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L'EMERGENCE DU PATRIMOINE EUROPEEN OU LA CONSTRUCTION DE L'EUROPEANITE DU PATRIMOINE : CONSTRUCTION D'UN OBJET

2. Construction d'un « regard éloigné » 14

Si j'emprunte l'expression à N. Casemajor-Loustau pour qui « le regard sur l'ailleurs transforme […] le regard sur le lieu d'où l'on vient et contribue à nous détacher de certaines conceptions ethnocentristes » (Casemajor-Loustau, 2009 : 40), la construction de ce regard ne s'est cependant pas fait de la même manière, même s'il relève, dans mon cas aussi, d'une stratégie de distanciation critique. En effet, comme nous avons pu le voir, il ne s'agissait pas au départ d'interrogations construites, mais, comme chez N. Casemajor-Loustau, d'intuitions, mais d'intuitions nées dans le cadre de mon activité professionnelle. Car c'est, en effet, d'abord en tant que professionnelle que j'ai été confrontée à mon futur objet de recherche, qui n'était alors qu'un objet 14 Casemajor-Loustau, 2009

de travail. Ma réflexion intégrait des questionnements de ma vie de professionnelle, des éléments de réflexion nés de ma vie d'étudiante, mais aussi des revendications nées de l'expérience.

Construire un « regard éloigné », c'était donc dans mon cas d'abord, détacher progressivement mon travail de recherche de ses dimensions revendicatrices, dans le sens où j'ai dû rapidement questionner ma propre subjectivité vis-à-vis de mon objet de recherche et construire cet objet de recherche en ne me positionnant plus, vis-à-vis de lui, comme une professionnelle mais comme une chercheuse. Au départ donc, ma réflexion s'appuyait plutôt sur des remarques issues de mon expérience et des revendications telle que : la nécessité de la prise en compte dans la recherche en sciences de l'information et de la communication des projets culturels de la société civile européenne non institutionnalisés, la nécessité de l'interrogation des concepts de patrimoine européen, mémoire européenne et histoire européenne par les chercheurs français dans une perspective qui ne soit plus européenne occidentale, mais véritablement européenne, incluant donc aussi des considérations est-européennes, et l'importance du questionnement des processus de traduction à la fois entre langues nationales, mais aussi entre niveaux de langages (administratifs, société civile, public) vis-à-vis d'un même objet.

Construire un « regard éloigné », c'était aussi mieux appréhender ma position de chercheur. Dés le mémoire d'initiation à la recherche en M1 « Métiers de la culture », des questions d'ordre pratique étaient apparues par rapport, notamment, à ma fonction dans le système de communication que je souhaitais observer. M'appuyant sur la conception orchestrale de la communication présentée par Y. Winkin, les observations de G. Bateson et J. Ruesch m'avaient semblé très pertinentes et le demeurent aujourd'hui, dans le cas de la thèse : « que le scientifique choisisse d'observer la communication au niveau interpersonnel ou au niveau du groupe, il doit en toute occasion rester capable de déterminer où il se situe en tant qu'observateur. Ceci nécessite non seulement une clarification des niveaux auxquels il travaille mais aussi une identification des fonctions qu'il possède au sein du système de communication dont il est en train de faire l'étude. » (Winkin, 2001 : 56). Identifier les fonctions que je possédais n'a pas été simple, à l'époque, et elles n'ont pas véritablement changé, si ce n'est que depuis j'ai acquis le statut de professionnelle dans mon domaine. Ces fonctions sont donc aujourd'hui doubles : étudiant-chercheur et professionnelle des projets culturels, dont les Itinéraires Culturels du Conseil de l'Europe font partie. Une fois cette prise de conscience acquise, cela ne résout pourtant pas tout. Et c'est dans le cadre du M2 Recherche en sciences de l'information et de la communication que la réflexion a pu être approfondie.

Au-delà de la fonction que le chercheur occupe au sein du système qu'il souhaite étudier, le mémoire de recherche a été l'occasion de s'interroger sur la distanciation. Construire le « regard

éloigné », dans ce cas, c'était un peu s'extérioriser de soi-même. Faire partie du système que l'on étudie présente des avantages certains, comme, par exemple, un accès facilité aux informations, aux personnes et aux discours, mais aussi la « prévisibilité » (Birdwhistell, 1970). En maîtrisant déjà les 'codes' et les 'règles', on n'a pas besoin de les apprendre. Y. Winkin relevait, dans sa description des sept dimensions de la communication orchestrale : « Le chercheur fait nécessairement partie du système qu'il étudie, qu'il travaille ou non dans sa propre culture. Même en arrivant, tel un Martien, dans une culture inconnue, le chercheur ne pourra manquer à brève échéance de « comprendre » l'un ou l'autre aspect du comportement de ses interlocuteurs – ne fût-ce que parce qu'il est, lui aussi, un Terrien... A partir du moment où il a saisi un élément, il est prêt à entrer dans ce système de communication étranger. Tout le travail de recherche consistera à apprendre ce système à la manière d'une langue nouvelle, en cherchant à établir les contrastes perceptuels opérés par les usagers « naturels ». » (Winkin, 2001 : 89). On pourrait donc dire que je n'avais pas à apprendre cette langue nouvelle. Mais je devais apprendre à regarder cette langue d'une autre manière, sans pour autant que, par effet de « lissage », tout ce qui constituait mon engagement dans le domaine professionnel, ne disparaisse dans dans ce nouveau regard. Au contraire, l'engagement devait demeurer au cœur des questionnements, pris sous un angle renouvelé.

Quand on fait partie du système, on ne mesure pas forcément l'impact que notre maîtrise des 'codes' et des 'règles' du système peut avoir sur notre travail, on ne perçoit plus forcément, par exemple, l'implicite quand il est présent car on utilise cet implicite, les « contrastes perceptuels » opérés par les usagers « naturels » sont moins évident à établir, car on est soi-même un « usager naturel ». Ainsi, que J. Ruesch l'observait : « En général, les gens qui appartiennent à une culture donnée ou à une subculture sont remarquablement ignorants des prémisses auxquelles ils se conforment dans leur système de communication. Aucun homme n'est réellement capable d'évaluer ses propres comportements en fonction du système plus vaste auquel il appartient. Sans doute existe-t-il des gens qui pensent agir parfaitement en accord avec les principes de leur culture respective et certains des autochtones peuvent même énoncer des prémisses d'une façon très explicite. Mais seul un étranger, ou bien un autochtone qui a vécu dans des systèmes culturels autres que le sien, peut formuler les prémisses fondamentales. Ce n'est que par l'expérience du contraste que l'observateur acquiert la prise de conscience et la perspective qui sont nécessaires pour parvenir à des généralisations pertinentes : ces généralisations constituent donc un dictionnaire qui rend l'observateur capable de traduire dans un langage qui lui est familier les signaux qu'il a reçu sous une autre forme. » (Bateson / Ruesch, 1988 : 56-57). C'est cette « expérience du contraste » qu'il a fallu mettre en œuvre et, d'une certaine manière, elle a constitué un aller-retour : dans un premier temps, la professionnelle a dû apprendre à découvrir la culture de

la recherche, qui constitue en fait un système culturel dont il a fallu découvrir, appréhender et maîtriser les 'codes' et les 'règles'. Une première approche a été permise dans le cadre du Master Recherche, mais c'est dans le cadre du doctorat que j'ai pu véritablement saisir les « prémisses » de la culture de la recherche ou, dit autrement, les 'codes' et les 'règles' du système de communication que la recherche, et le doctorat dans ce cas, constituent. Dans un second temps, il a fallu revenir au milieu professionnel, puisque c'est là que le terrain de recherche a été construit, mais avec un autre regard, ce « regard éloigné » qu'évoquait N. Casemor-Loustau, afin de construire l'objet de recherche et la méthodologie nécessaire au travail de recherche.

Façonner ce « regard éloigné » est un processus complexe. Dans mon cas, j'ai d'abord choisi d'opérer une distanciation physique : entre 2008 et 2011, j'ai arrêté de travailler au sein de projets européens et, en particulier, au sein des Itinéraires Culturels. Certes, en n'étant plus directement impliquée dans les projets et au sein des équipes, cela permettait d'aborder notamment les textes sans avoir à faire systématiquement le tri entre réflexions d'ordre professionnel et réflexions d'ordre de la recherche. Mais, d'une part, cela créait une véritable frustration qui n'était pas nécessaire et, d'autre part, cela ne construisait pas non plus un point de vue de chercheur, ni ne créait une distance opérationnelle entre l'objet de travail et l'objet de recherche. Il fallait transformer mon propre rapport aux Itinéraires Culturels du Conseil de l'Europe et engager un processus de réflexion et d'écriture qui impliquait désormais d'assumer la position de chercheur, engagé dans le sens où je conserve l'envie de d'interroger et de défendre certaines positions, sans chercher à être un intermédiaire entre le système des Itinéraires Culturels et le système de la recherche.

Si au début de mon parcours de recherche, j'ai pu avoir le sentiment d'avoir eu à apprendre le système de la recherche plutôt que celui des Itinéraires Culturels autour desquels est construit le terrain, c'est en fait un processus plus complexe de positionnement et de regard qu'il a fallu traverser. Une fois assumée la position de chercheur dans le milieu professionnel, une lecture d'un autre point de vue était possible, tout comme la construction d'un point de vue de chercheur. Il faut aussi créer une forme d'extériorité : créer une distance pour comprendre le système en se débarrassant de tous les biais, autant que possible, liés à l'insertion, à l'intériorisation des 'codes' du système. Le « regard éloigné », dans ce cas, c'est la posture par laquelle, même si on ne peut s'extraire du système qu'on étudie puisqu'on en fait partie, on devient vigilant, on se positionne vis-à-vis d'un objet de travail courant, parmi des personnes avec qui on travaille régulièrement, comme chercheur qui regarde cet objet et interagit avec ces personnes avec un regard différent.

« Parce qu'en utilisant une écriture narrative le chercheur côtoie un univers artistique et littéraire, il se doit de mettre en jeu son inscription réelle dans le processus qu'il analyse, afin que

ce qu'il en dit « ne soit ni légendaire (ou « édifiant »), ni a-topique (sans pertinence) » (de Certeau, 1975 : 79). L'analyste de la patrimonialisation peut être considéré comme le témoin contemporain de la société qu'il étudie à un moment donné. Dans cette perspective, la production scientifique concernant ce processus fonctionne comme le témoignage d'un renouveau social et d'un écart culturel produit par l'arrivée de nouveaux acteurs […]. Cependant, donner à la nature de l'échange entre la logique narrative et la logique historique, entre celui qui écrit l'histoire et celui qui la fait, la valeur de témoignage, n'exclut pas la particularité du rapport du texte du chercheur à la réalité. En reprenant les termes de N. Heinich, on peut dire que restituer ce que disent et font les acteurs tout en les déplaçant de leurs univers de valeurs, c'est « un autre regard, une autre façon de donner sens à leurs investissements » (Heinich, 1998 : 79). » (Tardy, 2003 : 128). Et, en effet, c'est cet autre regard qui a finalement été construit, pour donner sens aux investissements des acteurs des Itinéraires Culturels, mais finalement, aussi, d'un point de vue extérieur, aux miens.

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