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PROCESSUS DE CONSTRUCTION DU PATRIMOINE EUROPEEN

I. Processus d'appropriation

1. Le « patrimoine européen » comme énoncé performatif fondateur des Itinéraires Culturels

Si le « patrimoine européen » a fleuri dans bon nombre de textes, convoqué ça et là, dans divers cadres pour différentes raisons, il n'en demeure pas moins que l'énoncé « patrimoine

européen » est rarement interrogé. S'il pourrait être utile de voir les conditions et l'histoire de l'émergence de cet énoncé, ce qui nous intrigue ici est son utilisation récurrente dans différents textes de différents acteurs des Itinéraires Culturels du Conseils de l'Europe, tant du côté de l'institution que du côté de la société civile, qui semblent malgré tout le convoquer dans un but bien particulier. Articuler son discours, sa présentation sur la base notamment du patrimoine européen donnerait a priori une dimension européenne au projet. Pourtant, qu'en est-il de la signification réelle de l'énoncé que les acteurs lui donnent ? La réponse à cette question viendra en temps voulu, lors de l'analyse. Ici, nous souhaitons introduire l'idée qu'en fait, le « patrimoine européen » fonctionne comme un énoncé performatif.

Nous entendons « performatif » au sens introduit dans la linguistique par J.L. Austin (1991) en tant qu'il considère la performativité comme l'un des effets des actes de paroles ou, autrement dit, « les énoncés performatifs sont des actes de parole qui ont un effet spécifique, celui de réaliser l'acte même auquel l'énoncé utilisé pour le faire se réfère – c'est-à-dire celui de réaliser ce dont il parle » (Austin, cité par Ambroise, 2009). Ceci étant dit, « patrimoine européen » et « je promets » n'ont pas vraiment la même performativité. Si « je promets » réalise la promesse, « patrimoine européen » ne fonctionne pas entièrement de cette manière, d'autant plus que les actes de paroles auxquels nous nous référons sont moins souvent des discours publics ou des échanges entre personnes, que des textes écrits, produits et reproduits, par les différents acteurs des Itinéraires Culturels du Conseil de l'Europe. Ce que nous souhaitons cependant indiquer par cette entrée sur la performativité, c'est que l'énoncé « patrimoine européen » fait exister le patrimoine européen, ou comme l'indiquait S. Chaumier à propos de l'identité, « [il] fait advenir ce qui n'existait pas, en le faisant passer pour un énoncé constatatif » (Chaumier, 2005 : 35).

Dans un article où elle s'interrogeait notamment sur la contribution du symbolique à l'efficience et au caractère performatif des discours, C. Batazzi notait, à propos de la création de la technopole de Sophia-Antipolis que « la portée des discours sur Sophia-Antipolis ne résidait pas tant dans leur contenu, celui-ci étant d’ailleurs souvent incomplet, voire parfois naïf, mais plutôt dans la trajectoire, l’objectif et le contexte de leur énonciation dont l’intérêt dépassait de loin la substance. Le contenu des communications relevait, en effet, davantage de l’imaginaire que de l’explicite. Dans le cas de la création de la technopole, le rêve, en tant qu’élément performatif, a constitué le moteur du projet. » (Batazzi, 2008 : 74). Même si notre réflexion n'aborde pas a priori la thématique du rêve, ou de l'utopie, il n'en demeure pas moins que la mise en œuvre des Itinéraires Culturels s'appuie notamment sur le patrimoine européen comme faisant partie d'une utopie européenne que partagent l'institution et les porteurs de la société civile souhaitant voir leurs projets labellisés. Dans ce cadre, le patrimoine européen n'est qu'un élément de l'utopie et on peut aussi

retrouver, entre autres, la « culture européenne », la « mémoire européenne », l' « histoire commune », l' « identité européenne », mais aussi la « paix », la « compréhension entre les peuples », la « découverte de l'Autre » et la « mobilité ». Chacun de ces énoncés, et d'autres encore, est une forme d'élément performatif de l'Europe en tant qu'utopie au sens presque « politique » où l'entend M. Gellereau, à propos de la notion de médiation culturelle, lorsqu'elle indique « Comme utopie, la notion propose non pas tant un rêve imaginaire qu'un projet idéal, une vision nouvelle aux vertus mobilisatrices, qui interroge les rapports entre les membres d'une collectivité et le monde qu'ils construisent. » (Gellereau, 2013).

Au-delà des énoncés eux-mêmes, le fonctionnement des institutions européennes peut avoir un caractère performatif et peut faire exister des énoncés. S. Cousin notait ainsi, à propos de l'Institut Européen des Itinéraires Culturels : « L’Institut des itinéraires culturels et l’Union

européenne confèrent au tourisme culturel un rôle politique et culturel : défendre une représentation du monde organisée autour de l’affirmation d’une civilisation, d’une identité ou d’une culture commune. Le tourisme culturel se constitue aussi comme une valeur en soi, en ce qu’il présuppose que la circulation et l’échange sont des valeurs positives, puisque c’est l’acte de la circulation touristique qui permettrait, dans les discours de ces institutions, la formation ou le renforcement de l’identité ou de la culture commune. Mais cette valeur peut se passer des touristes « réels ». En ce sens, on peut dire que le fonctionnement d’institutions comme l’Institut des itinéraires culturels est performatif : les coopérations internationales entre les administrations, les chercheurs et les responsables associatifs font exister des valeurs européennes et une idéologie de la circulation et de la mobilité. » (Cousin, 2006 : 23). On pourrait étendre cette remarque à

l'ensemble du Programme des Itinéraires Culturels, c'est-à-dire à la fois aux institutions mais aussi aux porteurs de projet qui sont ou qui vont être labellisés. Dans ce travail de recherche, par ailleurs, nous apporterons un regard plus spécifique sur le patrimoine européen dans le fonctionnement du Programme pour voir à quel point opère la performativité de l'expression.

Enfin, un autre aspect du « patrimoine européen » dans le cadre des Itinéraires Culturels peut être sa capacité, réelle ou supposée, à participer à l'émergence d'une identité européenne commune, à une prise de conscience des différences tout autant que des ressemblances par les Européens grâce au voyage. Comme le notaient N. Casemajor-Loustau et M. Gellereau, « les projets de transmission du patrimoine créent, reproduisent ou transforment des représentations qui circulent dans l'espace public et contribuent à (re)modeler le « monde commun », d'où leur caractère performatif. » (Casemajor-Loustau, Gellereau, 2008). Si la question des Itinéraires Culturels comme projets de transmission du patrimoine européen doit être posée, notamment dans le sens des 'publics' à qui ils seraient alors transmis dans ce cadre, il n'en demeure pas moins qu'ils

semblent relever à notre sens d'un modelage d'un « monde commun », d'un modelage de l'Europe, et qu'ils participent bien d'un phénomène où des représentations circulant dans l'espace public sont créées, reproduites et transformées. L'objectif de projets tels que ceux des Itinéraires Culturels est, d'une certaine manière ce « monde commun », son modelage et donc son existence, et les discours tant de l'institution que des porteurs de projets s'articulent aussi largement sur le caractère performatif du patrimoine européen pour le faire exister.

2. La « rencontre » entre l'institution et les porteurs de projets : interactions entre systèmes

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