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L'EMERGENCE DU PATRIMOINE EUROPEEN OU LA CONSTRUCTION DE L'EUROPEANITE DU PATRIMOINE : CONSTRUCTION D'UN OBJET

I. Le processus de patrimonialisation et l'émergence du patrimoine européen

2. Interroger les « gestes » de la patrimonialisation lorsqu'il s'agit du patrimoine européen

Dans Le Don du patrimoine, J. Davallon envisage la patrimonialisation comme « comme production du statut social de l'objet patrimonial ». Dans la définition qu'il construit, « la patrimonialisation serait fondamentalement alors une « reconnaissance de paternité » (Lenclud) ; ou, pour reprendre l'expression de Pouillon, une « filiation inversée », qui viendrait substituer une filiation culturelle à la filiation biologique ou sociétale stricte et qui induirait à l'intérieur de la détermination linéaire de l'héritage social une interprétation du jeu des transmissions. […] C'est en ce sens que le patrimoine résulterait, au sens strict, d'une construction d'un type de rapport au passé dans un jeu de continuité et de rupture. » (Davallon, 2006 : 97-98).

Au-delà de la définition de la patrimonialisation, J. Davallon propose un schéma résumant l'ensemble des gestes de patrimonialisation. Il identifie cinq gestes : A) découverte de l'objet comme 'trouvaille', B) certification de l'origine de l'objet, C) confirmation de l'existence du monde d'origine, D) représentation du monde d'origine par l'objet, E) célébration de la 'trouvaille' de l'objet par son exposition et F) obligation de transmettre aux générations futures. Ce schéma, il nous semble, peut être discuté dans le cadre d'une réflexion sur la mobilisation de la notion de patrimoine européen et, donc, sur le phénomène de la patrimonialisation au niveau européen.

a. Patrimoine pré-existant et co-construction de sens

Revenons sur l'idée de 'trouvaille'. Selon le schéma de J. Davallon, le point de départ du processus de patrimonialisation est la « découverte d'un objet venu d'un univers avec lequel nous n'avons plus de lien ». Il reprend le terme de 'trouvaille', attribué par U. Eco à « tout bien qui, ayant été soustrait aux yeux de ses possibles bénéficiaires, est redécouvert grâce à un travail de découvrement » (Davallon, 2006 : 120). La 'trouvaille' est utilisée comme un « signe avec la charge de représenter, de se rapporter à une chose absente ». La valeur de cette 'trouvaille' est d'ordre symbolique en tant qu'elle « tient au fait que l'objet en question constitue le dernier lien matériel et réel avec des êtres disparus qui avaient une importance symbolique pour soi » (2006 : 120) et l'attribution de cette valeur a elle-même 'valeur d'engagement'.

Si J. Davallon admet que la découverte ne signifie pas forcément qu'on en ignorait l'existence, les objets patrimonialisés dans le cadre des Itinéraires Culturels du Conseil de l'Europe ont cette caractéristique supplémentaire, semble-t-il, d'être déjà des objets de patrimoine. Ils ont déjà été 'découverts' et se sont déjà vus attribuer le statut et la valeur symbolique d'un objet de patrimoine dans le cadre national, ou pour certains dans le cadre régional – qu'il s'agisse de régions

au sens administratif ou de régions culturelles – ou local. Tout se passe comme si ces objets de patrimoine étaient à nouveau patrimonialisés, mais selon des règles et procédures différentes.

Dés la 'découverte', l'ensemble du processus semble être différent dans ce sens où le cadre dans lequel il intervient mobilise des règles, des savoirs, qui ne sont pas les mêmes que ceux du niveau national, même s'il y a un lien entre les deux. Au moment même de la 'découverte', une spécificité semble se dégager : parmi les Itinéraires Culturels du Conseil de l'Europe, aucun des 29 projets ayant été labellisés jusqu'à maintenant n'a en définitive 'découvert' quelque chose dont on ignorait l'existence. Pour certains, au contraire, ils s'appuient sur des patrimoines très connus et déjà visités par un large public, mais en proposent une nouvelle lecture. Pour d'autres, ils s'appuient sur des objets de patrimoine moins connus, moins visités, mais ces objets de patrimoine avaient eux aussi tout de même acquis statut et valeur symbolique en tant qu'objet patrimonialisé.

On pourrait dire que cette différence relève plus du concept de médiatisation et que la réinterprétation du patrimoine est un effet du nouveau concept de médiatisation appliqué à un objet patrimonialisé. Pourtant, il semble que la différence soit plus sensible : la 'découverte' serait la mise en lien de plusieurs objets patrimoniaux au sein d'une seule et même thématique. La définition de cette thématique serait le véritable point de départ d'un nouveau processus de patrimonialisation au niveau européen. Cependant, ce second processus de patrimonialisation ne peut être envisagé indépendamment du premier, les deux semblant s'alimenter réciproquement afin de co-construire un nouveau sens pour l'objet et donc un nouveau statut symbolique.

b. Quel « monde d'origine » pour le patrimoine européen ?

Dans le schéma proposé par J. Davallon, il nous semble aussi important de revenir sur la « représentation du monde d'origine » qui est l'un des deux gestes fondant l'authenticité de l'objet. En admettant que, dans le contexte européen, les objets ont déjà été reconnus comme objets de patrimoine dans d'autres cadres, cela signifie aussi que leur authenticité a déjà été démontrée et une représentation du monde d'origine a déjà été construite.

Si on admet que les objets de patrimoine subissent une deuxième procédure complète afin d'obtenir le statut d'objet de patrimoine européen, le problème que pose leur nouvelle patrimonialisation est a priori qu'il faut construire une nouvelle représentation du monde d'origine tout en sachant que ce monde d'origine comprendra nécessairement celui défini pour l'objet au niveau local, régional ou national. La construction de cette nouvelle représentation du monde d'origine a des enjeux qui touchent à des domaines plus étendus que ceux du savoir. Cette représentation est, à notre sens, déjà politique, en particulier au niveau européen. Les connaissances

et les spécialistes mobilisés pour définir cette représentation se trouveront vite confrontés à la limite de l'univers national. En fait, tout se passe comme si la nouvelle représentation était construite sur la mosaïque de toutes les représentations nationales que pouvait avoir eu l'objet à patrimonialiser.

En outre, pour construire la « représentation du monde d'origine », il semble que ce ne soit pas les seuls spécialistes qui soient mobilisés car la dimension patrimoniale se trouve imbriquée dans un ensemble de dimensions qu'il convient de replacer dans un schéma les prenant en compte afin de mieux saisir l'ampleur que chaque geste de patrimonialisation peut avoir dans ce nouveau contexte.

c. Quelle « matrice où fusionnent propriétaires, possesseurs et bénéficiaires »1 pour le patrimoine européen ?

Si nous allons plus loin que le schéma discuté plus haut, la question se pose alors de caractériser l'institution du patrimoine au niveau européen. J. Davallon précise ainsi que les formes de patrimoine se sont beaucoup diversifiées ou, du moins, que des choses de plus en plus différentes acquiert le statut de patrimoine, amenant désormais à parler 'des patrimoines' plus que 'du' patrimoine. Il expose aussi les différents enjeux que représente l'identification du « propriétaire abstrait » et de l'incarnation institutionnelle qui sont les deux figures, pourrait-on dire, du titulaire du patrimoine au niveau national.

Contrairement au patrimoine mondial, dont le « propriétaire abstrait » serait l'Humanité et pour lequel manquerait l'incarnation institutionnelle, le patrimoine européen semble souffrir d'une absence de « propriétaire abstrait ». En effet, qui pourrait être ce « propriétaire abstrait » ? Il n'y a pas de nation européenne, il n'y a pas de communauté européenne, dans le sens d'une entité abstraite telle qu'envisagée par J. Davallon. En revanche, il y a une Union Européenne, un Conseil de l'Europe, et bien d'autres choses encore qui sont des entités entre autres politiques et économiques européennes et qui pourraient être l'incarnation institutionnelle définie par J. Davallon.

Le problème est en fait que, dans le cas du patrimoine européen, la « Nation » ne peut plus constituer la « matrice où fusionnent propriétaires, possesseurs et bénéficiaires » (Davallon, 2006 : 173), d'une part, parce que la Nation ne constitue plus le contexte d'émergence de ces nouvelles formes de patrimoine et, d'autre part, le jeu des médiations semblent s'organiser différemment dans ce nouveau contexte. Par ailleurs, ainsi que Michel Rautenberg le souligne, « la société civile est devenue un acteur tout à fait important » (Rautenberg, 2003 : 20) de la patrimonialisation dans le cadre d'une approche qui dépasse largement la protection réglementaire et les porteurs de projet 1 Davallon, 2006 : 173

d'Itinéraires Culturels – que nous considérons comme appartenant à la 'société civile' – sont, en effet, des acteurs essentiels du processus complexe de patrimonialisation au niveau européen.

La définition des figures du donateur, du détenteur et du bénéficiaire, tout comme la définition de l'objet patrimonial lui-même, au niveau européen, semble être au moins aussi importante qu'au niveau national, mais doit en outre permettre d'identifier plus clairement à la fois les jeux de médiations spécifiques qui s'organisent autour de ces définitions tout autant que les différents dispositifs mis en place pour assurer cette médiation.

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