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La prise en considération du facteur humain dans le processus de développement économique

Chapitre I : La prise en considération du facteur humain dans l’analyse du développement économique

1.2. Le rôle du facteur humain dans les stratégies de développement économique

1.2.2. La prise en considération du facteur humain dans le processus de développement économique

La première distinction des deux processus, croissance et développement, est axée sur la prise en considération du facteur humain. Développée par F. Perroux (1961) et A. Hirschman (1964), cette stratégie est fondée sur les analyses historiques des siècles précédents.

L’importance du facteur humain pour la politique de développement économique a été mise en avant déjà par F. List (1841). En partant du fait que « le travail est la cause de la richesse et la paresse est celle de la pauvreté54 », il affirme que les hommes d’un type productif et créatif, motivés à travailler et à inventer sont la base de la prospérité. Or, ce caractère particulier du facteur humain est le résultat de conditions spécifiques réunies :

« L’homme est motivé quand il aspire vers l’avenir, quand il est habitué à réfléchir et à agir, quand il est entouré par de bons exemples, quand il n’est pas entravé dans son activité légitime mais encouragé à employer ses forces productives intellectuelles et physiques et à les améliorer. L’homme apporte les résultats heureux quand son activité productive lui porte l’estime et la considération publique »55.

Il en ressort que le développement économique dépend du facteur humain qui se caractérise par la motivation pour le travail et pour le perfectionnement de ses résultats, par le désir de création et de production. Cependant, la formation d’un matériel humain de ce type nécessite un environnement propice. Le changement de l’environnement réel influence donc le facteur humain existant et le modifie en lui rajoutant ou en lui enlevant certaines propriétés. Ainsi, le caractère de la force productive de la société donnée détermine l’essor de son développement économique :

« La prospérité d’un peuple ne dépend pas de la quantité de richesses et de valeurs échangeable qu’il possède, mais du degré de développement de ses forces productives. Si les lois et les institutions ne produisent pas directement des valeurs, elles produisent du moins de la force productive. »56

54 List Friedrich (1841), System Nationale d’économie politique, traduction française par Henri Richelot, Paris : Gallimard, 1998, p. 257

55 Ibid, p. 250

Cependant, il ne faut pas confondre le développement des forces productives mis en avant par F. List avec le développement des forces productives matérielles souligné par K. Marx57.

Pour Marx, c’est la production matérielle qui représente la base et la condition de la vie sociale, politique et intellectuelle. Le développement des forces productives matérielles est donc associé à l’amélioration des instruments et des techniques de production.

En revanche, F. List trouve le moteur de l’activité économique dans le développement du facteur humain. L’augmentation des valeurs matérielles ne signifie pas dans tous les cas le développement économique. Le planteur, par exemple, en exploitant les esclaves, augmente la valeur matérielle, échangeable, mais en même temps « il ruine la force productive des générations à venir en développant la stupidité et la pauvreté au lieu de cultiver l’intelligence, la motivation, les forces morales et le talent. »58

Le facteur humain de type productif, créatif et motivé est donc considéré par List comme la condition indispensable du développement économique pérenne et l’environnement réel doit être modifié en fonction de cet objectif principal.

Le mode d’agir peut être favorable ou défavorable pour le développement économique. Il est déterminé par certains aspects externes aux besoins subjectifs de chaque individu mais internes à une communauté homogène de personnes.

C’est aussi pour cette raison de développement du facteur humain, que List cherche à promouvoir l’industrie et le commerce :

« Sous le régime de l’agriculture pure et simple règnent l’arbitraire et la servitude, la superstition et l’ignorance, le manque de civilisation, de relations, de moyens de transport, la pauvreté, l’impuissance politique. » 59

Le régime agriculteur soutient le monde des vielles idées, de la paresse de l’esprit et des initiatives, du manque d’éducation, de bien-être et de liberté. L’industrie apporte des valeurs opposées, stimule l’accroissement des biens moraux, crée des rapports sociaux favorables à l’apprentissage et éveille l’esprit dynamique, le moteur du progrès.

57 Marx K. (1859), Contribution à la critique de l’économique politique, traduction française par Maurice Husson et Gilbert Badia, Paris : Editions sociales, 1972, p.19

58 List Friedrich (1841), System Nationale d’économie politique, traduction française par Henri Richelot, Paris : Gallimard, 1998, p. 257

List souligne que « dans un pays manufacturier les sciences deviennent populaires, le besoin de cultures et des connaissances s’élargit à un grand nombre de personnes qui sont appelées à appliquer les résultats des recherches scientifiques. Par conséquent, l’enseignement devient le domaine fortement demandé et attire le plus grand nombre des talents. La concurrence entre ces talents provoque une division et une combinaison des travaux scientifiques, qui exerce une influence la plus heureuse sur le développement économique, politique et social du pays »60.

Ainsi, le développement du facteur humain et l’orientation du comportement des individus vers le mode productif représente pour List un aspect central du développement économique qui ne peut pas être réduit à une seule croissance matérielle.

Dans la même perspective, L’Ecole historique allemande considère que le comportement humain, y compris le comportement économique, est guidé par l’esprit

de la société qui évolue et définit le développement économique. Fondée sur l’Idéologie Allemande61 du 19ème siècle qui a été spécifiée par le philosophe Georg Wilhelm Friedrich Hegel62, cette approche décrit l’histoire de l’humanité à travers l’évolution de

l’esprit. Ce dernier, formé par l’environnement concret détermine le développement économique.

Pour B. Hildebrand63 par exemple, l’environnement est présenté par l’organisation politique et le niveau général de la culture. Ce sont les conditions particulières politiques et culturelles qui construisent l’esprit et distingue le système économique spécifique. Evoquée également par Schmoller64 et K. Bucher,65 la dimension mentale du

60 Ibid, p. 322

61 « Idéologie Allemande » qualifie le concept hégélien depuis la sortie de l’ouvrage de K. Marx et F. Engels, 1846. Idéologie allemande, publié en 1932, Moscou

62

Hegel Georg Wilhelm Friedrich (1807), Phénoménologie de l’Esprit, Bamberg, Würzburg, traduction française par Verra A., Paris : Libraire-éditeur, 1867

63

Hildebrand B. (1848), « l’Economie nationale du présent et de l’avenir », dans Hoselitz B. Théories de la croissance économique, traduction revue par l'auteur, Paris : Dunod, 1970

64Schmoller Gustav, Politique sociale et économie politique (Questions fondamentales). Paris: V. Giard & E. Brière, Libraires-Éditeurs, 1902

65 Bucher Karl, Etudes d'histoire et d'économie politique, traduction française par Alfred Hansay, Bruxelles : H. Lamertin ; Paris : F. Alcan, 1901

développement économique trouve son essor dans les travaux de W. Sombart66 et M. Weber67.

En observant l’économie capitaliste ils affirment que son développement dépend du mode de comportement des acteurs, et notamment de leur mentalité économique. L’histoire est créée par la succession régulière des esprits économiques et des modes d’orientation des individus vers l’activité économique :

« La division des époques découle du principe dont il s’inspire d’un bout à l’autre : ce qui imprime à une époque et aussi à une autre période économique, son cachet particulier, c’est son esprit »68

Comme souligne Claudio Mutti69, pour Sombart les sujets de l’histoire ne sont pas des rapports de production, mais plutôt des hommes, vus comme des agents de tel ou tel esprit, animés par telle ou telle mentalité. Le développement dépend des conditions réunies qui font grandir et enrichir l’esprit. C’est donc le facteur humain qui dirige le cours de l’histoire économique. En mettant en avant cette idée, Sombart distingue trois stades du capitalisme : économie individuelle, économie de transition et économie sociale.

En économie individuelle, le facteur humain et sa mentalité économique sont formés par le besoin naturel. « Autant de biens on consomme, autant on doit en produire; autant on dépense, autant on doit recevoir»70. Ce n’est qu’avec l’arrivée des forces propices au développement que la transition commence. D’abord, ce sont les conditions sociales qui encouragent « l’esprit d’entreprise qui est un des éléments constitutifs de l’esprit capitaliste »,71

chez chacun des sujets par la liberté professionnelle, par les connaissances accessibles à toutes les classes sociales. Puis, l’esprit d’entreprise

66 Sombart Werner (1913), Le Bourgeois, éd. électronique par Gemma Paquet, collection: "Les classiques des sciences sociales", W. Sombart, l’Apogée du capitalisme, traduction française de S. Jankélévitch Paris, Payot, 1932

67

Weber Max, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1904 -1905), traduction française par Jacques Chavy, Paris : Plon, 1967

68

Sombart Werner., l’Apogée du capitalisme, traduction française par S. Jankélévitch Paris : Payot, 1932

69 Mutti Claudio, Metafisica del Capitalismo di Werner Sombart, Padova, 1977

70 Sombart Werner (1913), Le Bourgeois, éd. électronique par Gemma Paquet, collection: "Les classiques des sciences sociales", W. Sombart, l’Apogée du capitalisme, traduction française de S. Jankélévitch Paris, Payot, 1932, p.18

favorise les inventions qui contribuent à la propagation du nouveau rythme de vie à la population. Selon Sombart :

« Toute invention qui a pour effet d’allonger pour ainsi dire le chemin de la production, agit comme des stimulants sur ceux dont le goût de l’entreprise n’existe encore qu’à l’état latent… »72

Donc, la liberté, les connaissances et le progrès technique forment des forces propices qui influencent le facteur humain de base, le modifient en créant le facteur capitaliste favorable au développement économique.

Par opposition, il est possible de conclure que l’esclavagisme, l’ignorance et le découragement de l’esprit créatif forment le facteur humain anticapitaliste incapable de stimuler le développement économique à long terme même si ce facteur apporte une croissance de richesses matérielles, comme dans l’exemple de List sur le travail des esclaves.

La reconnaissance du rôle de l’environnement pour la formation du facteur humain d’un type particulier, favorable ou défavorable au développement économique, définit le nouveau style institutionnaliste de raisonnement de l’économie.

Le développement ne peut plus être assimilé à la croissance car il concerne non seulement la production matérielle mais surtout le facteur humain qui fait que cette production a lieu.

Dans l’économie du développement de l’après Seconde guerre mondiale le facteur humain a été mis en avant par A. Hirschman73 et F. Perroux. En mettant l’acteur engagé et conditionné au centre du système économique, ils marquent la séparation avec les approches quantitatives : « Le développement devient moins un problème d’allocation des ressources que de mobilisation des énergies et des capacités créatives »74.

Ainsi, Perroux distingue clairement la croissance et le développement et établit le rapport entre ces deux processus :

« La croissance représente un accroissement durable de la dimension d’une unité économique, simple ou complexe, réalisé dans des changements de structures et éventuellement de système et accompagné de progrès économiques variables. »75

72 Sombart Werner., l’Apogée du capitalisme, traduction française de S. Jankélévitch Paris : Payot, 1932

73 Hirschman Albert O., The strategy of economic development, New Haven: Yale University press, 1959

74 Hugon Philippe, Le concept d’acteurs du développement chez les pionniers du développement : Albert Otto Hirschman et François Perroux, Monde en Développement, Vol. 31 – 2003/4-n°124, p.10

« Le développement peut se décrire sous deux aspects différents. D’une part, il est la combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à faire croître cumulativement et durablement son produit réel global76. D’autre part, il est le changement observable dans le système économique et dans le type d’organisation. »77

Autrement dit, le développement est présenté comme le changement du facteur humain et du système des règles organisatrices. D’une part, les structures mentales et les habitudes sociales spécifiques et d’autre part le type d’organisation formelle, déterminent la croissance économique. En même temps, ce sont aussi les changements du facteur humain et d’organisation qui encadrent le « progrès », sui est « un processus complexe de création, de diffusion et de convergence, un phénomène collectif qui s’appuie sur trois composants, la création collective, la propagation de cette création et la signification »78.

Le progrès de Perroux et l’invention de Sombart sont donc considérés comme des moyens de propagation de nouveaux types de facteur humain et d’organisation à toute la société. Or, ni le progrès ni la croissance économique ne sont des moteurs du développement économique. Ce dernier est un processus complexe, le résultat des phénomènes interdépendants : développement (changement du facteur humain et de type d’organisation), croissance (accroissement de la production) et progrès (inventions et innovations).

En même temps, comme c’est le « développement qui encadre la croissance et joue un rôle analogue à l’égard du progrès »79

, la base de toute amélioration doit être recherchée dans la structure mentale et sociale de la population et dans le système de règles organisatrices. C'est-à-dire que les caractéristiques du facteur humain ainsi que l’organisation formelle conditionnent la croissance économique et influencent le progrès. Cette tendance, selon Perroux, est toujours la même « quel que soit le système économique : marché, plan, ou combinaison des deux »80.

76

Perroux F. (1961), L’Economie du XXe siècle, Grenoble : PUG, 1991, p. 191

77 Perroux F., « Les blocages de la croissance et du développement », Tiers-monde, N°26, Avril-Juin, 1966, p. 240

78 Ibid, p. 241

79 Ibid, p. 240

L’inverse est donc aussi vrai. Le blocage du développement engendre le blocage de la croissance et du progrès en limitant le développement économique.

Les problèmes qui créent les blocages du développement « se comprennent par les rapports entre les systèmes et les types d’organisation et les structures mentales et les habitudes sociales d’une population »81

.

Par exemple, dans les pays sous-développés, les structures mentales des riches ne sont pas adaptées à la situation réelle de leur économie nationale car le revenu national est souvent utilisé pour acheter des biens de luxe à l’étranger ou il fuit du pays en forme des capitaux.

Un autre exemple de blocage du développement est fourni par l’histoire de la France entre 1800 et 1914 quand « la hiérarchie sociale est restée dépendante des habitudes d’ancien régime alors que les formes juridiques, politiques et économiques de celui-ci avaient disparu. Les professions libérales, les hautes fonctions publiques, la participation au gouvernement ont été mises très au-dessus de l’industrie et surtout du commerce. Des forces vives de la nation ont été détournées vers ces rôles auréoles de prestige social »82.

Les habitudes des rentiers et les représentations collectives des Français inadaptées à l’ère d’industrialisation sont également « au fondement de la faible croissance et des faibles progrès de la période qui s’étend de 1918 à 1939 ». « L’idéologie retardataire »

quisoutient l’économie tranquille et le secteur agricole est forte durant cette période en freinant « l’animation collective propre au développement et à l’économie expansive »83.

Ainsi, l’économie est une activité humaine, réalisée par les êtres humains. Ce sont des hommes qui agissent en ouvrant des perspectives différentes, efficaces ou non. Ce sont les acteurs conditionnés par leurs contextes et caractérisés par des mentalités de différents types, qui modifient leur environnement et changent le cours du développement économique des nations :

« La consommation, l’investissement, l’épargne, le travail, l’innovation, ce sont finalement des hommes qui décident et qui agissent »84

81 Ibid, p. 246

82 Ibid, p. 248

83 Ibid, p. 250

Les stratégies « humaines » du développement économique consistent plutôt à encourager l’esprit humain, à favoriser l’action humaine créative, à modifier les valeurs et les structures mentales qu’à rechercher les causes directes de la croissance matérielle. C’est le changement du facteur humain et de l’organisation formelle qui doit être visé afin d’affecter le comportement économique de chaque acteur. Comme le conclut Perroux :

« Les freinages et blocages du développement se manifestent au niveau des institutions, des structures mentales et des habitudes sociales. (…) Les blocages ou freinages de la croissance sont engendrés par un milieu institutionnel défavorable. Le remède qui leur convient n’est ni l’assainissement spontané par les quasi-mécanismes du marché, ni la cure monétaire, mais bien la correction des institutions »85

Ainsi, l’introduction du facteur humain dans l’analyse de la stimulation et du blocage du développement économique ouvre une nouvelle perspective d’appréhender la réalité et de comprendre la différence entre les résultats des activités économiques. Une approche institutionnaliste est donc indispensable afin de saisir la complexité d’évolution des sociétés.

85 Perroux F., « Les blocages de la croissance et du développement », Tiers-monde, N°26, Avril-Juin, 1966, p. 245

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