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Il est intéressant de remarquer que la politique des réseaux de villes est née dans des espaces sous-métropolisés au sein desquels les villes, que l’on peut considérer comme « moyennes » dans une définition à la fois démographique et fonctionnelle, avaient bien du mal à s’émanciper de l’influence parisienne qui leur interdisait de jouer un autre rôle (Figure 4). Le relatif équilibre urbain au sein de ces espaces régionaux, que l’on peut attribuer à une forme de concurrence entre ces villes, leur donnait l’occasion de jouer la complémentarité afin de franchir un seuil dans la reconnaissance nationale par le développement de fonctions spécifiques dont chacune ne pouvait espérer se doter seule.

Ce principe a ouvert la démarche à d’autres types de villes

répondant aux mêmes

caractéristiques, mais à un autre niveau de la hiérarchie. Ainsi, des villes moyennes voire des petites villes se sont saisies de cette politique pour jouer l’émancipation régionale face à la métropole

(Tesson, 2011a)32. Souvent sur les

marges régionales, suffisamment

éloignées de leurs métropoles

respectives pour développer une

forme d’autonomie, elles ont

développé des alliances

« transfrontalières », dépassant les cadres institutionnels.

C’est donc le caractère intermédiaire des villes concernées par la politique des réseaux de villes qui constitue le ciment de ces réseaux, et la volonté de franchir un seuil qui en est le moteur. Des villes à la fois dominées par des métropoles plus importantes et dominantes au sein d’un système

32 Cet article, intégré à un dossier consacré aux villes moyennes par la revue Urbanisme, revient sur cette caractéristique singulière des villes qui se sont saisies de la politique des réseaux de villes

Schéma n°1 : localisation des réseaux de villes français et représentation de la taille des villes

Taille des villes

20000 hbts 50000 hbts 100000 hbts < < < < < < <200000 hbts < Légende Pau Tarbes Lourdes Montpellier Nimes Mende Rodez Aurillac Chambéry Aix les Bains Annecy Annemasse Angoulême Poitiers Niort La Rochelle Rochefort Cognac Saintes Le Creusot Montceau

Chalon sur Saône Belfort St Louis Mulhouse Colmar Montbelliard Héricourt Chaumont Bar le Duc St Dizier Vitry le François Reims Epernay Châlons en Champagne Troyes Sens Auxerre Orléans Blois Tours Compiegne Creil Alençon Le Mans Angers Nantes Rennes Brest Caen Le Havre Rouen Dunkerque Calais Boulogne/mer Quimper Lorient Vannes St Brieuc St Malo Bourges Issoudun Vierzon Chateauroux

Figure 4 : carte de localisation des réseaux de villes – 1995 (Tesson, 1996a)

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pouvant abriter des villes plus petites. Je ne reviendrai pas sur les exemples d’actions menées dans le cadre de ces expériences, je renvoie pour cela aux publications qui en font état (Guérit & Tesson, 1996 ; Tesson et al., 1996 ; Tesson, 1996a, 1997a , 2000), mais on peut ajouter ici tout de même que les préoccupations étaient sectorielles même si la combinaison avait pour objectif d’animer le système.

La carte de France des réseaux de villes en 1996, au plus fort de la politique (Figure 4) montre quelques invariants qui renvoient à cette intermédiarité et permettent d’en saisir la logique. Globalement les expériences ne sont donc pas contraintes par la taille des villes. En revanche, le poids démographique et fonctionnel détermine fortement la distance maximale qui sépare les villes. Lorsque les villes sont de dimensions importantes et que le seuil visé est celui d’une lisibilité européenne de cette métropole multipolaire, la distance peut être importante. On est là dans une logique christallérienne puisque l’idée de la coopération favorise l’horizontalité entre des villes de niveaux semblables. Ainsi, le système urbain mobilisé par des petites villes va induire des distances relativement faibles. Le paramètre de la distance topographique est en effet relatif aux complémentarités recherchées qui concernent des niveaux de fonctions différents pour lesquels la distance a des effets distincts. Par exemple, on comprend facilement que dans le cadre d’une coopération entre des grandes écoles du type de celle mise en place entre les grandes villes de l’Ouest (AGRENA), des distances de l’ordre de la centaine de kilomètres sont possibles, voire souhaitables, pour maintenir une forme d’autonomie de chacune des composantes. En revanche, sur ce même type de fonction, lorsqu’il s’agit de mettre en cohérence une offre de filières courtes type BTS et IUT, comme se fut le cas entre Bar-le-Duc, Saint-Dizier et Vitry-le-François, il est indispensable d’avoir une certaine proximité topographique pour donner du sens à l’offre de formation, relativement au public visé de l’intégrer dans un système.

Cette carte montre aussi que la distance à la métropole dominante est un facteur essentiel de l’émergence d’un réseau de villes et que cette naissance est souvent réactive face à ce que les élus de ces villes considèrent comme une hégémonie. On trouve même des réseaux de villes réactifs à d’autres réseaux de villes dont ils ont été exclus. Ce fut le cas en Poitou-Charentes avec l’émergence de Cognac-Océan33 directement issu de la dynamique mise en place par les villes

chef-lieu dans le cadre du réseau de villes AIRE 19834. On retrouve le phénomène en Bretagne et

aux confins de la Champagne et de la Lorraine. Les réseaux de villes peuvent globalement être compris comme des coopérations réactives face à des puissances existantes ou émergentes.

22. Débordements : Genèse réactive et intuition politique,

conscience pratique et culture du réseau

Ce travelling un peu rapide avait simplement pour objectif de présenter cette politique dont vous trouverez les détails dans les publications déjà citées et consignées dans le volume d’annexes. Il s’agit maintenant de rassembler les éléments qui témoignent du changement de registre de spatialité révélé par ces expériences. Dans ce cadre, il est édifiant de constater que l’essentiel des arguments mobilisables est factuel et relèvent d’une « conscience pratique », pour faire

33 Cognac, Rochefort et Saintes

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référence à Anthony Giddens (1987) ou d’une intuition politique. Ils s’inscrivent dans une dynamique de l’urgence décrétée par des élus visionnaires, mais dont les discours sont bien souvent rattrapés par le territoire comme je le montrerai par la suite. Il s’agit donc ici de dépasser une approche tautologique qui consisterait simplement à affirmer que ces expériences font référence au registre réticulaire de spatialité uniquement parce qu’elles se disent « réseaux » de villes, dans des discours souvent peu réflexifs.

221. Réaction et intuition : conscience pratique d’une urgence

Comme j’ai pu le montrer plus haut, les expériences de réseaux de villes sont réactives. Cette réaction est intéressante dans la mesure où elle se fonde sur ce que les acteurs politiques locaux considèrent comme une urgence. En effet, le moteur de cette politique est le concept d’urgence. Si ce dernier a déjà été fondateur de politiques locales d’aménagement notamment en milieu rural, dans les zones de montagne (contrats de pays des années 1970) ou dans les zones de reconversion industrielle, il n’avait pas réellement pénétré le vocabulaire du développement concernant des objets plutôt valorisés tels que les villes moyennes à propos desquelles le discours était plutôt « tranquille » et positif même lorsque l’État décidait de mener une politique de développement dans leur direction, comme en 1975 (Michel, 1977). Il était jusque-là bien difficile de trouver quelqu’un pour décréter un quelconque état d’urgence les concernant. Car une urgence se décrète, doit être portée par des leaders politiques, elle n’est pas une évidence, un fait avéré, elle nécessite une prise de conscience. La décentralisation a donné aux leaders locaux cette capacité à décréter l’état d’urgence et à mobiliser l’ensemble des acteurs dans le sens du développement. L’origine des réseaux de villes renvoie à une forme de prise de conscience d’un danger. Ce danger s’incarne ici dans le retour à une politique d’aménagement tournée, une nouvelle fois, vers une polarisation territoriale centrée sur les grandes villes à dimension métropolitaine. La nouveauté vient du fait que la réponse à cette urgence n’est pas cherchée dans le territoire lui-même et ses ressorts classiques, mais dans l’alliance à distance.

Ce choix est directement conditionné par la forme du danger. Clairement, les villes intermédiaires ne peuvent concurrencer les métropoles et les élus de ces villes ont conscience de la faiblesse de leurs cités sur les leviers essentiels du développement. Mais plutôt que de jouer une nouvelle fois la partition du développement en élargissant le territoire à leur hinterland, ce qui ne résorberait pas la faiblesse de leurs centralités fonctionnelles, ils choisissent de passer par dessus cet hinterland pour aller chercher l’alliance avec leur semblable. Le premier adjoint au maire de Troyes exprime cette évolution assez bien, même si l’on ne sait pas réellement ce qui se cache derrière cette phrase pourtant lourde de sens : « L’avenir de ma commune ne se joue pas uniquement sur son territoire, ni même dans la continuité de l’intercommunalité classique »35. On voit émerger la conscience pratique de l’existence d’un système dont les lieux ne se trouvent pas dans la continuité spatiale, mais on sent aussi qu’il s’agit plus d’une intuition politique que d’une réelle conscience discursive.

Cette intuition politique repose sur le fait que l’acteur politique local sent que le destin de sa ville s’inscrit dans un système spatial discontinu, à l’instar du destin des entreprises et de celui

35 Intervention de Jacques Palencher, premier adjoint au maire de Troyes et président du district, présentant le réseau de villes Reims-Troyes-Chalon sur Marne au séminaire Synergie organisé par l’association Estelle (Réseau de villes Rodez-Aurillac-Mende) en 1993.

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des individus. Le jeu du développement local se déroule sur d’autres scènes que celle du territoire qu’il croit dominer. En cela, ces expériences s’inscrivent dans la déterritorialisation du processus de développement soulignée par John Agnew (1994). Quelque part, les acteurs politiques locaux qui s’engagent ici cherchent à se libérer du piège territorial en s’émancipant de l’héritage de leur proximité topographique. Par là, ils changent de registre dans leur spatialité agissante et cherchent dans le discontinu, le souple et l’électif une réponse à l’urgence qu’ils décrètent. Le choix des élus des chefs-lieux du Poitou-Charentes de fermer la porte aux petites villes qui souhaitaient les accompagner dans la démarche est une façon d’affirmer qu’ils sont maîtres de leur propre action et que personne ne peut leur imposer une alliance qu’ils ne souhaitent pas. Le phénomène est encore plus intéressant dans les Pyrénées-Atlantiques puisque l’alliance entre Pau, Tarbes et Lourdes exclut Bayonne pourtant d’un niveau sensiblement identique. Si l’État souhaitait ardemment que la cité basque intègre le réseau de villes pour de multiples raisons stratégiques

ayant entraîné quelques anecdotes savoureuses36, le refus des partenaires, aussi bien que celui du

maire de Bayonne d’ailleurs, témoignent de la volonté de se choisir. De plus, si en Poitou-Charentes l’homogénéité de la couleur politique pouvait justifier la restriction du réseau face aux injonctions d’un conseil régional politiquement opposé, la pluralité politique de Pyrénées Métropole donnait un relief particulier à l’hypothèse réticulaire. Dans ce cas, on assistait à une double émancipation « territoriale ». Tout d’abord vis-à-vis du territoire institutionnel, ensuite relativement aux « territoires politiques ». Le maire socialiste de Pau, le maire communiste de Tarbes et le maire centriste de Lourdes se positionnaient dans « l’inter » voire le « trans » et déjouaient les catégories avec, par ailleurs, un certain plaisir37.

La participation à la démarche d’organismes privés, notamment les CCI qui ont parfois

abrité et financé l’animation du réseau de villes38, traduit une autre façon de dépasser le registre

territorial. Sans compétence, sans territoire, dépassant les frontières politiques, organisant la rencontre entre la sphère publique et la sphère privée dans la gouvernance du développement local, les réseaux de villes ont été un concentré de l’émancipation locale vis-à-vis du registre territorial de spatialité politique.

Mais cette dynamique s’est enclenchée sans réelle conscience, même si la DATAR a tenté de formaliser cet objet en mettant en place, à la hâte, une procédure de « labellisation ». En l’absence de conscience, les acteurs politiques locaux ont animé cette intuition avec beaucoup de

36 Parmi ces anecdotes on peut retenir celle racontée par Isabelle Bertrand, chargée de mission à la DATAR sur les réseaux de villes, qui, lors d’une visite à Pau pour une réunion de mise en place de l’étude de faisabilité du réseau de villes, avait été conduite dès la sortie de l’avion dans le bureau du préfet qui lui intimait l’ordre d’associer Bayonne à la démarche. Il est vrai que les velléités d’émancipation du Pays basque étaient une épine dans le pied de l’État que l’exclusion du réseau de villes venait légitimer. Rompre l’isolement du Pays basque a toujours été une préoccupation majeure de l’État. L’anecdote est d’autant plus savoureuse que le ministre de l’Intérieur était également en charge à l’époque de l’aménagement du territoire. Le préfet avait donc une double consigne, celle de favoriser les réseaux de villes et celle de maintenir l’unité de Pyrénées-Atlantiques.

37 La lecture politique de cette alliance doit être complétée par une analyse plus personnelle des individus qui la portent. En effet, chacun à sa manière trouve dans cette alliance a priori « contre nature » des motivations très personnelles. Ainsi, on peut comprendre l’engouement du maire de Tarbes comme un moyen de montrer qu’une municipalité communiste peut être innovante et s’allier avec d’autres partis politiques. Dans une période où le parti communiste était moribond, la démonstration politique a du sens. Pour les deux autres protagonistes, c’est un moyen de se positionner vis-à-vis de François Bayrou, président du Conseil Général des Pyrénées Atlantiques à l’époque et en pleine ascension politique. Ce positionnement relatif joue à la fois pour Philippe Douste-Blazy, maire de Lourdes, qui accèdera durant la période au ministère de la Santé, au sein de la même famille politique, et pour André Labarrère, maire de Pau, au sein du territoire institutionnel.

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liberté, ont développé un club d’échanges39 pour partager leur expérience et mettre en commun

leur mode de faire. Dans l’esprit de l’objet qu’ils faisaient vivre, ils ont « bricolé » sans jamais totalement faire de ces expériences une priorité locale politiquement consciente. Si c’était l’esprit de l’objet, cela en montrait aussi les limites sur lesquelles je reviendrai.

Il est intéressant d’observer que, vingt ans après, l’importance d’un fonctionnement réticulé des villes moyennes apparaît comme une évidence soulignée par les experts européens.

Le rapport ORATE/ESPON 1.1.4 sur les SMETOS (small and medium towns)40 fait de

l’émergence de réseaux de villes moyennes complémentaires la clé du développement des interstices sous-métropolisés européens. Cette expertise intervient pourtant au moment où les réseaux de villes ont disparu depuis une grosse décennie et que leurs tentatives de recyclage, notamment dans les contrats de coopération métropolitaine, mis à l’étude en 2005, ont en grande partie échoué.