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Chapitre 3 – Parcours professionnels et construction du couple proximités / distances

2. La distance proximale : une notion éclairant l’activité d’encadrement

A la fois encadrants et encadrés, les cadres de proximité régulent le travail quotidien des équipes. Comme nous l’avons vu dans le Chapitre 2, deux conditions sont nécessaires (Hubault, ibid) : être présent au bon endroit au bon moment, et mettre en perspective le réel avec le prescrit dans la prise de décision des cadres. Pour nous, ceci revient à savoir réguler le couple distances / proximités qui évolue dans le temps et dans l’espace en fonction du mode de gestion adopté par l’organisation et des situations de travail rencontrées par les cadres de proximité.

2.1. La distance proximale : un processus de régulation dans l’activité

Habermas (1987) cherche à définir « la bonne distance », c’est-à-dire « se situer ni trop loin ni trop près d’autrui, mais dans un espace-temps-social qui délimite et contient la zone d’activités participatives des sujets qui correspond à ce que ces acteurs sont en capacité de réaliser à la fois individuellement et collectivement pour répondre à un besoin » (cité par Paquelin, 2011, p.566). Cette « bonne distance » est qualifiée par Paquelin de distance proximale, en étant à la fois celle qui lie et qui est nécessaire à la distanciation des acteurs. En reprenant cette approche de distance proximale pour l’activité d’encadrement que nous avions défini comme une activité de régulation, il s’agirait pour les cadres de proximité de trouver en permanence un équilibre entre distances et proximités dans leurs positionnements.

En effet, pour répondre aux différentes injonctions, les cadres de proximité ont à se positionner à la fois près et loin du travail, ce qui est difficilement tenable. Selon Quinn (1991), les cadres doivent être proches des équipes et du travail, tout en ayant la capacité de s’en extraire pour prendre du recul, de la distance afin d’assurer la coordination. Ce paradoxe soulève la question de comment faire ce travail d’encadrement alors que plus ces cadres sont sur le terrain, moins ils sont dans le bureau, et inversement, moins ils sont sur le terrain, plus ils sont dans le bureau. Pour Thévenet (2014), « la distance contraint le manager à distinguer

plus finement des situations qui exigent de la proximité de celles qui tolèrent la distance. » La

distance proximale peut alors éclairer l’activité d’encadrement dans le sens où les cadres de proximité tentent de maintenir en permanence celle-ci afin de tenir leurs missions au quotidien et garantir l’atteinte des différents objectifs qui leur sont fixés.

Ainsi, les cadres de proximité s’arrangent comme ils le peuvent de la pluralité des prescriptions qui ne pointent pas toutes la même direction selon leurs rapports aux proximités et distances. Cette juxtaposition de temporalités propres à chacun des acteurs (Dubar, 2004) crée dans l’organisation des injonctions contradictoires qui se cristallisent souvent au niveau des cadres de proximité. Pour Gaudart & Ledoux (2013), ces différentes temporalités confrontent des dimensions gestionnaires qui se réfèrent aux objectifs et moyens mis en œuvre dans l’organisation du travail, des dimensions collectives et d’autres individuelles. Le travail d’encadrement consiste à mettre de l’ordre, comme ils le peuvent, dans l’ensemble des prescriptions, face aux contraintes du réel, à trouver la distance proximale la plus adaptée en fonction des situations de travail et de leurs propres ressources.

2.2. Evolution du couple proximités / distances dans le temps

Le couple proximités / distance peut évoluer sur un axe temporel, en fonction des situations de travail, du mode de gestion et des ressources que les cadres peuvent mobiliser. Selon Talbot (2013), en cas de proximité permanente, les interactions peuvent s’organiser dans des délais brefs, alors que dans le cas de proximité temporaire, il sera nécessaire de créer des situations de face à face telles que des réunions d’équipe. Selon le même auteur, au niveau cognitif, l’espace géographique constitue un référentiel, dans lequel l’individu peut développer un sentiment d’appartenance et se construire une identité, à travers les valeurs, les représentations et les histoires qu’il y associe. Ce développement s’inscrit dans un processus de construction de proximités, où la confiance de chacun des acteurs se gagne dans le temps, au fil des parcours de travail. Torre (2008) note que le lien avec les théories de la confiance et du capital social, combinant la réalité sociale, est souvent oublié. Il en est de même pour le lien avec la psychologie sociale. Rapporté à l’activité d’encadrement, développer la proximité avec les équipes permet aux cadres de mieux connaitre les capacités et les compétences présentes. Ils peuvent ainsi mieux définir les tâches à confier aux équipes (Richard, 2012), ce qui se construit avec l’expérience acquise au fil des parcours.

La proximité organisationnelle existe entre des individus, mais aussi entre des organisations : « elle lie les établissements d’une même firme, les entreprises positionnées dans une même

chaine de valeur, des acteurs variés partageant un même projet collaboratif » (Talbot, 2013,

p.18). Pour l’auteur, ces projets collectifs partagent des règles, représentations communes et sont à l’origine de l’acquisition, de la conservation et de la transmission des connaissances,

savoir-faire et expériences. Afin d’articuler la cohérence entre des injonctions pouvant être contradictoires, de gérer des conflits latents, de faire des arbitrages, les cadres ont une activité de régulation (Carballeda, ibid). Pour Torre & Rallet (2005), la proximité organisationnelle est la capacité d’une organisation à créer des interactions entre ses membres. Articulées entre elles, proximité géographique et proximité organisationnelle sont la base d’une lecture des dynamiques spatiale et organisationnelle.

2.3. Lorsque les cadres ne parviennent plus à tenir la distance proximale

Face à la multiplication des objectifs, la présence des cadres est indispensable pour les équipes de travail, que ce soit pour expliquer et hiérarchiser les contraintes, écouter et remonter les difficultés à la hiérarchie ou construire des compromis (cf. Chapitre 2).

2.3.1. Des distances qui augmentent : conséquences sur les conditions de travail

Mobilisés par les systèmes d’informations et les tâches administratives, les cadres de proximité s’éloignent néanmoins de l’activité de travail en consacrant moins de temps à leur rôle de soutien et d’animation des services (Detchessahar, 2009). Ceux-ci ne sont alors plus en mesure de tenir cette distance proximale. De plus, le recours aux nouveaux outils du New

Public Management et l’évolution des modes de contrôle accentuent cette mise à distance des

cadres par les indicateurs, supposés renforcer leur autonomie (Bezes, ibid).

Les cadres de proximité connaissant les réalités sociales du terrain n’ont alors plus aucun pouvoir de décision : ils sont empêchés (Detchessahar, 2013), alors que ceux qui ont ce pouvoir n’en ont qu’une connaissance limitée et incertaine (Worms, 2006). L’activité d’encadrement est empêchée (Clot, 2010), c’est-à-dire que l’organisation du travail ne permet plus aux cadres de proximité de réaliser le travail de qualité qu’ils souhaitent produire. Bolduc & Gingras (2010) retiennent alors trois conditions de réalisation du travail des cadres qui ne leur permettent pas de tenir le rôle qu’ils souhaitent : la surcharge quantitative de travail, les limites à l’autonomie décisionnelle formelle et réelle, et les obstacles à la planification et au développement au long terme.

Ces empêchements entrainent des conséquences à différents niveaux : les cadres ne peuvent plus être sur le terrain, récupérer les informations du travail réel, accompagner et soutenir les équipes encadrées. Et le management participatif devient impossible. Cet empêchement

traduit également une dégradation des conditions de travail des cadres de proximité et pouvant même conduire à une souffrance au travail chez les cadres. Quand ceux-ci n’ont plus les moyens de faire le travail, leurs ressources s’épuisent (Bouquin & Fiol, 2006). Comme ces cadres sont responsables des conditions de vie au travail des équipes encadrées, les conséquences de ce travail empêché se répercutent directement sur les conditions de travail des équipes. Ainsi, l’empêchement du travail des cadres de proximité conduit à une détérioration de leur propre travail mais aussi du travail des agents qu’ils encadrent (Journé, 2005).

2.3.2. Changements organisationnels : des impacts sur le couple proximités / distances

Lors des périodes de changements, les cadres sont confrontés à de fortes incertitudes, pouvant entrainer perte de confiance et désengagement qui peuvent également avoir des conséquences sur la santé (Clergeau & Pihel, 2010). En prise directe avec les difficultés croissantes de la réalité du terrain et sa production, ces cadres s’adaptent continuellement aux rythmes des changements organisationnels et aux nouvelles méthodes de travail, en modifiant leur rapport aux proximités et distances. Cela entraine des conséquences sur leur santé physique et psychique (Abord de Chatillon & Desmarais, 2012 ; Detchessahar, 2013 ; Gotteland – Agostini, 2013). Selon Carbelleda (1997), l’atteinte à la santé psychique des cadres peut résulter des injonctions contradictoires de la confrontation entre prescrit et réel – la réalité des situations de travail pouvant avoir des résultats non conformes aux objectifs fixés –, de la gestion des incertitudes relatives aux informations à gérer ou à la méconnaissance de la réalité du travail, des conflits entre efficacité et éthique, une communication limitée vis-à-vis de la hiérarchie ou de l’équipe, ou au manque de collectif d’appartenance.

Carrier Vernhet (2012) montre d’ailleurs que les notions de distances et proximités ont un rôle dans l’explication du mal-être chez les cadres en analysant la distance des individus à leur activité du point de vue physique et psychologique. L’auteur définit la distance organisationnelle comme « correspondant au fait, pour un individu, de s’éloigner pour mettre une certaine distance entre l’organisation dans laquelle il est impliqué lui-même, afin de considérer la situation à laquelle il fait face sous un autre point de vue, qui lui devra être

objectif » (p.287). En ce sens, Sonnentag & al. (2008) considère la mise à distance du travail

2.3.3. Prendre de la distance pour préserver sa santé

Le workaholism (Spence & Robbins, 1992), c’est-à-dire une grande proximité excessive, notamment lorsque les cadres s’impliquent excessivement, engendre un niveau d’épuisement professionnel (Carrier Vernhet & al., 2015). Ces cadres « à risques » ont alors des difficultés à prendre de la distance avec l’organisation. Pourtant, facilitant la récupération des ressources et la capacité à prendre du recul vis-à-vis des situations de travail, le détachement psychologique au travail est associé à un moindre épuisement (Fritz & al., 2010) et à un niveau de fatigue moindre, notamment lorsque la charge de travail augmente (Sonnentag & al., 2010). Selon (Axtell & al., 2007), cette capacité à prendre du recul n’est pas qu’une mise à distance du travail, l’individu doit également bénéficier d’un environnement favorable.

Bien que les malaises chez les cadres traduisent une réalité complexe avec des tendances contradictoires en termes de résultats des études, Thoemmes & al. (2011) en définissent trois formes : le stress, les fréquentes tensions sociales et le manque de reconnaissance. Bouffartigue (2001a), y ajoute la difficulté de maintenir une frontière entre vie privée et vie professionnelle. Lié à la perte d’autonomie, le stress est jugé bien souvent comme le problème principal. Variant d’un cadre à l’autre, les raisons de ce stress proviennent essentiellement des tensions inscrites dans l’organisation de travail (Carballeda & Garrigou, 2001), telles que les délais et les contraintes techniques à respecter (Thoemmes & al., 2011), le sentiment de ne pas avoir le choix face aux logiques insensées ou aux objectifs inatteignables (Brunel, 2012), ou la pression permanente dans la sphère publique (Durat, 2010).

Ces constats nous conduisent à questionner le positionnement des cadres de proximité pour comprendre la construction de leur propre santé sur le long terme. Nous questionnons également les ressources à disposition et les conditions nécessaires afin que ces cadres puissent tenir leurs missions dans le temps, alors que le pilotage par la performance adopté par l’administration les contraints de plus en plus.

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