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L’homme en tant qu’agent sous-socialisé, stratège et individualiste

Chapitre I : La prise en considération du facteur humain dans l’analyse du développement économique

1.1. Les typologies des comportements humains dans la pensée économique

1.1.1. L’homme en tant qu’agent sous-socialisé, stratège et individualiste

La pensée économique classique (Smith 1776 ; Ricardo 1817 ; Malthus 1820 ; Mill 1861) marque la distinction du comportement purement économique des individus séparés de toute autre action sociale. Le comportement économique, selon cette approche, est forcément rationnel et la prospérité générale dépend de chaque individu. La préférence de chacun est nécessairement donnée à la richesse supérieure par rapport à celle inférieure. Ainsi, la recherche d’intérêt personnel par chaque individu conduit au bien-être de la société et représente la base du développement économique. Comme l’affirme Adam Smith :

« Tout individu s’efforce continuellement de trouver l’emplois le plus avantageux pour le capital dont il peut disposer. Certes, c’est son propre avantage qu’il vise et non celui de la nation. Mais le souci de son propre avantage le conduit naturellement, ou plutôt nécessairement, à préférer l’emploi qui est le plus avantageux pour la nation »8.

Cependant, J-S Mill en traçant la séparation entre le motif économique et les autres comportements humains, accepte néanmoins que les coutumes et les traditions soient importantes pour « l’état économique » :

8 Smith Adam (1776), Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations : livre IV, Chapitre II, Paris : Economica, 2002, p.466.

« Les croyances, les lois d’un peuple agissent puissamment sur son état économique, et cet état, à son tour, par son influence sur les relations sociales, réagit sur les lois et les croyances »9.

De ce fait, malgré la construction d’un modèle de comportement purement économique des individus, Mill ne nie pas qu’en réalité cette frontière entre « économique » et « socioculturel » ne soit pas claire. Les hommes réels sont différents des individus universels, rationnels et égoïstes guidés uniquement par l’intérêt économique.

Or, malgré une ouverture de l’analyse économique classique vers le facteur humain construit par l’environnement social, la théorie néoclassique adopte l’hypothèse des comportements humains universels guidés uniquement par l’objectif de la satisfaction personnelle.

Selon François Perroux les économistes néoclassiques procèdent à l’extraction du système économique de la société capitaliste ce qui « rend invisibles les phénomènes non mercantiles, tels que l’Etat, les contraintes politiques et publiques, les actes conditionnés et, plus généralement, tout ce que l’on appelle aujourd’hui les représentations »10.

Les hommes sont considérés comme étant parfaitement rationnels. Appelés les « agents », ils sont représentés comme identiques, sans culture, sans histoire, sans différences comportementales et idéologiques. Les agents rentrent en interrelations par le marché. L’échange libre entre les individus rationnels doit conduire automatiquement au bien-être social car, en maximisant leurs utilités individuelles, ils produisent l’utilité maximale de la société entière.

Les agents se comportent donc tous de la même façon sans rapport avec l’environnement social dans lequel ils agissent. Ils sont capables d’évaluer et de hiérarchiser leurs préférences, d’utiliser les ressources disponibles de la meilleure façon afin de maximiser leurs utilités et enfin, ils prennent les décisions dans la situation de connaissance parfaite des choses. Dans ce monde mécanique, le facteur humain réel est totalement remplacé par le sujet économique abstrait qui prend ses décisions

9 Mill John Stuart (1861), Principles of political economy: with some of their applications to social philosophy, Fairfield, New Jersey Augustus M. Kelly, 1976, vol. 1

comportementales en fonction des coûts et des avantages pour atteindre l’utilité maximale.

Ce type d’homme, « l’Homo Oeconomicus », « choisit à la base des préférences constantes dans le monde sans temps et sans espace. Il n’y a donc pas de changement dans ce monde, ni d’incertitude, ni de risques. Les choix s’effectuent à partir de l’information complète disponible librement. L’homo oeconomicus peut choisir d’une manière rationnelle et continue quand la structure individuelle de préférences est complète. Dans ce monde, l’homme économique rationnel va toujours tenter à maximiser son utilité sous contrainte de son revenu limité ». 11

Le concept normatif et approximatif de l’Homo oeconomicus a été remis en question par l’école autrichienne d’économie qui propose d’analyser le comportement économique des hommes réels. Karl Menger refuse l’idée d’homogénéité des individus car celle-ci suppose que leurs besoins soient également identiques tandis qu’en réalité les utilités individuelles sont subjectives et seuls les sujets savent ce qu’ils désirent.

Tout en restant dans la perspective rationnelle, l’école autrichienne met en avant la diversité des goûts, des besoins et des aptitudes des individus qui les poussent à rentrer dans le processus de l’échange. Les actions des individus sont guidées par leurs préférences subjectives qui sont multiples. Ainsi, l’hétérogénéité des comportements individuels est reconnue mais le rôle des structures sociales est de nouveau mis en arrière plan.

L’objet central de l’économie représente l’action humaine en tant que telle qui, selon Ludwig Von Mises, « devient une partie d’une science plus universelle, la praxéologie »12 et doit être étudiée d’une manière générale, sans rapport avec le contexte. Il remarque :

«La praxéologie traite de l'action humaine en tant que telle, d'une façon universelle et générale. Elle ne traite ni des conditions particulières de l'environnement dans lequel l’homme agit ni du contenu concret des évaluations qui dirigent ses actions.»13

L’action humaine est considérée comme « nécessairement toujours rationnelle »14 et l’homme est toujours actif, poussé par le désir d’une situation plus satisfaisante.

11 Alter Max, “Carl Menger and Homo Oeconomicus : some thoughts on Austrian Theory and Methodology”, Journal of Economic Issues, Vol. XVI N°1 March 1982, p. 149

12 Von Mises Ludwig (1949), L’action humaine, Traité d’économie, traduction française par Raoul Audouin, PUF, Paris, 1985, p. 4

Même si Menger reconnaît le rôle des coutumes pour l’action humaine (1883), seules « les qualités universelles des individus telles que leur capacité de s’adapter aux conditions extérieures de la manière la plus apte à préserver leurs intérêts personnels »,15 sont réellement prises en compte.

Le développement économique dépend des actes d’individus séparés et de leurs intérêts égoïstes tandis que la possibilité de choix économiques collectifs formés par le contexte spécifique est considérée comme secondaire et n’est pas réellement étudiée. Comme le souligne Von Mises :

« Toute action est accomplie par les individus. La collectivité agit toujours par l’intermédiaire d’un ou plusieurs individus. La vie d’une collectivité est vécue dans l’agissement des individus qui constituent son corps. La route pour connaître les ensembles collectifs passe par l’analyse des actions des individus. Un collectif social vient à l’existence par la voie des actions individuelles. »16

Selon cette approche, la société n’est qu’une coopération des individus dans l’objectif de réalisation des résultats fixés. Elle n’a pas son propre esprit qui forme le facteur humain. Elle est une combinaison intentionnelle d’efforts individuels.

Le développement économique est donc le résultat des calculs individuels des coûts et des avantages. Les qualités universelles, c'est-à-dire les intérêts égoïstes, poussent les hommes à s’unir pour produire plus de richesses.

Or, la capacité humaine d’évaluation des multiples options, de tous les résultats probables est remise en question par Herbert Simon qui refuse la rationalité parfaite des agents et introduit le rôle de l’environnement :

« Les limites dans les capacités mentales des décideurs sont liées à la complexité de l’environnement dans lequel se fait la décision car toutes les alternatives ne peuvent pas être analysées »17.

Ainsi, l’influence de l’environnement sur le comportement des individus et sur l’efficacité économique est reconnue. Or, la complexité de l’environnement est limitée

14

Ibid, p. 20

15

Zinoviev Alexandre, L’occidentisme. Essaie sur le triomphe d’une idéologie, traduction française, Plon, 1995, p. 41

16 Von Mises Ludwig (1949), L’action humaine, Traité d’économie, traduction française par Raoul Audouin, PUF, Paris, 1985, p. 47

17 Herbert Simon présenté par Dequech David, “Bounded Rationality, Institutions, and Uncertainty”, Journal of Economic Issues, Vol. XXXV No. 4 December 2001 p. 911 – 929

par Simon principalement à l’indisponibilité de l’information complète. Les individus ne peuvent pas adopter la solution optimale car ils n’ont pas d’information nécessaire pour bien calculer les coûts et les avantages de toutes les alternatives possibles. Par opposition à la « rationalité parfaite » qui compare les individus aux machines dans le monde d’information parfaite, Herbert Simon reconnaît les limites cognitives des êtres humains liées à leur niveau de connaissance de l’état des choses.

Cependant, cette conception de l’homme, même si elle construit un modèle plus réel du comportement économique et accorde une place importante à l’information dans le processus de la prise de décision, reste néanmoins attachée au coté technique et ne cherche pas à approfondir la notion d’environnement. « La rationalité est limitée par les capacités cognitives des individus et par l’information disponible dans l’environnement de son action »18 mais l’individu reste toujours un stratège qui procède au calcul des coûts et des avantages afin d’atteindre son but. Les valeurs, les normes culturelles, les contraintes sociales ne sont pas intégrées dans ce type de comportement. Le choix est guidé par les éléments conscients tels que l’information disponible et la capacité de l’agent à analyser les différentes options. La décision de l’agent simonien n’est pas colorée par les représentations sociales et les normes de sa culture économique. L’homme de H. Simon reste un stratège qui est influencé par son environnement seulement dans la mesure où celui-ci lui fournit l’information nécessaire pour la décision concrète. Ses actions suivent toujours les objectifs en restant dans le cadre du « monde froid du calcul et des intérêts »19.

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