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Postures classiques : le chercheur expert ou consultant

(Vanier, 2008) : territorialité vs réticularité

21. Postures classiques : le chercheur expert ou consultant

Mon objectif n’est pas de proposer une grande synthèse des nombreux travaux qui

traitent de cette question141. Il s’agit simplement ici de comprendre les enjeux et les risques que

recouvrent ces deux grandes postures classiques et largement balayées par la littérature scientifique. Cette étape est indispensable dans la mesure où l’essentiel des postures hybrides que j’ai adoptées et dont il sera question par la suite sont issues ou utilisent de façon transitoire celles de l’expert et/ou du consultant.

211. L’expert : compétence scientifique versus reconnaissance

sociale

« Goût de l’aventure, séduction des hommes sont passions étrangères aux hommes de sciences » (George, 1961 : 346).

L’expert est une figure classique du rôle que le commanditaire public ou privé attribue au chercheur. Jacques Ardoino le définit « …comme un spécialiste, choisi pour sa compétence, parce que susceptible d’apporter au traitement d’une question un certain capital de connaissances, constituées par ses soins, mais souvent élaborées par d’autres. […] L’expert obéit donc, d’une certaine manière, à une demande, mais il ne sait traiter celle-ci que dans les limites de sa technicité propre, pour la rendre conforme à des « modèles », en fonction de cadres préexistants. » (1990 : 28)

Mais si le chercheur ne rechigne pas à endosser ce costume, c’est aussi du fait de la reconnaissance de sa compétence qu’il implique a priori, même implicitement, et de la notoriété que l’étiquette lui confère a posteriori. Ainsi, la demande en expertise se développant, on voit émerger quantité de « chercheurs experts » reconnus ou se réclamant comme tels. Pourtant il existe un paradoxe fondamental dans cette collusion entre recherche et expertise. Alors que la recherche est pour moi synonyme de questionnement et de mise en doute permanents, l’expertise se veut l’expression de LA vérité. Michel de Certeau exprime de façon magistrale le glissement de la recherche vers l’expertise et dénonce au final la translation de la compétence vers l’autorité.

« C’est vrai que l’expert prolifère dans cette société, au point d’en devenir la figure généralisée, distendue entre l’exigence d’une croissante spécialisation et celle d’une communication d’autant plus nécessaire. Il efface (et d’une certaine façon il remplace) le philosophe, hier spécialiste de l’universel. Mais sa réussite n’est pas tellement spectaculaire. La loi productiviste d’une assignation (condition d’une efficacité) et la loi sociale d’une circulation (forme de l’échange) se contredisent en lui. Certes, de plus en plus, chaque spécialiste doit être aussi expert, c’est-à-dire l’interprète et le traducteur de sa compétence dans un autre champ. Cela se manifeste à l’intérieur même des laboratoires : dès qu’il s’agit de se prononcer sur des objectifs, des promotions ou des financements, les experts interviennent « au nom » — mais hors — de leur expérience particulière. Comment parviennent-ils à passer de leur technique — une langue maîtrisée et régulatrice — à la langue, plus commune, d’une autre situation ? Par une curieuse opération qui « convertit » la compétence en autorité. Il y a échange de compétence contre de

141 Depuis 2005, je propose aux étudiants de master un enseignement qui porte sur la confrontation du « savoir savant » et du « savoir aménagiste » qui me permet de développer la question du statut de l’expert et du consultant.

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l’autorité… Faute de pouvoir s’en tenir à ce qu’il sait, l’expert se prononce au titre de la place que sa spécialité lui a value. Par là il s’inscrit et il est inscrit dans un ordre commun où la spécialisation a valeur d’initiation en tant que règle et pratique hiérarchisante de l’économie productiviste. Pour s’être soumis avec succès à cette pratique initiatique, il peut, sur des questions étrangères à sa compétence technique, mais non pas au pouvoir qu’il s’est acquis par elle, tenir avec autorité un discours qui n’est plus celui du savoir, mais celui de l’ordre socio-économique… Mais lorsqu’il continue à croire ou à faire croire qu’il agit en scientifique, il confond la place sociale et le discours technique. Il prend l’un pour l’autre : c’est un quiproquo. Il méconnaît l’ordre qu’il représente. Il ne sait plus ce qu’il dit. » (Certeau, 1990 : 21–22)

On voit dans ses propos le paradoxe de cette posture. Le plus important au final devient l’autorité qui efface la compétence. Le chercheur est sollicité pour ce qu’il représente et non pour ce qu’il sait. Il est mis sur la scène pour énoncer ce qui sera rendu irréfutable du fait de l’autorité qu’il détient, alors même que ce qu’il dit n’a de sens que parce qu’il recele une dimension de réfutabilité incompressible. Comme je l’ai déjà évoqué, ce paradoxe a été vécu comme un choc par Michel Rochefort au moment de la mise en place de la politique des « métropoles d’équilibre » sur les bases de son analyse de l’armature urbaine. Il l’exprime lui-même lors d’un entretien accordé à

Jeanine Cohen dans un ouvrage hommage publié dans STRATES142 : « On me confiait une étude, on

m’a rassuré sur ma liberté qui, de fait, a été absolue. J’ai eu les moyens pour faire ce que je voulais. J’ai remis mes conclusions, tout à fait indépendantes des politiques. Puis, j’en ai aperçu les limites lorsqu’il a fallu choisir les métropoles d’équilibre : cela a été le premier choc. » (Cohen & Rochefort, 2002 : 125)

Cette analyse réflexive et extrêmement lucide est riche en enseignements. Il est indéniable que cette expertise, issue d’une commande143, a constitué un point d’orgue dans la carrière de Michel Rochefort. Son nom est d’ailleurs totalement associé à cette politique et celle-ci est enseignée par le prisme de la rigueur scientifique attribuée au chercheur. Pourtant ce qu’il exprime presque quarante ans après dans cet entretien n’est que doute et désillusion sur l’utilisation de l’expertise menée, notamment du fait d’une instrumentalisation dont j’ai déjà parlé.

Ainsi, le chercheur, grâce à l’expertise, assoit sa notoriété, presque malgré lui, et si sa compétence est la clé d’entrée, c’est bien l’autorité qui en garantit la pérennité. Dans la relation « gagnant-gagnant » qui associe le commanditaire au chercheur, la « rémunération » du chercheur est à chercher du côté de cette reconnaissance. Pour en revenir à Michel Rochefort, on voit aussi que le chercheur peut rompre le cercle présenté par Michel de Certeau et que l’on peut juger peu vertueux. Cette rupture prise comme une mise en retrait, une mise à distance entraîne aussi des frustrations. La façon dont il exprime la dépossession en évoquant la suite du travail sur l’armature urbaine française est éloquente : « Lorsqu’on est passé, pour la préparation du VIe Plan cette fois, à la proposition, avec Hautreux, de procéder à l’étude et au choix des villes de deuxième niveau (...), on nous a permis de continuer à mener une réflexion sur ce problème, mais les études concrètes des réseaux urbains régionaux ont été confiés à des bureaux d’étude privés. Leurs chercheurs venaient me trouver pour s’enquérir de ma méthode, mais ensuite, je n’en avais plus la maîtrise. » (ibid. : 125)

Cette reconnaissance est par ailleurs glorifiée aujourd’hui par les organismes de recherche qui attendent la médiatisation de leur institution par l’expression de l’autorité du chercheur sur les

142 Ce type de dialogue est, selon moi, un exercice très riche et surtout précieux dans l’optique d’une réflexivité disciplinaire. J’ai trouvé dans ces discussions avec Michel Rochefort, les clés de bien des problèmes. Il serait utile sans doute que les cahiers de laboratoires renouvellent l’expérience de façon plus systématique avec les grandes figures de la géographie française.

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ondes et dans les médias dans une expertise qu’ils souhaitent inscrite dans la société. Le texte auquel je fais référence ci-après est extrait de la lettre de Bernard Larrouturou, alors directeur général du CNRS, envoyé le 17 janvier 2006 à l’ensemble du personnel, après son « limogeage ».

« - Pratiquement tous les hommes politiques et tous les décideurs considèrent avec nous que la recherche est un enjeu essentiel pour l’avenir du pays. Mais, la semaine dernière, les radios et les télévisions ont beaucoup plus parlé du limogeage de l’entraîneur du Football Club d’Ajaccio que du limogeage du directeur général du

CNRS !144

- Personnellement, j’ai entendu une seule fois le mot « CNRS » à la radio la semaine dernière (sur France-Info). C’était… un directeur de laboratoire du CNRS qui expliquait que les chances de gagner au loto ne sont pas plus grandes le vendredi 13 que les autres jours ! L’important n’est pas que ces deux faits prouvent que ma notoriété est infime (je n’en ai cure), ni les rires qu’ils ont provoqués. Mis côte à côte, ils constituent une véritable révélation : avons-nous à ce point déserté notre société ? Sur ce sujet de l’engagement et de la responsabilité du scientifique dans la société, nous avons devant nous un chantier immense ! Comment penser que nous, scientifiques, pourrons avoir un bel avenir dans notre pays si nous n’investissons pas fortement dans ce chantier ? »

L’intégration de la recherche dans le monde passerait donc par sa médiatisation, son inscription dans la norme sociale du paraître. Certes il faut sans doute en faire plus, mieux communiquer, mais ne court-on pas le risque de considérer les apparitions télévisées sur le même plan, voire mieux, que les publications dans des revues scientifiques ? Quelque temps après, le SET devait passer entre les mains des évaluateurs du CNRS dans le cadre de la contractualisation de l’UMR. Alors directeur-adjoint de l’UMR, j’ai personnellement ressenti, lors de la visite des évaluateurs, le poids de ce discours communicant, avec quelques remarques sur la faiblesse de notre lisibilité extérieure.

Si on pousse un peu plus loin le discours de Bernard Larrouturou, on trouve ceci, en note rattachée à l’anecdote du chercheur qui parlait du loto :

« Je ne me moque pas du tout ! Ce directeur de laboratoire expliquait que la superstition du vendredi 13 n’a aucun fondement scientifique, dans des termes clairs qui m’ont paru très adaptés au grand public. Il semble bien que nous soyons dans une société où ce témoignage (je n’ose écrire : « cette expertise » !) soit nécessaire ! »

On se prend à rêver d’une société où le chercheur devient l’autorité régulatrice des croyances sociales. Ce chercheur avait sans doute bien choisi ses mots, où plutôt le journaliste avait sans doute bien choisi le passage à retenir pour qu’il soit compréhensible, mais cette caricature d’autorité montre bien à quelles extrémités la société en est rendue. L’ex-directeur du CNRS n’ose écrire « cette expertise » tout en l’écrivant. Et il s’agit bien d’une expertise… qu’un étudiant de terminale aurait pu faire dans les mêmes termes scientifiques. Mais aller chercher l’autorité ultime d’un directeur de laboratoire CNRS pour une chose aussi évidente corrobore de façon extrêmement inquiétante la représentation de la recherche en France, jusque dans le bureau du plus haut représentant du CNRS. S’il s’agissait simplement d’un témoignage, celui du cafetier prenant les paris, voire celui d’un parieur, aurait sans doute suffi, et conduit aux mêmes conclusions.

Concernant cette lisibilité extérieure qui fait défaut au scientifique, j’aurais pu faire un

144 Comment imaginer que sur les ondes, le limogeage du directeur du CNRS soit aussi important que celui d’un entraîneur de football ? Voilà une question qui montre à quel point la direction du CNRS est (était ?) loin des réalités sociales et surtout n’a pas compris comment fonctionne l’information dans cette société et comment l’expert est utilisé par le journalisme d’information.

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chapitre entier sur la relation étrange qui se joue entre le chercheur, qualifié d’expert, et le journaliste qui est censé médiatiser sa parole. Chaque chercheur a sa propre anecdote relatant les incompréhensions manifestes entre ces deux mondes et les nombreux pièges que le premier estime tendus par le second. Il est symptomatique de voir que le CNRS propose d’ailleurs à ses

chercheurs des formations spécifiques pour parler à la presse. Je me contente donc d’une note145

pour en raconter une en laissant à chacun le soin de la remplacer par la sienne.

En tout état de cause, la demande en expertise semble donc être une clé et les commanditaires potentiels comme les instances dirigeantes du CNRS placent le chercheur comme « homme ressource » de cette expertise. Pierre George a très tôt compris que l’expertise pouvait être un levier intéressant pour donner une nouvelle dimension à la géographie. Tout en s’élevant contre la géographie appliquée, il ouvre une porte à l’expertise géographique :

« Il faut, à cet effet, être initié aux méthodes de travail de ses partenaires. Savoir discuter d’un problème régional avec un économiste n’est pas rivaliser avec lui sur le plan de sa spécialité, mais connaître son vocabulaire, ses critères d’appréciation, son modèle de pensée pour pouvoir les confronter avec ses propres expériences. Le dialogue suppose toujours un chevauchement de compétence et une communauté de langage. Ceci doit être retenu lorsqu’on élabore un programme de formation « d’experts géographes ». À qui l’expert-géographe fait-il part des résultats de ses enquêtes ? À un chef d’entreprise, à un administrateur, à un économiste, à un financier représentant l’administration du budget ou du trésor, une caisse publique, un établissement de crédit, à un fonctionnaire représentant un des grands ministères de direction des travaux d’équipement et d’aménagement (agriculture, travaux publics, construction, industrie…). S’il est fermé aux problèmes et aux objections de ses interlocuteurs, son autorité sera minime. » (1961 : 344–345)

À sa façon il prône l’adaptation tactique vis-à-vis des partenaires du géographe, il invite à une ouverture à l’autre, à une écoute indispensable. Mais s’il ne donne pas réellement les clés de cette adaptation, il limite l’expertise à l’excellence, là où il déplorait dans la géographie appliquée un détournement de géographes de qualité ne poussant pas au bout leur formation. « Discuter sur le terrain du partenaire suppose une culture allant au-devant de la technique qui est le propre du partenaire. C’est dire que le titre d’expert-géographe ne doit pas être galvaudé à n’importe quel chercheur de bonne volonté, mais réservé à un petit nombre de gens de haute formation se situant au niveau du doctorat d’État, lors même que leur apprentissage aura été très différent de la préparation d’une thèse. L’expert-géographe doit pouvoir traiter avec les fonctionnaires d’administration du grade le plus élevé. Les experts démographes ont été justement placés à ce niveau. Il reste à y hausser les experts-géographes. » (ibid. : 345)

145 Un journal national préparant un dossier sur la ville de Pau a envoyé un journaliste au laboratoire SET dont j’étais le directeur-adjoint. Ancien géographe, ce journaliste souhaitait s’entretenir avec un universitaire pour valider ses hypothèses par « une expertise ». Je trouvais l’idée intéressante et, mon directeur en mission, je me chargeais le l’accueillir. Égaré sur le campus, je suis allé le chercher et nous avons discuté en chemin avant de passer une trentaine de minutes dans mon bureau. Au final, lorsque je lis l’article (dossier de Libération daté des 18 et 19 mars 2006), j’ai le sentiment qu’il n’a retenu des trente-cinq minutes passées ensemble que les cinq premières, très informelles, que nous avons eues en chemin. Mais monsieur Larrouturou aurait sans doute été content, le CNRS était affiché dans un quotidien national et le chercheur devenait un expert, de surcroît humanisé par le récit journalistique.

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