• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2 – Cadre de proximité : du rôle à l’activité

1. Le métier de cadre de proximité

1.2. L’activité d’encadrement

La multiplicité de définitions sur le métier de cadre de proximité, présentée précédemment, laisse en fait dans l’ombre le travail concret de ces cadres, d’ailleurs considéré comme un travail invisible par Zara-Meylan (2013). Les changements subis par les cadres tant au niveau de leurs rôles (Mintzberg, 1973 ; Dopson & Stewart, 1990) que de leurs conditions d’exercice (Millman & Hartwick, 1987 ; Huy, 2011) font plus souvent l’objet d’études que le contenu-même de leur travail.

En 1984, Montmollin questionnait même « Les cadres travaillent-il ? » suite à l’ouvrage de Boltanski « Les cadres. La formation d’un groupe social » (1982) centré exclusivement sur cette catégorie socioprofessionnelle. En 2013, près de trente années plus tard, Hubault fait le même constat sur le management qui parle peu ou pas du travail, s’intéressant plutôt à la fonction d’encadrement à travers ses rôles et ses évolutions. Alors que la fonction correspond à la profession, à un statut, à des grilles de rémunération, le métier fait référence « aux épreuves rencontrées au jour le jour dans les situations particulières, pour faire un travail

qui ait forme humaine » (Daniellou, 2015b). Par une approche centrée sur l’activité,

l’ergonomie s’intéresse plus aux questions de santé, aux déterminants et aux conséquences de l’activité d’encadrement de proximité au sein des organisations. En passant par la pratique de l’encadrement, il s’agit d’analyser le travail des cadres et plus seulement les rôles qui leur sont attribués ou la catégorie socioprofessionnelle qu’ils représentent.

1.2.1. Un accès à l’organisation du travail pour transformer les situations de travail

En ergonomie, le modèle classique de l’analyse de l’activité de travail (Guérin & al., 2007) se réfère à l’activité, au travail réel, plutôt qu’aux seuls dires des travailleurs sur leur travail à

travers des recueils de type questionnaire ou entretien. Ce modèle permet ainsi d’accéder à la réalité du travail, ses conditions de réalisation dans le but d’apporter des transformations aux situations de travail. Selon cette approche appliquée aux cadres, l’activité d’encadrement de proximité est la réponse particulière des cadres à un ensemble de déterminants, composés à la fois des caractéristiques propres aux cadres, de leurs tâches prescrites et des conditions dans lesquelles se réalise le travail (Leplat & Cuny, 1984).

Le travail des cadres du point de vue de l’activité n’a été que peu étudié malgré un intérêt grandissant pour l’activité d’encadrement ces dernières années (Bolduc & Gingras, 2010 ; Gotteland-Agostini, 2013). Plus récemment encore, le travail d’encadrement a fait l’objet de discussion dans quelques réunions d’ergonomes : Journées de Bordeaux sur la pratique de

l’ergonomie en 2014 sur « les ergonomes et le travail des managers » ; Séminaire Annuel Age

et Travail en 2015 sur « le travail d’encadrement : quelles évolutions ? quels parcours ? ». Auparavant, des recherches ont été menées sur la prise de décision mais peu s’intéressent aux processus quotidiens (Leplat & Montmollin, 2001) et à la façon dont les cadres organisent leur propre travail (Dieumegard et al., 2004). Pourtant, étudier le travail des cadres de proximité, défini comme le travail d’organisation du travail des autres, est essentiel pour en comprendre les enjeux et agir sur ce travail d’encadrement et sur celui des opérateurs encadrés afin d’aboutir à une transformation organisationnelle positive de la santé de tous (Six, 2000).

Dans les années 1990, les premières recherches francophones sur l’analyse du travail des cadres dans le milieu industriel offrent un accès à l’organisation du travail (Langa, 1994), permettant d’identifier des leviers pour agir et transformer les situations de travail (Carballeda, 1997). D’autres études se sont succédé dans l’industrie : Benchekroun & al. (2002), Dieumegard et al. (2004), Ghram & al. (2009), Ghram (2011). Le secteur des bâtiments et des travaux publics devient aussi un terrain porteur de plusieurs études sur l’encadrement de chantier (Six, 1999) et les conducteurs de travaux (Forrierre, 2008 ; Forrierre et al., 2011), tout comme les services de santé avec les cadres de premier niveau (Bolduc & Baril-Gingras, 2010) ou encore plus récemment le secteur horticole avec les chefs de culture (Zara-Meylan, 2012) et l’activité de prescription (Gotteland-Agostini, 2013).

Ainsi, les ergonomes s’intéressent plus particulièrement à la caractérisation de cette activité d’encadrement (Six, 2000 ; Hubault, 2013), de ses contraintes (Carballeda & Garrigou, 2001) et les conditions d’exercice du travail (Bolduc & Gingras, 2010). Pour cela, ils développent

des méthodes d’analyse (Daniellou, 1997), des modes de triangulation des méthodes (Guilbert & Lancry, 2007) et des modèles comme celui du centre de décision (Six & Forrierre, 2011).

1.2.2. Encadrer : une activité de régulation

Dans l’approche ergonomique, l’activité des cadres de proximité est considérée comme un processus de régulation entre injonctions, pouvant être contradictoires, et propres connaissances du terrain (Leplat, 2006). L’absence de prescription formelle du travail des cadres est accompagnée de processus à la fois d’auto-prescription et de prescription du travail des équipes encadrées (de Terssac & Cambon, 1998) et d’organisation du travail d’autrui (Carballeda, 1997). Cette prescription floue de leur propre travail contraint souvent les cadres à « se débrouiller » pour atteindre les résultats fixés par la hiérarchie (Ghram, 2011). Ce travail d’encadrement correspond ainsi à un travail d’organisation au sens de de Terssac (2003) qui ne consiste pas à dresser un plan fixe des actions à mener, mais bien à réguler les écarts et les évènements qui peuvent surgir lorsque les règles de l’organisation sont objets de négociation et font naitre des incertitudes dans les situations de travail. En ce sens, organiser le travail revient à dimensionner en continu les ressources cognitives, matérielles, sociales qui sont allouées à un poste en particulier (Hubault, 2005). La gestion du travail est une activité en elle-même, et inversement le travail est une activité de la gestion.

Ce modèle de travail d’organisation renvoie à la théorie de la régulation de Reynaud (1988) qui distingue deux sortes de régulation que nous appliquons à l’activité des cadres de proximité : une régulation de contrôle où le management tente de maitriser les comportements et les actions des acteurs de l’organisation, et une régulation autonome où les cadres tentent d’adapter le contenu de leur travail et ses conditions afin de le rendre plus facile pour eux. L’articulation entre ces deux aspects est un véritable enjeu pour les organisations. Pour Carballeda (1997), cette articulation peut être favorisée de deux façons : par des régulations chaudes et par des régulations froides. La première consiste à négocier sur le terrain les écarts au prescrit entre les équipes encadrées et les cadres de proximité. Cette production de règles effectives correspond à des régulations chaudes qui ont lieu pendant l’activité de travail en fonction de l’apparition des évènements. La seconde renvoie à modifier les règles formelles existantes pour produire de nouvelles règles, mieux adaptées à la réalité des situations de travail rencontrées. Ce type de régulation dite froide a lieu en dehors des situations de travail, par exemple lors de réunions entre travailleurs. Ce même auteur montre qu’il faut toujours

considérer ces deux aspects dans les pratiques managériales et dans la production de règles des organisations.

En ce sens, deux tâches sont attribuées aux cadres (Carballeda, 1997) : celle de l’encadrement du travail avec des responsabilités pour organiser le travail d’autrui et atteindre un niveau de performance, et celle de l’organisation du travail en fonction des ressources selon des critères techniques et organisationnels. Ces formes se traduisent en deux grands volets : cadrer le travail – définir le travail prescrit et ses conditions de réalisation –, et faire cadrer – vérifier que le travail se réalise effectivement dans le cadre défini et par conséquence l’évaluer – (De Terssac & Cambon, 1998 ; Gotteland-Agostini, 2013). Autrement dit, les cadres de proximité régulent le travail quotidien des équipes encadrées. Selon Hubault (2005, 2013), le rapport au « quotidien », où les cadres sont livrés à eux-mêmes, est un temps spécifique entre le temps et la règle, qui comprend à la fois un niveau temporel et un niveau spatial en lien avec le « réel », c’est-à-dire ce qui échappe à la planification. Deux conditions nécessaires sont liées : celle de la présence, soit être présent au bon endroit au bon moment, et celle de l’intelligence, soit mettre en perspective le réel avec le prescrit dans la prise de décision des cadres. Le pôle ergonomie du Ministère des Finances Publiques (2009)6 propose une définition semblable du métier d’encadrement qu’il caractérise par « la capacité à prendre des décisions pour faire

coïncider le réel, les moyens de travail et les objectifs » (p.5). Cette définition n’est pourtant

pas complètement celle reprise de la DGFiP qui ne possède justement aucune définition claire sur son encadrement de proximité.

La schématisation de l’activité des managers (cf. Figure 2) de Daniellou et al. (2010) reprend l’ensemble des éléments que nous venons d’évoquer en considérant les cadres « managers » comme un maillon de l’organisation pris entre la hiérarchie et les équipes. Ces cadres de proximité concilient le caractère directif des prescriptions descendantes (flèches bleues) et celui participatif (flèches vertes). D’une part, ces cadres traduisent et déclinent les informations descendantes telles que les objectifs fixés ou les ressources allouées, qu’ils ont pu dans la mesure du possible négocier avec la hiérarchie, en missions concrètes à réaliser par les équipes. Ils sont également là pour prioriser les tâches à réaliser en vérifiant notamment la compatibilité du travail à réaliser avec les caractéristiques des équipes et des situations de travail. D’autre part, ces cadres font remonter un certain nombre d’informations sur le travail réalisé qu’ils retraduisent et synthétisent, par exemple par des tableaux de bord d’indicateurs.

Figure 2 : L’activité des managers d’après Daniellou & al. (2010)

1.2.3. Les difficultés de l’encadrement de proximité mises à jour par l’analyse de l’activité Nous avons vu que les cadres de proximité sont pris dans un étau entre les contraintes qui remontent de l’activité des équipes encadrées et les injonctions descendantes de la hiérarchie. Ces cadres se retrouvent souvent seuls à faire face aux contradictions tout en tenant ensemble les enjeux en provenance des différents acteurs de l’organisation (Grevin, 2012). Parmi les obstacles rencontrés par les cadres, Carballeda (1997) note la difficulté à prendre en compte la variabilité des situations de travail et les conditions réelles du travail des équipes encadrées. Les dysfonctionnements de la fonction managériale impliquent de nouveaux choix dans l’organisation (Brunel, 2012), ce qui, par une logique circulaire, transforme le travail en permanence.

Par leur relation directe avec le terrain, les cadres de proximité sont particulièrement sensibles aux évolutions socio-organisationnelles (Gotteland-Agostini, 2013). Pour cet auteur, la constante nécessité d’adaptation est une caractéristique essentielle du travail d’encadrement. Guilbert & Lancry (2007) ajoute le relationnel et les communications pour caractériser ce travail d’encadrement. Dans les univers actuels indéterminés et variants, Hubault (2013) montre que les fondements de travail se sont déplacés vers de nouveaux rapports au risque, au réel, au quotidien, à l’autorité et à la subjectivité, et, à l’évaluation. Avec ces évolutions, le travail traditionnel d’articulation des cadres prend de nouvelles dimensions (Bourret, 2008).

Dans la Fonction Publique, ces cadres gèrent des contradictions de plus en plus paradoxales entre les impératifs attendus en gestion et les impératifs des services encadrés. Selon le même auteur, le travail invisible de lien que réalisent les cadres entre les personnels permet de faire tenir et travailler les équipes ensemble.

Confrontés à des sources de prescription contradictoires, les cadres réalisent sans cesse des arbitrages (Six, 1999). Selon l’article « Managers et Managés » du Vocabulaire de

l’ergonomie (Montmollin, 2007), ces injonctions contradictoires sont fréquentes entre la

poursuite des objectifs personnels et la réalisation des objectifs organisationnels pour exécuter le travail. Encadrer consiste à prioriser en continu les contraintes et ces paradoxes posés dans le travail et à interpréter, articuler, donner du sens aux informations descendantes de la direction vers le terrain et celles remontantes du terrain vers la direction (Carballeda & Garrigou, 2001).

Ces injonctions contradictoires entrainent des conflits importants et des tensions éthiques au niveau des cadres (Divay & Gadea, 2008 ; Thoemmes & al., 2011). Les compromis réalisés quotidiennement ont un coût sur la santé des équipes et des cadres, tout comme sur les rapports sociaux (Fournier & al., 2011). A la fois encadrants et encadrés, les cadres de proximité sont soumis aux pressions des deux côtés (Bellini, 2005). Cette tension traditionnelle s’intensifie avec les exigences managériales contemporaines concernant à la fois l’utilisation d’outils, l’atteinte d’objectifs et l’attente de comportements particuliers. Ces cadres font face à un certain nombre de dilemmes qui renforcent les interprétations multiples des prescriptions souvent imprécises, car elles ne prennent en compte ni le passé ni le contexte.

Outline

Documents relatifs