avoir. Il nous semble, en effet, que c'est aussi dans l'interaction entre ces deux conceptions, sans oublier celle que peuvent aussi avoir les experts des institutions qui est encore différente selon nous, que peut aussi se situer une forme de conception

hybride de l'émergence du patrimoine européen.

c. Dans le domaine de la sociologie et de l'anthropologie

L'évocation d'un « processus qui consiste à fabriquer du patrimoine » n'est pas sans rappeler l'ouvrage de N. Heinich dans lequel elle propose cette définition de la patrimonialisation, dans le domaine de la sociologie, qu'elle emprunte à P. Dibie : « La patrimonialisation, invention des conservateurs (à entendre dans tous ses sens) soutenus par des gestionnaires et conseillés par des anthropologues, est ce processus par lequel un collectif humain cherche à conserver en l'état le passé, ou à le ressaisir afin de la mettre en collection, autrement dit en évidence (Dibie, 2006 : 101). »(Dibie, cité par Heinich, 2009 : 19). Cette définition succincte ne nous semble pas recouvrir l'ensemble du processus tel que nous l'envisageons. Mais, toujours dans le domaine de la sociologie, la définition proposée par E. Amougou entre plus dans le détail : « un processus social par lequel les agents sociaux (ou les acteurs si l'on préfère) légitimes entendent, par leurs actions réciproques, c'est-à-dire indépendantes, conférer à un objet, à un espace (architectural, urbanistique ou paysager) ou à une pratique sociale (langue, rite, mythe, etc.) un ensemble de propriétés ou de « valeurs » reconnues et partagées d'abord par les agents légitimés et ensuite transmises à l'ensemble des individus au travers de mécanismes d'institutionnalisation, individuels ou collectifs nécessaires à la préservation, c'est-à-dire à leur légitimation durable dans une configuration sociale spécifique. » (Amougou, 2004 : 25-26). Si la fonction légitimante avait déjà été évoquée dans la définition de V. Veschambre (2007), l'aspect de la légitimation est bien plus présent dans cette définition. Ce concept de légitimation est à prendre en compte dans un processus d'émergence du patrimoine européen car il s'inscrit dans une configuration sociale spécifique, mais il faudra prendre garde à bien comprendre qui sont, dans ce processus, les « agents légitimés ».

Michel Rautenberg propose, quant à lui, une approche anthropologique du patrimoine. Après avoir identifié la patrimonialisation comme « un fait social, à forte dimension symbolique », il identifie deux démarches collectives dans le cadre des rapports entre les pouvoirs publics et la société, qui coexistent dans le processus d'élaboration patrimoniale : « l'une vise à rassembler la société autour de symboles irréfutables, régaliens, dans la longue tradition née de la naissance de la République et du rapport de l'abbé Grégoire sur les méfaits du vandalisme ; l'autre tente de constituer pour le groupe, qu'il soit professionnel, social, territorial, confessionnel, etc., un patrimoine, immatériel ou matériel, qui soit un bien transmissible et utile. […] Le patrimoine désigne alors un capital de ressources spécifiques, singulières, destinées à assurer la perpétuation du groupe tout en alimentant une dynamique collective propre, fondée sur un certain particularisme

culturel, historique voire géographique. »(Rautenberg, 2003 : 20). Cette définition nous pose des questions. En effet, si on considère le patrimoine à l'échelle européenne et le processus par lequel il est construit en tant que patrimoine européen, quel peut donc être le groupe à perpétuer, quel peut être le particularisme culturel, historique voire géographique sur lequel il se fonderait ?

d. Dans le domaine des sciences de l'information et de la communication

Venons-en maintenant au domaine qui est plus spécifiquement le nôtre, les sciences de l'information et de la communication. Il existe de nombreux travaux sur la patrimonialisation sur lesquels nous reviendrons au cours de notre travail. Dans cette première approche de la patrimonialisation, nous avons trouvé particulièrement intéressante la définition proposée par N. Casemajor-Loustau et M. Gellereau : « Le patrimoine est souvent considéré comme bien commun et comme ressource culturelle, comme lien avec les hommes du passé et comme enjeu de développement des territoires. Les processus de patrimonialisation et de diffusion des patrimoines sont un des enjeux importants de la construction du « monde commun » de l'espace public, monde du « domaine public (…) qui nous est commun à tous » (Arendt, 1961 : 92). En tant que réseau d'images et de représentations articulées qui font sens pour la collectivité, le patrimoine représente les modalités de « l'être-au-monde » d'une communauté, il participe à la diffusion et à la transmission de ses valeurs partagées. » (Casemajor-Loustau, Gellereau, 2008 : 3)

Cette définition reprend plusieurs points déjà soulevés dans d'autres domaines, mais les lie et introduit la notion de construction d'un « monde commun ». Elle nous semble particulièrement adaptée pour aborder l'émergence du patrimoine européen tant elle combine différents éléments conceptuels qui nous semble importants tels que la patrimonialisation « comme réseau d'images et de représentations articulées qui font sens pour la collectivité », mais aussi plus simplement les concepts de territoire, de passé, de communauté et de transmission.

Ce tour d'horizon d'un certain nombre de définitions du processus de patrimonialisation en sciences humaines et sociales a fait émerger un certain nombre de concepts liés au processus. Nous allons aborder ces différents concepts pour en saisir la pertinence vis-à-vis de notre objet de recherche et, donc, concernant l'émergence du patrimoine européen. Auparavant, cependant, nous souhaitons aborder les « gestes » de la patrimonialisation tels qu'ils ont été présentés par J. Davallon et les questionner au regard de notre objet de recherche.

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