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Chapitre 1 – La Fonction Publique à la recherche d’un modèle de management

2. Pilotage par la performance : le choix d’une politique de gestion par indicateurs

2.3. Quand la performance pilote le management…

Transposer les modèles de management du secteur privé au secteur public soulève diverses réactions qui, à la fois, questionnent le pilotage par la performance comme seule voie possible pour la modernisation de la Fonction Publique et dénoncent les effets pervers qui lui sont liés.

2.3.1. Les indicateurs de performance au cœur du management

L’usage des indicateurs suscite un débat dans leur conception en termes d’objectif et de nombre. D’une part, les indicateurs non financiers, difficiles à chiffrer, ont des liens de causalité avec ceux financiers (Lorino, 2003) : dans l’administration, l’amélioration de la qualité difficilement quantifiable est liée à la diminution des contentieux des usagers qu’il est plus facile de calculer. D’autre part, la question du « bon » nombre d’indicateurs est souvent abordée comme contrainte d’efficacité cognitive (Lorino, 2003). Cependant, une organisation complexe ne peut pas avoir un système simple d’indicateurs. La pluralité des objectifs, des définitions de la performance et de la qualité dans les services de l’Etat rend cette mesure de performance difficile (Guillaume, 2009). De nombreux indicateurs sont nécessaires pour représenter une réalité, et l’atout de la simplicité de l’indicateur est perdu.

Par souci de performance et d’alimentation des batteries d’indicateurs, les cadres de proximité, à qui sont assignés le plus d’objectifs (Alber, 2013), sont peu à peu absorbés par un travail interminable de gestion, dans un « macromanagement » à distance (Mintzberg, 2011). Ils délaissent progressivement le management du travail, au moment où celui-ci est nécessaire (Grévin, 2012). Selon Alber (2013), l’efficacité des cadres se mesure à la fois par la quantité de chiffres qu’ils produisent et par leur traduction en termes de productivité. Piloté par les exigences de performance, le travail des cadres est orienté par les outils de gestion, tandis que les discours organisationnels véhiculent une conception de la performance qui forme la norme du travail des cadres (Detchessahar & Journé, 2007). La lourdeur bureaucratique ne cesse de complexifier le pilotage pour les cadres publics qui rencontrent des difficultés pour mener à bien leurs missions alors que leurs outils ne sont plus adaptés (Kletz & Lenay, 2008). Lorsque le processus de contrôle devient trop important, l’outil prend l’avantage sur sa finalité et rigidifie le travail en standardisant les modes d’évaluation (Pueyo & Zara-Meylan, 2012). Dujarier (2006) dénonce aussi l’effet de « ciseau » du pilotage par les indicateurs qui réduit l’autonomie réelle sur la tâche à produire tout en augmentant les contradictions paradoxales à résoudre et les conflits d’interprétations à réguler.

2.3.2. La remise en cause de la légitimité des indicateurs

Face à la montée du culte de la mesure, la légitimité des indicateurs est sujette à de nombreuses discussions dans la littérature : superposition d’objectifs menant à une intensification du travail (Askenazy & Caroli, 2003), réductions trop violentes de la réalité par les indicateurs (Moisdon, 2005), caractère subjectif des critères pris en compte dans les calculs (Brewer, 2006), absence de consensus sur les mesures (Laufer, 2008), gaspillage des ressources lors d’un travail pour l’indicateur (Gingras, 2008), impossibilité de quantifier l’activité humaine (Ogien, 2012), incapacité à rendre compte du travail réel (Bourret, 2014).

Dujarier (2010) considère ces systèmes d’évaluation comme une automatisation de la mesure et du jugement sur le travail sous l’angle unique de la valeur économique, cette automatisation transformant le travail de l’encadrement de proximité. Limités dans l’exercice du travail d’évaluation des équipes (Hubault & Du Tertre, 2008), ces cadres se préoccupent plutôt de construire les traces de performance de leur travail, au détriment des connaissances sur le travail (Dujarier, 2010). L’étude sur les cadres du ministère des affaires étrangères (Boussard & Loriol, 2008) montre que la quantification des résultats est critiquée par de nombreux cadres qui la jugent incapable de rendre compte de leur activité, notamment sur le long terme. A travers les indicateurs, la quantification est réduite aux tâches périphériques quantifiables, ignorant les tâches non mesurables. Dejours (2003) remet lui aussi en cause l’évaluation de la performance en insistant sur la mobilisation subjective du travailleur dans certains registres invisibles. Certaines tâches immatérielles, notamment le relationnel, font partie du travail effectif mais il est par exemple impossible de mesurer l’effort ou l’habileté de l’opérateur. L’auteur met en évidence un écart paradoxal entre les tâches visibles qui sont facilement mesurables et la réalité du travail, qui peut comprendre des tâches invisibles mais très coûteuses en effort.

L’évaluation de la performance peut alors être complètement déconnectée du travail réel. Ainsi, en suivant Calmette (2008), la mesure de la performance n’est pas une finalité absolue et ne doit pas devenir un dogme. Son intérêt émerge de son instrumentalisation dans la définition des objectifs. Issue d’une conception paradoxale, la mise en place des indicateurs touche aux représentations de l’activité et à la définition de la situation professionnelle (Lorino, 2002 ; Pueyo & Zara-Meylan, 2012). Les indicateurs de performance, de gestion, de production, structurent et rigidifient les conditions de fonctionnement des organisations alors que celles-ci, de plus en plus instables, cherchent plus de souplesse, ce qui creuse le décalage

entre réalité du travail et représentation qu’a la hiérarchie à travers les indicateurs. Ceux-ci ne rendent compte qu’en partie de l’activité puisqu’ils sont révélateurs de l’efficacité de l’organisation (Ghram & al., 2009) sans prendre en compte l’efficience. Pourtant, pour Pueyo & Zara-Meylan (2012), les indicateurs ne sont pas directement en cause. L’analyse du travail met plutôt en évidence les paradoxes de la rationalisation instrumentale à interroger, tels que les usages délétères des indicateurs, ainsi que les compromis réalisés par les opérateurs pour atteindre les objectifs de production (Ghram & al., 2009). L’usage des indicateurs peut avoir un impact sur la gestion des questions de santé et de sécurité au travail (Fournier & al., 2011), car la mesure masque les compromis réalisés par les opérateurs pour atteindre les objectifs de production, ces compromis se faisant parfois au détriment de leur propre santé.

2.3.3. Une utilisation pervertie des indicateurs

Les critères d’évaluation et de mesures génèrent des effets pervers pouvant nuire au travail lui-même (Dejours, 2003 ; Bevan & Hood, 2006), la manipulation des indicateurs devenant des stratégies rationnelles pour éviter risques, sanctions et blâmes (Hood, 2002). Beauvallet (2009), à l’aide d’exemples concrets empruntés à différents milieux professionnels et sportifs, fait ressortir ces principales perversions :

Le phénomène du « passager clandestin », dans le sens où l’individu profite du travail des autres, dégrade la performance collective que les indicateurs collectifs avaient justement pour but de renforcer par la coopération entre les salariés.

Des phénomènes de sabotage du travail et le découragement des meilleurs éléments du personnel diminuent la performance globale, alors que les indicateurs relatifs avaient été conçus pour améliorer cette performance en rémunérant les efforts individuels.

L’effet du « salami », c’est-à-dire améliorer l’indicateur sans pour autant se rapprocher de l’objectif recherché, oriente les efforts vers l’indicateur par des stratégies de triche et de corruption, l’indicateur est amélioré en oubliant l’objectif initialement poursuivi. Les résultats apparents sont améliorés sans pour autant améliorer la productivité réelle.

La manipulation des indicateurs est rendue possible par la volonté de transparence des calculs des ordonnateurs et le fait que ce sont les personnes concernées par l’évaluation elles-mêmes qui rentrent les données.

Avec une étude dans une administration publique, Salais (2010a) montre que la réorganisation de l’action publique autour de la fabrication du chiffre entraine des dérives similaires :

logiques contradictoires entre performance et service public, contradiction entre indicateurs, vision orientée par l’indicateur, instrumentalisation politique des statistiques.

Barabel & Meier (2010) classent, eux, les effets de la performance instrumentalisée en trois catégories : l’utilisation des mesures de performance pour modifier les comportements individuels des différents acteurs par manipulation ; l’exploitation des failles des modalités de calculs des indicateurs masquant la performance réelle ; et l’assimilation de l’objectif à la mesure de la performance en oubliant l’objectif réel initial. Selon Guillaume (2009), en recherchant plus de transparence et de démocratie dans ses décisions publiques à travers les indicateurs, l’administration étatique oublie souvent de traduire et d’expliquer les modèles d’évaluation utilisés, alors réduits à la simple expression du chiffre. Dans les services publics et régaliens, la mesure de la performance avec des indicateurs ne devrait pas être la finalité poursuivie, mais plutôt une étape permettant de discuter sur l’activité évaluée (Berland, 2010) en utilisant les indicateurs comme prétexte à la discussion pour construire des actions concrètes de l’organisation. Ainsi, l’évaluation du travail à travers l’évaluation de la performance fonctionne comme un instrument de management, mais Dejours (2003) met en garde contre l’évaluation dans un contexte de diminution des effectifs et d’intensification du travail, agit plutôt comme une menace sur les opérateurs.

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