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On peut sans doute voir aujourd’hui dans la résilience du département 220 ans après sa création, la rencontre rare de deux dimensions du territoire : celle fondée sur le pouvoir politique et sur la limite spatiale et celle, historiquement portée par les géographes, fondée sur le sentiment d’une appartenance, sur l’espace vécu cher à la géographie sociale, lentement façonnée par des discours performatifs multiples et intégrée par les populations comme une réalité. Le département n’incarne-t-il pas un des rares niveaux de conscience spatiale collective et partagée pour les Français ? Mais la persistance des attaques montre que la guerre est loin d’être finie et les acteurs du département cherchent encore à renforcer sa légitimité selon le principe du réchauffement territorial présenté plus haut. Dans ce jeu permanent, une bataille récente a eu lieu autour de la question du numéro qui identifie le département et participe de son identité. Deux dimensions sont à prendre en considération. La première concerne la restructuration du SIV dont la refonte a fait disparaître l’identification départementale. La seconde est incarnée par la marque vestimentaire identitaire « 64 » dont le succès participe de l’intégration du département dans un imaginaire identitaire collectif.

•Le département : un numéro à usage public utilisé à des fins d’identification

Avant la réforme survenue en 2009, le numéro du département était associé à la plaque d’immatriculation des véhicules depuis 1950. Chaque véhicule était ainsi localisé, arborant le numéro du département dans lequel habitait son propriétaire. Le changement de département du propriétaire ou la cession du véhicule à un individu habitant dans un autre département entraînait son changement d’immatriculation et une nouvelle localisation. Au-delà de l’immatriculation des véhicules, ce numéro est avant tout utilisé pour désigner un territoire administratif, c’est un code qui simplifie la désignation. Cet usage public n’est pas sans répercussion sur l’identité des individus puisque ce numéro figure également dans chaque adresse à travers les deux premiers chiffres du code postal de la commune70. Pendant de nombreuses années, le concours d’entrée aux « PTT » passait par une connaissance parfaite des correspondances entre le numéro et le nom, assortie de la préfecture et des sous-préfectures. Au-delà de ce concours, cette connaissance faisait partie des programmes de géographie du primaire, ce qui a participé à son inscription dans la société. Il apparaît aussi dans le très individuel et très identifiant « numéro de sécu ». Dans ce dernier cas, il figure après le genre, l’année et le mois de la naissance et avant le code de la commune et le numéro d’enregistrement. Ce numéro est donc à usage public et il est très répandu

70 Pour être tout à fait précis quelques communes françaises ont un code postal qui ne correspond pas au département dans lequel elles sont situées, mais à celui du bureau de poste qui distribue leur courrier. Dans un souci de rationalité, ces communes, rares et plutôt dans des zones de montagnes, sont desservies par le bureau de poste le plus facilement accessible.

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pour désigner les différents services de l’Etat ou les structures ou associations ayant des antennes départementales. On va parler, par exemple, de la DDTM 64 ou du SDIS 33.

L’intérêt que je porte à cette plaque minéralogique provient du changement intervenu le

15 avril 200971 qui a marqué l’entrée en vigueur d’une nouvelle numérotation faisant disparaître la

localisation du véhicule. En effet, la logique du nouveau SIV est radicalement différente de la précédente. Chaque véhicule se voit désormais attribuer une identification définitive dès sa mise en service et jusqu’à sa destruction, ou sa cession à l’étranger. Composé d’une séquence de « deux lettres – trois chiffres – deux lettres » (AA-111-AA), la localisation départementale n’entre plus dans le SIV. Cette mesure technique a suscité une levée de boucliers de la part d’une grande partie de la classe politique qui a vu dans cette disparition une nouvelle atteinte à cette institution déjà fragilisée. En effet, le numéro de département est largement entré dans les mœurs des citoyens, et les plaques d’immatriculation ont largement contribué à l’inscription sociale de ces numéros. Les acteurs départementaux ont usé de cette corde identitaire pour obtenir le maintien de l’identifiant départemental et sont parvenus à une victoire relative dont il est aussi intéressant d’analyser les conséquences.

•Ce que révèle la lutte contre la disparition du numéro

L’annonce de la disparition des numéros sur les plaques d’immatriculation a tout de suite conduit à une mobilisation des élus locaux, mais aussi des parlementaires. Un collectif baptisé « jamais sans mon département » s’est constitué en lobby avec site Internet72, pétitions et sondages.

Le collectif fait état d’une abondante participation des élus, avec 221 parlementaires (soit

à peu près un quart73), 34 conseils généraux en tant qu’institution (9 membres et 25 associés) et le

soutien de l’assemblée des départements de France, sans compter de nombreux maires essentiellement ruraux. Dans cette opération de lobbying, ce collectif a reçu le soutien du magazine Auto Plus, allié inattendu (?) qui a commandé un sondage à l’IFOP concernant l’attitude des Français relativement à la disparition annoncée des numéros de départements sur les plaques d’immatriculation. Publiés le 20 mars 2008, les résultats ont été largement repris par la suite et ont fait office de référence pour l’association et pour la presse dans son ensemble. En effet, une lecture rapide des résultats montre que 71% des Français regrettent cette suppression contre 7% seulement qui l’approuvent. Les 22% restants se montrent indifférents. Automatiquement ce sondage est devenu une arme pour les départementalistes et donnait des arguments en faveur d’un compromis.

Ce lobby a été suffisamment puissant pour, non pas faire reculer totalement l’administration, mais pour la faire fléchir. En effet, la ministre de l’Intérieur de l’époque74 fut très attentive à la mobilisation nationale orchestrée autour de cette question devenue sensible, et, sans finalement (étrangement ?) beaucoup opposer de résistance, a proposé une mesure de compromis qui avait déjà été suggérée par le ministre des Transports en 2007. Comme le soulignait R. Maillé,

71 Initialement prévu au 1er janvier 2009 ce changement a été différé. Les raisons invoquées font état d’un répit accordé aux concessionnaires durement touchés par la crise économique de la fin de l’année 2008. Cette mesure ne concerne que les véhicules neufs, les véhicules plus anciens ne sont entrés dans le système qu’à partir du 15 octobre 2009 et seulement lors de leur cession ou du déménagement du propriétaire.

72 http://www.jamaissansmondepartement.fr/

73 Sénat et assemblée nationale confondus

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coprésident du collectif « jamais sans mon département », lors d’un entretien accordé à LCI.fr le 28 octobre 200875, la victoire acquise dans cette bataille est celle du politique sur le technocrate : « la politique a primé sur la technocratie ». Mais la mesure prise a des conséquences qui ne sont pas anodines et n’a pas réellement satisfait les élus mobilisés. Ces derniers ont manifesté leur mécontentement sur deux points précis, mais n’ont finalement pas pu développer un discours sur le fond du problème.

Le premier point de désaccord, dans ce qui n’a semble-t-il pas été une réelle négociation, porte sur la mention elle-même. Si celle-ci est obligatoire, le propriétaire pourra choisir le département indépendamment de son lieu d’habitation et, en cas de cession, le nouveau propriétaire ne sera pas tenu de modifier la plaque d’immatriculation. Cette désolidarisation du lieu de vie du propriétaire et de la mention figurant sur sa plaque correspond finalement assez bien aux réticularités marquant les spatialités de la société actuelle et à la manière dont l’individu vit sa territorialité rêvée et déconnectée de ses pratiques spatiales. Ainsi, chacun pourra afficher son département de cœur, participant de son espace vécu et d’une identité peu visible, sans pour autant que celui-ci corresponde à son espace de vie, pratiqué au quotidien. C’est la raison pour laquelle on rencontre aujourd’hui en métropole des plaques minéralogiques portant les logos et

numéros des départements d’outre-mer, mais aussi beaucoup de plaques corses76. Par ailleurs, et

plus probablement, l’individu pourra aussi ne pas attacher d’importance à cet identifiant et laisser le concessionnaire choisir l’identification locale lors de l’achat d’une voiture neuve et ne pas changer la plaque lors de l’achat d’un véhicule d’occasion… sauf incompatibilité identitaire majeure.

Le second point de désaccord est intéressant, car l’argumentaire développé ne peut pas, au final, porter sur le fond du problème. En effet, le décret a adjoint au numéro de département le logo de la région dans laquelle il se trouve. Ceci a pour effet de réduire considérablement la taille du numéro puisque celui-ci se situe en dessous du logo régional. Le collectif s’est mobilisé sur la taille du numéro qui ne sera pas lisible à distance réglementaire sur un véhicule en mouvement. Même si on peut se demander où est le problème puisque cette partie de la plaque n’est pas « officielle ». Pourtant le problème est sans doute ailleurs. En ouvrant la plaque d’immatriculation à un identifiant régional, le gouvernement donne aux régions un support de visibilité dont elles étaient exclues. Au moment où la question de la suppression d’un niveau du « millefeuille » semble donner du poids aux régions, la solution choisie n’est pas anodine. Je n’ai pas trouvé de traces évidentes d’un réel lobby régional, la manœuvre a donc été soit très souterraine, soit descendante. Si la seconde hypothèse était vérifiée, la mesure technique initiale s’est bel et bien transformée en arme politique de mise en scène de la région. Ceci expliquerait peut-être la faible résistance du ministère de l’Intérieur. Les élus mobilisés, s’ils ont été tentés de ne pas accepter cette solution et de poursuivre leur combat, ne pouvaient décemment pas se positionner sur le fond dans la mesure où l’institution régionale a une légitimité tout aussi grande que le département. De plus, cette cohabitation était finalement en phase avec l’éphémère figure du

75 http://tf1.lci.fr/infos/france/societe/0,,4141033,00-le-politique-a-prime-sur-la-technocratie-.html

76 Certaines enquêtes (Figaro du 10 avril 2014) montrent que le choix des plaques 2A ou 2B avec la tête de maure renvoie essentiellement à une image véhiculée par les corses : « avec un 2A ou un 2B les automobilistes sont persuadés qu’on ne les embêtera pas »quelqu’un que l’on embête pas », « on dit le Corse prompt à réagir et peu enclin à se laisser marcher sur les pieds ». Les conducteurs s'emparent de cette image qui vaut message de mise en garde adressé aux autres automobilistes. On est loin d’une identité revendiquée mais proche de l’image qu’une identité véhicule.

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conseiller territorial promue par la loi du 16 décembre 2010, mais enterrée par le gouvernement suivant. Pourtant cette solution fait directement entrer les deux collectivités en concurrence sur un média dont on pourra sans doute, à terme, évaluer la performativité du discours qu’il véhicule. Certes, aujourd’hui les logos régionaux sont peu connus en dehors de leur propre espace, mais cette publicité inespérée ne va-t-elle pas conduire à une reconnaissance plus forte alors même que le département, qui a aussi parfois investi dans des figuratifs du même type, restera un numéro ? Le conseil général de Vendée, dont le double cœur est relativement connu et reconnu et qui s’est impliqué dans le collectif « jamais sans mon département » a même demandé sans succès à voir figurer son logotype en lieu et place du numéro 85. Il faut passer par des artifices autocollants, très répandus en Vendée, pour remédier à ce problème. Le double cœur venant d’ailleurs plutôt remplacer le logo régional.

Ainsi, la bataille du numéro en tant que référent public a montré l’effet d’une mobilisation politique accompagnée d’une expression citoyenne révélée par le sondage IFOP, mais aussi par de nombreux échanges sur de nombreux forums qui lui ont été consacrés sur Internet. Mais elle a montré aussi comment une mobilisation a débouché sur un compromis qui vient fragiliser au final l’institution départementale. Cette fragilisation passe non pas par une disparition, mais par le partage de l’espace dédié à la localisation géographique avec l’institution régionale. Ce partage de l’affichage fait entrer dans un jeu, dont elle était exclue, une collectivité qui a les faveurs de l’État et qui est désignée par tous comme le niveau pertinent de la décentralisation du pouvoir. La région, beaucoup plus jeune que le département, ne jouit pas de la même reconnaissance que lui, la nouvelle plaque d’immatriculation lui offre un support de communication supplémentaire. Dans l’ère actuelle de la compétitivité et de la compétition des territoires, cette petite victoire dans la bataille du numéro pourrait, au final, piéger le département au profit de la Région. Reste à savoir comment la question des plaques et de leur renouvellement va être réglée avec la réforme des régions en discussion.

Mais le numéro de département bénéficie aujourd’hui d’un nouveau ressort identitaire porté par le secteur privé qui entre dans le jeu et participe du discours performatif.

•Le secteur privé au secours du département assiégé

Le meilleur signe de l’importance symbolique du numéro départemental est la pénétration de ce dernier dans la sphère privée. Ce passage témoigne du potentiel du numéro comme vecteur de profits en même temps qu’il lui garantit une grande visibilité. Or les numéros de département ont connu récemment un regain d’intérêt de la part de la sphère marchande qui a relancé leur intérêt identitaire tout en montrant la réserve symbolique qu’offre toujours l’identification départementale. Deux manifestations de cet usage privé du numéro peuvent être isolées. La première se situe dans la continuité du propos du point précédent. En effet, la presse locale, mais aussi une nuée de petites entreprises ont pris le relais de la sphère publique pour appuyer le maintien du numéro sur les plaques d’immatriculation ou, du moins, favoriser son affichage. La seconde change de registre puisqu’elle fait du numéro une marque qui s’affiche. Dans le mouvement global des marques vestimentaires à vocations identitaires, les marques exploitant les numéros de département se développent en jouant sur des valeurs identitaires conférées à cette institution et confirmant son puissant réchauffement.

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Le relais de la presse locale dans la « bataille des plaques » Lorsque la décision de changer le SIV a été prise, les conseils généraux se sont mobilisés. Au-delà des pétitions et des mobilisations dont j’ai pu parler, certains d’entre eux ont choisi d’éditer un autocollant reprenant le numéro, souvent associé à un slogan pour que les habitants puissent afficher leur identité départementale, ainsi que leur mobilisation pour la préserver à

l’arrière de leur véhicule (Figure 5)77. On remarquera que le département de l’Aude ne s’est pas

contenté de reproduire le numéro en lui adjoignant « le Pays Cathare » marque déposée à l’INPI par le Conseil Général. La distribution de ces autocollants s’est faite généralement par le biais du magazine du conseil général et/ou par une démarche volontariste à partir du site Internet du conseil général.

Dans cette démarche d’affichage, la presse locale a parfois pris le relais. Ainsi, dans sa zone de distribution, le journal Sud-Ouest a diffusé, avec le numéro de « Sud-Ouest Dimanche » daté du 28 septembre 2008, un autocollant propre à chaque département sur lequel figurait le numéro ainsi que le slogan « mon [numéro de département], je le garde ». Cette initiative est intéressante pour mon propos, mais aussi parce qu’elle fait écho localement au positionnement du groupe « Pyrénées Presse », concurrent de Sud-Ouest, qui milite ouvertement pour le Béarn

77 Sur cette question des identités automobiles, je renvoie à mon blog - http://identiteautomobile.over-blog.com/ Figure 5 : réactions des institutions au nouveau SIV

Quelques exemples d’autocollants proposés par les conseils généraux

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avec le logo et le slogan « le Béarn, j’y crois » lancé par la République des Pyrénées, journal local desservant les parties béarnaise et souletaine du département des Pyrénées-Atlantiques.

De nombreux articles ont accompagné le changement du SIV et la presse locale a largement véhiculé un discours favorable au maintien du numéro de département. Dès octobre 2007, soit un an avant que la ministre de l’Intérieur dévoile la manière dont la localisation géographique allait apparaître sur la plaque, le ministre des Transports avait laissé entendre qu’une identification locale pourrait figurer sur la plaque. Le journal Sud-Ouest s’est immédiatement saisi de l’information pour lancer la question fondamentale dans les Pyrénées-Atlantiques : « quel emblème pour le 64 ? ». En effet, à ce moment-là, il semblait que le choix allait être laissé au département pour faire apparaître soit le numéro, soit un logotype. Dans un département bicéphale et bi-identitaire, la question se posait de savoir si on allait choisir la croix basque, l’Ikurriña (drapeau basque) ou les deux vaches béarnaises. Bien entendu, le Conseil Général, par la voix de son président, défendait le « 64 » fédérateur des deux identités et considéré comme « un symbole » disposant « d’une véritable notoriété ». Le 13 mai 2008, Sud-Ouest publiait un article occupant deux de ses pages régionales intitulé « touche pas à ma plaque ». Si les bienfaits du nouveau SIV, notamment la simplification de la procédure administrative sont évoqués, il est surtout fait état de la mobilisation des élus et des diverses opérations mises en place dans les départements.

Sans être exhaustif dans cette revue de presse, il est important de souligner que la République des Pyrénées s’est aussi mobilisée, avec peut-être plus de ferveur encore. On peut citer un article paru le 20 mars 2008, intitulé « le 64 poussé à côté de la plaque » dont la teneur est très offensive contre le nouveau SIV. Les propos s’appuient sur de nombreuses citations d’élus évoquant leur attachement au numéro. Il met également en scène la position du comité départemental du tourisme qui accueille la mesure comme une mauvaise nouvelle, évoquant là aussi la notoriété de ce numéro 64 qui s’affiche comme une marque.

On peut considérer ces soutiens comme relativement cohérents de la part d’une presse revendiquant assez facilement un attachement local qui se reporte ici sur l’échelon départemental. Cette presse locale épouse volontiers l’opinion de son lectorat autant qu’elle la façonne. Mais elle participe de ce fait à la performativité du discours départemental.

D’autres initiatives plus anecdotiques, même si elles témoignent d’une mobilisation privée, ont vu le jour. On peut citer, sans soucis d’exhaustivité non plus, l’émergence de groupes sur le réseau social Facebook, notamment autour du « 64 », et d’un site Internet : « jaimemondepartement.com » qui propose d’éditer un autocollant avec le numéro de département pour la modique somme de 2,5 euros tout de même. Cet autocollant reprend l’esprit d’une plaque d’immatriculation pour compléter la plaque officielle. Il faut noter que, depuis la mise en place du nouveau SIV, une véritable économie de la plaque d’immatriculation a vu le jour sur Internet ou dans les stations services proposant des décalcomanies qui peuvent être collées à la place du numéro ou du logo de la région pour afficher une identité autre. Sans avoir mené d’enquête approfondie à ce sujet, les premières observations montrent que c’est bien le logo de la Région qui est masqué par l’Ikurriña ou les deux vaches béarnaises et non le numéro du département. Ces exemples ne sont pas isolés, j’aurais pu en présenter d’autres, mais leur importance dans le