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L’exportation des institutions formelles du capitalisme mûr dans les pays d’Amérique Latine

Chapitre II : La mondialisation en tant que généralisation des institutions formelles du capitalisme à l’échelle planétaire

2.2. La mondialisation en tant que généralisation des institutions formelles du capitalisme à l’échelle de la planète

2.2.3. L’universalisation planétaire des institutions formelles du capitalisme

2.2.3.3. L’exportation des institutions formelles du capitalisme mûr dans les pays d’Amérique Latine

Les pays européens voulaient revenir au marché et le plan Marshall leurs a permis de faire revivre les marchés en Europe. Cependant, les exigences de l’administration américaine concernant la libéralisation rapide de l’économie n’étaient pas souhaitables pour les pays de l’Europe occidentale qui « ont maintenu les économies mixtes même si les Américains avaient critiqué cette intervention de l’Etat »171

.

L’adaptation des institutions et non l’imitation de la structure, l’apprentissage par le bas et non l’imposition pas le haut, la libéralisation et la démocratisation mais en cohérence avec les particularités de la culture interne ont permis aux pays européens de construire leurs propres modèles du capitalisme qui fonctionnent. Ainsi, les études empiriques récentes ont montré que les différences des formes institutionnelles des pays de l’OCDE172

n’avaient pas d’effet significatif sur leur efficacité173.

2.2.3.3. L’exportation des institutions formelles du capitalisme mûr dans les pays d’Amérique Latine

Dans les années 1980 un autre groupe de pays commence à adhérer au capitalisme libéral, celui des pays d’Amérique Latine. Après une longue période du gouvernement dictatorial, les pays latino-américains commencent d’une part à créer des régimes démocratiques copiés des expériences européennes et nord-américaines et d’autre part à

170

Cité par Morsel Henri, « La mission de productivité aux Etats-Unis de l’industrie française de l’aluminium », Histoire, économie et société, 1999, n°2 p. 413 - 417

171

Ibid, p. 295

172 OCDE : Organisation de coopération et de développement économique est créée à la base de l’Organisation européenne de coopération économique issue du Plan Marshal. L’OCDE rassemble aujourd’hui 34 pays membres qui ont le système basé sur la démocratie et l’économie de marché.

173 Fitoussi J-P, Passet O. « Réduction du chômage : les réussites en Europe », Conseil d’analyse économique, n°23, La Documentation française, 2000

réaliser des réformes afin de libéraliser leurs économies et d’établir une économie de libre marché selon les recommandations élaborés par le Consensus de Washington.

Ce dernier représente un changement radical par rapport aux modèles du développement de la période précédente axés sur le marché intérieur, l’industrialisation et la substitution des importations. La politique du Consensus de Washington, élaborée par l’école de Chicago, représente à l’inverse le triomphe de l’approche néolibérale qui soutient le développement basé sur les exportations, l’ouverture à l’économie mondiale, les libéralisations des marchés et la baisse de l’intervention de l’Etat.

Or, le Consensus de Washington n’était pas un ensemble de mesures élaboré spécifiquement pour les pays d’Amérique Latine compte tenu de leurs particularités. C’était une série de recommandations générales qui a été initialement conseillée aux pays latino-américains en crise et puis à tous les pays en développement et en transition. Mené sous l’égide de la Banque Mondiale et du Fond Monétaire International, le Consensus de Washington avait finalement l’objectif « d’intégrer l’ensemble des pays du Tiers-monde au marché capitaliste mondial en construction »174.

Cependant, les pays d’Amérique latine ont été les pionniers et les bons élèves de la mise en œuvre de dix propositions du « Consensus de Washington » résumées par John Williamson: « 1/ la discipline budgétaire, 2/ la réorientation de la dépense publique vers les besoins de base comme la santé, l’éducation et l’infrastructure, 3/ la réforme fiscale (la baisse des taux d’imposition et l’élargissement de l’assiette fiscale), 4/ la libéralisation des taux d’intérêt, 5/ l’adoption d’un taux de change compétitif, 6/ la libéralisation des échanges, 7/ la libéralisation des IDE entrants, 8/ la privatisation, 9/ la dérégulation des marchés (la suppression des barrières à l’entrée et à la sortie) et 10/ la sécurité des droits de propriété »175.

Ainsi, d’abord le Chili et puis le Mexique, l’Argentine, le Pérou, l’Equateur, le Brésil commencent à mettre en œuvre des mesures de stabilisation, de libéralisation et de privatisation. En résultat, l’objectif de la discipline budgétaire conduit à une baisse considérable des subventions de l’Etat dans le secteur économique, l’objectif de la

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Berr Eric et Combarnous François, « L’impact du consensus de Washington sur les pays en développement : une évaluation empirique », CED, Document de travail n°100, Université Montesquieu-Bordeaux IV, http://ced.u-bordeaux4.fr.

175 Williamson John (1989), “What Should the World Bank Think About the Washington Consensus?”, World Bank Research Observer, Washington, DC: The International Bank for Reconstruction and Development, Vol. 15, n°2, August 2000, pp. 251-264

promotion des exportations pousse les pays à libéraliser l’ensemble des marchés en diminuant les barrières tarifaires et non tarifaires et en supprimant les protections administratives de mouvement des capitaux. Puis, les privatisations deviennent « un symbole de la nouvelle politique »176 en touchant même les secteurs de télécommunications, de navigation aérienne, d’eau, d’énergie et de mines.

Les réformes réalisées par les pays d’Amérique latine dans les années 1980-1990 ont donc modifié la structure institutionnelle formelle de leurs économies et devraient, par le renforcement de la concurrence et de la libre entreprise, améliorer leur efficacité économique.

Cette augmentation de la liberté économique coïncide dans la plupart des pays latino-américains avec les changements importants réalisés dans leurs secteurs politiques. Les régimes autoritaires qui régnaient dans de nombreux pays sont tombés en laissant la place aux nouvelles démocraties. « Rares sont les pays d’Amérique latine qui n’ont pas adopté des nouvelles Constitutions à partir des années 1980. Ce mouvement constitutionnel a été très influencé par les expériences des grandes métropoles occidentales »177. De ce fait, l’Etat de droit, l’égalité des hommes, les libertés individuelles, la séparation des pouvoirs ont été inscrits dans les constitutions et les lois des pays latino-américains en tant que nouvelles institutions formelles des régimes démocratiques.

Ainsi, la structure des institutions formelles du capitalisme a été officiellement établie dans presque tous les pays d’Amérique latine. La question qu’il est donc intéressant de poser est celle des résultats réels de cette nouvelle structure institutionnelle formelle exportée prioritairement des Etats-Unis.

Les nouvelles institutions économiques libérales ont permis de diminuer les dépenses de l’Etat dans l’économie et de maîtriser l’inflation. Cependant, la croissance et l’investissement sont restés relativement faibles malgré une série des privatisations et la dérégulation qui devrait stimuler l’initiative économique. Dani Rodrik178

met même en évidence une baisse considérable de l’efficacité de la région par rapport à la période

176 Le Monde Diplomatique, Le Consensus de Washington, Un Cahier spécial sur l’Amérique Latine.

177 Couffignal George, Gourdon Hubert, « Altérnatives politiques et Nouvel ordre constitutionnel en Amérique latine », Mondes émergents, La Documentation française, pp. 105,110.

178 Rodrik Dani, “How to Save Globalization From Its Cheerleaders”, Working Paper, Harvard University, July 2007

précédente en rappelant que le taux de la croissance économique a passé de 2,8% en 1960-1980 à -0,8 % en 1980-1990 et à 1% en 1990-2003.

En revanche, les coûts sociaux ne se sont pas fait attendre avec l’explosion du chômage, l’augmentation de la pauvreté, la réduction des salaires. D’autre part, les nouvelles démocraties fragilisées par la situation économique et sociale, corrompues et inefficaces ont perdu toute confiance de la population. Les sondages réalisés dans 14 pays d’Amérique Latine en 1999 ont démontré le pessimisme très important de la population envers l’avenir179

.

Pourquoi donc, les résultats sont-ils mitigés ? Pourquoi les institutions du capitalisme n’ont pas fonctionné en Amérique Latine d’une manière efficace? Et pourquoi enfin les nouvelles démocraties latino-américaines ne se sont pas consolidées comme ce fut le cas pour l’Europe occidentale de l’après la Seconde Guerre Mondiale?

Alvaro Artigas a cherché le problème des pays d’Amérique latine dans le mode de la mise en place des nouvelles institutions en soulignant leur imposition par le haut sans la préparation nécessaire de la société :

« Les changements profonds subis et voulus sur le plan social et économique ont été le résultat d’un travail de recomposition des sociétés sur la base de principes et de valeurs qui n’étaient partagés que par une minorité au pouvoir. Centré sur le marché et un individualisme exacerbé, ce modèle de société a souvent été bâti par la manière forte, aussi bien sous les régimes militaires que par la démocratie. Ces mutations imposées constituent l’élément clé pour comprendre la fragilité des démocraties qui se sont installées à partir des années 1980. Rappelons que les modalités de la transition vers la démocratie au Brésil, en Argentine, en Uruguay, au Pérou, en Bolivie et au Paraguay ont été décidées par le haut ou après une faible négociation avec les forces de la société »180.

Roger Bartra considère que malgré le changement de régime, les sociétés d’Amérique latine n’ont pas perdu « les vieilles cultures politiques autoritaires qui peuvent être caractérisées par les médiations clientélistes, les valeurs anticapitalistes, les personnages charismatiques, les institutions étatiques »181.

179 Rodrik Dani, “Why is there so much Economic Insecurity in Latin America?” Working Paper, Harvard University, October 1999. Les résultats de sondage sont publiés dans Wall Street Journal.

180 Artigas Alvaro, Amérique du Sud : les démocraties inachevées, Paris : Armand Collin, 2005, p. 1-2

181 Bartra Roger, « Populisme et démocratie en Amérique Latine », Problèmes d’Amérique Latine, n°71 Hiver 2008-2009, p.16

Ainsi, il voit aussi la cause de la fragilité de la nouvelle structure institutionnelle dans son changement trop brusque et trop rapide : « Il faut insister sur l’importance accordée à la rapidité et à l’agressivité de la modernisation et de l’expansion du capitalisme en Amérique latine. Il ne s’agit pas, là non plus, d’un processus limité à la transition des sociétés oligarchiques retardataires aux systèmes d’accumulation capitaliste et d’industrialisation plus avancés. L’arrivée en Amérique Latine de nouvelles tendances se produit de façon aveuglante sans que l’on ait préparé la société à accueillir ces changements ».182 De ce fait, le puissant frein à la prospérité économique des pays latino-américains est recherché par Barta également dans les structures culturelles inadaptées à celles du capitalisme importé.

Alain Rouquié insiste sur les valeurs différentes non seulement de la société mais surtout des élites elles-mêmes qui avaient initiées les réformes. « Ce sont les élites latino-américaines qui, dès l’origine, ont tenu la démocratie en suspicion même si celles-ci ont prétendu créer des régimes démocratiques représentatifs copiés des expériences européennes et nord-américaines »183. Le problème, selon Rouquié, se cache dans l’institution différente des sociétés latino-américaines qui historiquement « déniaient les principes démocratiques comme l’égalité entre les hommes, l’idée d’une indépendance de la justice, ou celle de la liberté d’association entre les hommes »184

. Ainsi, les décisions économiques et sociales sont les résultats de la démocratie inachevée.

Enfin, Guillermo O’Donnel appelle ces nouvelles démocraties latino-américaines les « delegative democracies » par opposition à celles représentatives des pays capitalistes avancés. Ce sont les éléments particuliers de ces démocraties délégatives qui sont à la base du fonctionnement inefficace des nouvelles institutions du capitalisme.

D’abord, les « démocraties délégatives » ne sont pas institutionnalisées, autrement dit, les possibilités d’accès au pouvoir sont restreintes et les procédures officielles sont remplacées par des pratiques informelles comme « le clientélisme, le patrimonialisme et la corruption »185 permettant l’accès direct à la politique. Puis, « les démocraties délégatives sont fondées sur la prémisse de base : celui (ou celle, par exemple Indira Gandhi, Corazon Aquino et Isabel Peron) qui gagne les élections présidentielles peut

182 Ibid, p. 14

183 « Lectures », Problèmes d'Amérique latine, 2010/4 N° 78, p. 131-136.

184 Ibid

gouverner le pays comme il juge bon de le faire durant la période pour laquelle il était élu. Cette figure paternelle doit prendre soin de la nation entière. »186

La majorité donne le pouvoir au Président ce qui permet d’appeler un tel régime une démocratie. En revanche, le rôle du Président protecteur de la nation et l’ordre de l’Exécutif marginalisent les autres institutions et groupes d’intérêts des décisions importantes pour le pays, ce qui donne un caractère non institutionnalisé à cette démocratie. Enfin, les citoyens après les élections « sont supposés de retourner dans la position des spectateurs passifs des actions du Président et donc ils lui délèguent le pouvoir ».187

De ce fait, d’une part, toute la responsabilité repose sur le Président ce qui augmente le risque des erreurs dans les décisions prises, et d’autre part, la non obligation de rendre compte aux autres institutions relativement indépendantes ouvre les portes au comportement abusif et irresponsable.

« Appelées la culture, la tradition ou l’apprentissage historique, ces tendances des démocraties délégatives sont détectées dans la plupart de pays d’Amérique Latine (et dans plusieurs pays de l’ex-Union soviétique, d’Europe centrale et d’Asie) »188

. Ces pays manquent encore de traditions et de pratiques démocratiques qui doivent passer par un processus complexe d’apprentissage positif afin d’éliminer l’héritage de leur passé autoritaire. Or, en attendant, le risque de décision politique qui peut provoquer des conséquences négatives pour plusieurs groupes sociaux, est élevé. En même temps, les institutions économiques du capitalisme ne peuvent pas non plus fonctionner correctement quand les règles formelles ouvrent l’accès aux marchés tandis que les relations informelles de clientélisme, de patrimonialisme et de corruption le referment.

Ces quelques réflexions sur les réformes en Amérique latine permettent donc de conclure que les nouvelles structures des institutions formelles de l’économie de marché et de la démocratie ont été établies dans ces pays mais n’ont pas suscité leur application généralisée ni l’accroissement de leur légitimité. Ce résultat peut être expliqué, d’abord, par l’inertie des traditions et des habitudes comportementales héritées du passé, puis, par la non internalisation de ces règles formelles par la société à qui les réformes imposées ont fait subir des coûts sociaux très élevés, et enfin par l’incapacité du

186 Ibid

187 Ibid

système politique à remplir sa fonction d’empêchement de l’exclusion par le marché qui est indispensable pour la pérennité de la structure toute entière.

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