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PROCESSUS DE CONSTRUCTION DU PATRIMOINE EUROPEEN

II. Processus de médiation

2. Co-construction d'un certain regard sur le patrimoine

N. Casemajor-Loustau et M. Gellereau indiquent : « Dans la reconfiguration actuelles des entités territoriales (liées notamment depuis quelques décennies à la construction de l'Europe […]), les instances publiques souhaitent développer des sentiments d'appartenance à des territoires reconfigurés en recherchant des objets patrimoniaux ou des expériences collectives adéquates (Poulot, 2002, Glevarec-Saez, 2002). Ainsi, certaines directives du Conseil de l'Europe invitent à développer une réflexion sur les identités – locales, régionales et européennes –, tentent de mobiliser de nouvelles énergies en s'appuyant par exemple sur l'émergence de nouveaux patrimoines, notamment le patrimoine de mémoire, ou en s'intéressant aux pratiques que les populations ont de leur patrimoine et au renouvellement des formes choisies pour mettre en valeur des lieux, des objets, des traditions. Dans le même temps, alors que les idées de patrimoine européen ne semblent pas facile à ancrer, de nombreuses initiatives existent qui montrent la variété et le dynamisme des projets émanant des collectivités, des associations, des initiatives privées. C'est la question du partage qui est importante ici car il s'agit de trouver des formes de valorisation qui d'une part permettent d'interpréter comme commun tout ce qui relève d'une histoire partagée – fût-elle, comme en Europe, le partage de nombreuses guerres – et, d'autre part, de mettre ces interprétations en commun et ce faisant, de reconfigurer l'image même des publics concernés. » (Casemajor-Loustau, Gellereau, 2008).

C'est dans ces formes de valorisation relevant de la question du partage que s'inscrivent, à notre sens, les Itinéraires Culturels du Conseil de l'Europe. Mais ils sont aussi pensés comme de véritables dispositifs de médiation de l'idée de partage : par leur fonctionnement en réseau impliquant des acteurs institutionnels et issus de la société civile aux niveaux local, régional, national et transnational, mais aussi par la relation et l'interaction entre le Conseil de l'Europe et les porteurs de projets instituées à travers le Programme des Itinéraires Culturels. Par ailleurs, si on considère les Itinéraires Culturels du Conseil de l'Europe comme des dispositifs de médiation de

l'européanité du patrimoine, il convient de s'interroger sur le rôle qu'ils jouent sur le contexte de l'interprétation, c'est-à-dire s'intéresser notamment aux objectifs qu'on leur assigne et aux valeurs et aux usages qu'on leur confère pour travailler l'identité européenne et les valeurs du Conseil de l'Europe.

Dans le cadre de ces dispositifs singuliers, la médiation fonctionne comme une cristallisation d'un rapport au monde au sens où E. Flon la définit : « La « mémoire sociale » assure une continuité en prenant la forme de « courants de pensée », de traces ou matérialisations rituelles (Davallon, 2006 : 110), et orient la communication ou l'expression des mémoires individuelles ; elle « fonctionne comme une instance de régulation du souvenir individuel » (Hervieu Léger, 1993) en leur donnant un éclairage de sens qui témoigne d'une « vision du monde » commune (Namer, 1987). La notion de mémoire sociale implique l'introduction de dispositifs de médiation pour cette régulation (commémorations, documents, objets...). La médiation est alors « l'articulation des éléments (l'information, les sujets sociaux, la relation, etc.) dans un dispositif singulier » (Davallon, 2003 : 13), une cristallisation d'un rapport au monde dans un dispositif. » (Flon, 2010 : 141).

Pour approfondir notre réflexion, nous nous permettons un détour par la médiation touristique telle qu'elle est présentée par Y. Winkin et reprise par J.-P. Seloudre dans laquelle la notion de regard est abordée, et sous un angle qui nous semble approprié aux Itinéraires Culturels du Conseil de l'Europe. Lorsqu'il présente la notion d'enchantement – dont il remarque qu'elle ne semble guère avoir été utilisée dans le sciences sociales, contrairement à celle de « désenchantement du monde » de Max Weber – dont il pense, par ailleurs, qu'elle est un « cadre d'expérience » (Goffman, 1991) tant collectif que personnel, Y. Winkin note : « On pourrait suggérer que si l'euphorie est relative à l'interaction, et limitée comme celle-ci dans le temps et dans l'espace, l'enchantement se rapporterait à des lieux et paysages créés dans l'intention d'induire chez ceux qui les fréquentent un état de permanence euphorique. […] Dans cette perspective, on peut comprendre comment peut se produire un véritable « enchantement du monde » lorsque le monde est donné à voir d'un point de vue touristique. Certes, Paris, Meknès ou New York n'ont pas été construits, tels les Disneylands, pour être consommés par les touristes. Mais ceux-ci achètent un certain regard, sous la forme de guides (qu'il s'agisse de livres ou de personnes), c'est-à-dire de médiateurs professionnels. Ils vivent alors, pour un temps, dans des lieux réels de manière « irréelle ». Et dans nombre de cas, ils déréalisent les lieux, sinon le comportement de leurs habitants. » (Winkin, 2001 : 215-216).

J.-P. Seloudre, s'appuyant en partie sur cette notion d'enchantement du monde, propose « d'envisager [...]un « nouveau » type de médiation qui passerait par le regard touristique croisé des acteurs du tourisme, des autochtones et des touristes eux-mêmes. Chacun de ces regards […]

porte une problématique singulière que nous tenterons de rattacher à celle d'une possible « médiation touristique ». Dans cette perspective, les regards se croisent et créent un espace relationnel et imaginaire singulier, une expérience sociale et culturelle qui contribue à l'émergence des valeurs. » (Seloudre, 2009 : 68). Comme les Itinéraires Culturels du Conseil de l'Europe combinent une idée du patrimoine européen et celle de la mobilité, notamment touristique, il ne nous semble pas complètement inopportun de réfléchir aussi aux Itinéraires Culturels comme des dispositifs d'une médiation qui serait aussi touristique. Par ailleurs, la proposition de J.-P. Seloudre de considérer le « regard croisé des acteurs du tourisme, des autochtones et des touristes » n'est pas sans rappeler les acteurs de la scène de la visite guidée (institution, guide et visiteurs) dont M. Gellereau a étudié les statuts et les rôles (Gellereau, 2005).

Par ailleurs, J.-P. Seloudre a aussi travaillé sur la communication touristique publicitaire et les idées qu'il a développées dans ce cadre semblent être aussi des pistes de réflexion intéressantes en ce qui concerne les Itinéraires Culturels en tant que projets liés au patrimoine européen qui constituent une médiation par l'image et le texte dans le but d'inciter au voyage et à la découverte de l'autre par le voyage. Il s'agit notamment de son analyse des publicités touristiques et territoriales comme « offrant une médiation à différents niveaux (symbolique, expérientiel, indiciel). Elles entrent de facto dans le processus de la médiation du patrimoine et de l'interprétation même si telle n'est pas leur finalité. » (Seloudre, 2007 : 31). S'il n'y a pas véritablement de publicité touristique dans les Itinéraires Culturels qui conduit à leur relative méconnaissance par le public – le sujet pourrait être discuté malgré tout – il n'en demeure pas moins qu'il y a une forme de publicité, dans le sens de valorisation publique, dans la construction par l'image et par le texte de ce que peut être le patrimoine européen.

Si les porteurs d'Itinéraires Culturels ne sont pas des guides et que les Itinéraires Culturels ne sont pas des visites guidées à proprement parler, il n'en demeure pas moins qu'ils créent et figurent les contextes du patrimoine européen. Par ailleurs, nous avons trouvé un certain nombre de points communs entre la visite guidée comme situation communicationnelle et les Itinéraires Culturels comme autre situation communicationnelle. Ainsi, « la visite ne crée donc pas simplement un récit collectif mais un récit pour le collectif. Rien n'augure à l'avance de la capacité d'un récit donné à faire autorité et à se répandre, [...]. Ce que montre la visite guidée, c'est toute la difficulté pour le médiateur culturel à créer un monde partagé autre que minimal, fusionnel et consensuel, facilement accessible à un public venu pour se distraire ou découvrir du merveilleux. Ouvrir à la complexité et au débat exige de négocier les formes d'appropriation, sans pour autant exclure une population peu encline à changer ses références mais prête à s'ouvrir à un nouveau monde. » (Gellereau, 2005 : 256). En tant que dispositifs de médiation, les Itinéraires Culturels ont cette même fonction,

complexe, que la visite, de création du collectif et pour le collectif par leur récit. Car c'est dans la manière dont ils vont raconter le patrimoine qu'ils valorisent, qu'ils mettent en lien à une échelle transnationale des éléments patrimoniaux pour en faire la médiation comme patrimoine européen, que se situe leur pouvoir créateur et innovant, et leur marge de manœuvre vis-à-vis de l'institution et du discours institutionnel. C'est aussi le lieu de l'expression de leur utopie européenne, mais une utopie qu'ils construisent comme un processus en devenir et que le public doit s'approprier. Si « la médiation culturelle passe d'abord par la relation du sujet à autrui par le biais d'une « parole » qui l'engage, parce qu'elle se rend sensible dans un monde de références partagées » (Caune, 2006 : 87),, alors les Itinéraires Culturels sont le lieu de cette médiation dans un monde où les références partagées existent, mais où la conscience des références partagées n'est pas toujours affirmée.

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