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A : La prohibition de la « menace » de l’emploi de la force

La nouveauté de la Charte des Nations Unies par rapport aux instruments antérieurs se trouve dans son objet spécifique de prohibition. En effet, le recours à la force vise à la fois, dans une symétrie parfaite, la menace et l’emploi de la force. Le terme de menace, il faut le souligner, a été introduit lors des travaux préparatoires de l’élaboration de la Charte, et ce dès les propositions de Dumbarton Oaks. Aussi rappelons-le, ces propositions n’ont buté contre aucun refus ni aucune contestation221 et de surcroit la formule « d’interdiction de la menace de l’emploi

de la force » sera mentionnée dans presque tous les documents destinés à interpréter l’interdiction énoncée à l’article 2 § 4 de la Charte.

Cependant, un contraste mérite l’attention. En dépit de sa reconnaissance, l’expression de « menace de l’emploi de la force », comme le constate Albrecht RANDELZHOFER, n’a jusqu’aujourd’hui pas fait assez l’objet de débats doctrinaux approfondis222 ; les auteurs ayant

choisi de se consacrer plus à l’étude du thème de « recours à la force ». La mise aux oubliettes de cette notion de « menace » s’expliquerait selon Olivier CORTEN par l’apparente pauvreté de la pratique des États à propos du sujet. En effet, les États se prononcent plus facilement sur l’usage même de la force, plutôt que sa menace.

Revenant concrètement à la notion de la « menace » d’après l’article 2 § 4 de la Charte, il faut noter que ni la Charte, ni les travaux préparatoires, ni les résolutions de l’Assemblée générale ne lui ont consacré de définition, contrairement à la doctrine. Tout compte fait, aux termes du

dictionnaire de droit international public de Jean SALMON, « la menace au sens de l’article 2 § 4 de

221 Le Chapitre II, point 4 des propositions énonçait une interdiction de « recourir aux menaces ou à l’emploi de la force (…) » ; UNCIO ? vol.4, p.3. Les textes de plusieurs propositions d’amendement reprenaient d’emblée la notion de menace. En bref, un examen de l’ensemble des débats montre que la notion de « menace » n’a pas été mise en cause ni en séance plénière (UNCIO, vol 1, p.206), ni en comité ou en commission (UNCIO, vol.6 pp.102, 339, 342).

222 Outre les ouvrages de Nikolas STÜRCHLER, The Threat or Force in International Law, Cambridge, CUP, 2007, pp.7 et ss et de Francis GRIMAL, Threats of Force. International law and stratedy, London, Routlege, 2013, pp. 11- 30, seules quelques études ont été consacrées à la notion de menace, telle celle de François DUBUISSON et Anne LAGERWALL, « Que signifie encore l’interdiction de recourir à la menace de la force ? » in Karine BANNELIER et al. (dir.), L’intervention en Irak et le droit international, Paris, Pedone, 2004, pp. 83-104.

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la Charte implique un élément de coercition en vue d’amener un État à une conduite ou à des actes différents de ceux qu’il pourrait librement faire »223.

Ensuite, en se tournant vers la doctrine anglo-saxonne, l’on relève que pour Romana SADURSKA, la menace est « a threat is an act that is designed to create a psychological condition in the target of apprehension, anxiety and eventually fear, which will enrobe the target’s resistance to change or will pressure it toward preserving the status quo »224. Cette

auteure va plus loin dans son analyse, puisqu'elle soutient que la menace dont il s'agit est celle qui ne laisse visiblement aucun autre choix à l’État visé que de se conformer aux demandes de l’État menaçant225. Plus encore, Ian BROWNLIE penche lui, pour une définition moins ouverte

en retenant qu’« A threat of force consists in an express or implied promise by a government of a resort to force conditional on non acceptance of certain demands of that government »226.

Par ailleurs, il convient de distinguer la notion de menace consacrée à l’article 2 § 4 de celle consacrée à l’article 39 de la Charte qui, quant a-t-elle, a fait l’objet de beaucoup d’études. En effet, la menace dont il est question à l’article 2 § 4 de la Charte, doit non seulement être proférée par un État contre un autre État, mais aussi elle doit être clairement établie. Et dans ce sens, cette notion de la menace renvoie à un comportement entre deux États, l’un faisant pression sur l’autre en le menaçant directement de déclencher une attaque contre lui. Ainsi, la plupart des auteurs fixent comme critère de reconnaissance d’une « menace » de la force armée, la présence d’un caractère coercitif. Aussi ces auteurs illustrent-ils leur propos par des situations particulières et selon des circonstances. Par exemple, réarmer et installer des bases militaires sur le territoire

223 Jean SALMON (dir), Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, Bruylant, AUF, 2001, p.694, v. « menace de recours à la force ».

224 Romana SADURSKA, « Threats of Force », AJIL, 1988, p. 241; nous traduisons: « une menace est un acte conçu pour créer une condition psychologique en cas d’appréhension, d’anxiété et éventuellement de peur, ce qui risque d’empêcher la cible de changer ou de faire pression sur elle pour préserver le statu quo. »

225 Romana SADURSKA, op.cit. p.245.

226 François DUBUISSON et Anne LAGERWALL, « Que signifie encore l’interdiction de recourir à la menace de la force ? » op. cit., pp.83-104; Ian BROWNLIE, International law and the use of force by States, Oxford, Clarendon Press, 1963, p. 364; « Une menace de force consiste en une promesse expresse ou implicite faite par un gouvernement de recourir à la force à condition que certaines exigences de ce gouvernement ne soient pas acceptées ».

d’un État tiers227, concentrer des troupes aux frontières228 ou encore faire une propagande en

faveur de la guerre d’agression229 sont autant d’exemples de menace du recours à la force.

Mais encore, selon SADURSKA, la menace du recours à la force peut exister dans la simple conclusion d’accords de défense collective, comme le Traité de l’Atlantique Nord ou encore dans l’abstention des États-Unis lors du vote de la résolution du Conseil de sécurité condamnant Israël pour le raid aérien exercé sur le quartier général de l’Organisation de libération de la Palestine en Tunisie, impliquant selon l’auteur une menace de recourir au même type de mesures armées en cas d’attaques terroristes230. La menace de l’emploi de force est en effet interdite. Pour

preuve, le 12 avril 2014, un journaliste écrivait à propos de la situation entre Moscou et Kiev que la diplomatie russe a estimé que les menaces des autorités pro-occidentales de Kiev de lancer un assaut contre

les manifestants pro-russes, qui ont pris de nouveaux bâtiments publics dans l’Est de l’Ukraine, étaient

« inadmissibles »231.

La Cour internationale de justice est aussi allée loin sur cette question de « menace du recours à la force ». En effet, en plus de reconnaitre l’illicéité du recours à la menace, elle reconnait celle de la « dissuasion » nucléaire, puisque dans son Avis consultatif de 1996 relatif à la Licéité de la

menace ou de l’emploi d’armes nucléaires232, émis à l’unanimité, il est noté qu’est illicite la menace (…) au moyen d’armes nucléaires qui serait contraire à l’article 2 paragraphe 4, de la Charte des Nations Unies et qui ne satisferait pas à toutes les prescriptions de son article 51233. Aussi, au terme du paragraphe 47 dudit

Avis, « En vue de diminuer ou d’éliminer les risques d’agression illicite, les États font parfois savoir qu’ils détiennent certaines armes destinées à être employées en légitime défense contre tout État qui violerait leur intégrité territoriale ou leur indépendance politique ». Dans ces conditions, la question qui s’est posée était de savoir « si une intention affichée de recourir à la force dans le cas où certains événements se produiraient constitue ou non une “menace” au

227 Jean-Gabriel CASTEL, International Law, Toronto, Butterworths, 3rd ed., 1976, p.1220.

228 Eduardo JIMENEZ De ARECHAGA, « International Law in the Past Third of a Century », RCADI, 1978, I vol. 159, p. 88; Romana SADURSKA, « Threats of Force », op. cit., p. 243.

229 Belatchew ASRAT, Prohibition of Force under the UN Charter. A Study of Art. 2(4), Uppsala, Iustus Forlag, 1991, p. 139.

230 Romana SADURSKA, « Threats of Force », op. cit., p. 243; François DUBUISSON et Anne LAGERWALL, « Que signifie encore l’interdiction de recourir à la menace de la force ? » op cit, p.86.

231 V. [En ligne], http://www.sudinfo.be/983575/article/2014-04-12/la-russie-juge-inadmissible-les-menaces d- un-recours-a-la-force-dans-l-est-de-l, page consultée le 03 mars 2014.

232 Voir l’arrêt relatif à la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, Avis consultatif, CIJ, 8 juillet 1996, Rec. 1996, [En ligne], consulté le 1er mai 2014 sur http://www.icj-cij.org/docket/files/95/7495.pdf op. cit.

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sens de l’article 2 § 4 de la Charte » ? La réponse à cette question est assez évidente dans la mesure où s’il est reconnu que l’usage de la force armée est illicite, il ne peut être autrement pour la menace du recours à la force. Par conséquent, si l’emploi de la force envisagé est lui- même illicite, se déclarer prêt à y recourir constitue une menace interdite en vertu de l’article 2 § 4.

Pour ainsi dire, il serait « illicite pour un État de menacer un autre État de recourir à la force pour obtenir de lui un territoire ou pour l’obliger à suivre ou à ne pas suivre certaines orientations politiques ou économiques. Les notions de “menace” et d’“emploi” de la force au sens de l’article 2 paragraphe 4 de la Charte vont de pair, en ce sens que si, dans un cas donné, l’emploi même de la force est illicite — pour quelque raison que ce soit — la menace d’y recourir le sera également. » « Du reste, aucun État – qu’il ait défendu ou non la politique de dissuasion – n’a soutenu devant la Cour qu’il serait licite de menacer d’employer la force au cas où l’emploi de la force envisagé serait illicite »234.

Entre autres, on peut également se référer au professeur Francis BOYLE, selon lequel, si l’usage d’armes de destruction massive est contraire au droit international, la menace d’y recourir l’est aussi. Ce qui implique que la doctrine de la dissuasion nucléaire est illicite comme l’a formellement établi la Cour internationale de Justice de La Haye en 1996235.

Pourtant, en 1986, concernant l’arrêt sur les Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua, la Cour avait été amenée à débattre de la question de savoir à quelles conditions, des manœuvres militaires ou une politique de réarmement étaient susceptibles de constituer une menace de l’emploi de la force, étant donné que dans les faits, entre 1982 et 1985, les États-Unis avaient maintes fois effectué des manœuvres militaires236, qui selon le Nicaragua, constituaient des

menaces illicites du recours à la force. Pour autant, la Cour a rejeté cette prétention du Nicaragua

234 Pour le texte complet, voir au paragraphe 47 de l’Avis consultatif de la CIJ ; Francis BOYLE se réfère à l’Avis consultatif publié le 8 juillet 1996 par la CIJ. Cet avis faisait suite à la Résolution 49/75 K de l’Assemblée générale des Nations Unies qui demandait le 15 décembre 1994, à la Cour de rendre dans les meilleurs délais un Avis consultatif sur la question suivante : « Est-il licite, selon le droit international, de recourir à la menace ou à l’emploi d’armes nucléaires dans quelques circonstances que ce soit ? ».

235 Francis BOYLE, « La dissuasion nucléaire est contraire au droit international », in, Horizons et débats, (Suisse), [En ligne], http://www.voltairenet.org/article162598.html, page consultée le 1er mai 2014.

236 Constituant d’une part en des mouvements de troupes en territoire hondurien, et d’autre part en des déploiements de navires au large des côtes nicaraguayennes.

au motif qu’elle n’était pas « convaincue que, dans les circonstances où elles ont eu lieu, les manœuvres

incriminées constituaient de la part des États-Unis à l’encontre du Nicaragua une violation du principe interdisant le recours à la menace ou à l’emploi de la force »237.

De ce dernier avis de la CIJ, il ressort que la notion de menace de recourir à la force armée reste relativement restreinte. En effet, pour la Cour, pour être considéré réellement comme une menace au sens de l’article 2 § 4 de la Charte, les faits en question doivent être clairement explicités. C’est ce qui justifie que dans le cas des arrêts de l’Affaire du Détroit de Corfou238 et celui

des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d'Amérique),

fond, arrêt, en l’absence d’intention affichée d’obtenir des États visés un certain comportement,

la Cour réfute l’idée de menace de recourir à la force.

En outre, l’interdiction de la menace de l’emploi de la force a fait aussi l’objet de confirmation au niveau du Conseil de sécurité qui n’a pas hésité à condamner des actes d’États. Parmi ces résolutions, on peut citer la résolution 326 du 2 février 1973239, ou encore la résolution 487 du

19 juin 1981240 concernant l’Irak et l’Israël.

Cependant, selon certains auteurs, lorsque la menace de la force est exercée de façon raisonnable ou encore dans un but de faciliter la résolution de différends en dissuadant les États de faire usage de la force, ou encore lorsqu’elle s’inscrit dans les buts des Nations Unies, l’usage de cette menace ne peut être contraire à l’article 2 § 4 de la Charte241.

En revanche, cette dernière thèse est pour la plupart du temps réfutée. Et davantage, l’accent est mis sur la réciprocité entre la « menace du recours à la force » et le « recours à la force » proprement dit. Ainsi, comme l’écrivent François DUBUISSON et Anne LAGERWALL,

237 V. Affaire relative aux Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (arrêt), op.cit., p. 53, par. 92. 238 V. CIJ, Affaire du Détroit de Corfou, (Royaume-Uni c. Albanie), arrêt, 9 avril 1949, Rec. 1949 p. 35, [En ligne],

http://www.icj-cij.org/docket/files/1/1644.pdf, page consultée le 11 mai 2017.

239 Où le Conseil de sécurité condamnait tous les actes de provocation et de harcèlement, y compris le blocus économique, le harcèlement et « les menaces militaires » dont la Zambie est l’objet de la part du régime illégal (de Rhodésie du Sud) avec la complicité du régime d’apartheid d’Afrique du Sud.

240 Résolution dans laquelle le Conseil de sécurité a condamné l’attaque d’Israël contre les installations nucléaires de l’Irak. À cet effet, le Conseil demandait à Israël de s’abstenir à l’avenir de perpétrer des actes de ce genre voire de « menacer de le faire ».

241 Romana SADURSKA, « Threats of Force », op. cit., pp. 260-266.

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l’interdiction de la menace de la force est symétrique à celle du recours effectif à la force correspondant242. Bref,

au sens de l’article 2 § 4 de la Charte, autant la menace du recours à la force est illicite, autant y recourir l’est encore plus.

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