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Si les expériences de réseaux de villes ont produit elles-mêmes leurs propres fragilités, elles ont également été mises en difficulté par les errements de l’État qui les avait pourtant suscitées. Deux exemples montrent les limites de la compréhension du phénomène. Le premier renvoie aux phénomènes précédents et à l’incapacité à penser un outil jouant sur le registre réticulaire, la différence notable se situant dans le contexte d’énonciation. Le second concerne la loi sur la simplification et le renforcement de la coopération intercommunale (SRCI) qui, en 1999, a définitivement enterré la politique des réseaux de villes. Le paradoxe savoureux vient du fait que cette loi, souvent nommée « loi Chevènement », a été portée par un ministre qui avait, en tant qu’élu local, adopté la politique des réseaux de villes dans son fief belfortain.

• En voyant les réseaux de villes, Charles Pasqua aurait voulu redécouper

Il n’y a pas eu d’écrits ni même de discours officiel pour constituer en argument scientifique ce que je vais raconter ici. Ça n’a jamais été qu’un bruit de couloir, véhiculé par les chargés de mission de la DATAR et par quelques sources bien informées. Cet argument peut donc être jugé marginal, cependant il est lourd de sens sur la fragilité de l’outil réseau de villes jusque dans les arcanes du pouvoir qui l’a consacré. Charles Pasqua avait lancé en 1993 le grand débat sur l’aménagement du territoire qui a préfiguré la LOADT de 1995. Les acteurs des réseaux de villes ont participé à ce débat au point, comme j’ai pu le raconter plus haut, d’intégrer cette loi en tant qu’outil d’aménagement du territoire aux côtés des « pays ». J’ai souligné plus haut aussi l’ambiguïté de la situation qui associait l’aménagement du territoire au ministère de l’Intérieur et conduisait à demander aux préfets d’être à la fois les garants des territorialités institutionnelles et les promoteurs des réticularités à travers les réseaux de villes. La révélation de ce paradoxe prend tout son sens à travers l’intention qu’on a prêtée au ministre de proposer un redécoupage des régions sur la base des systèmes mis en lumière par les réseaux de villes. En effet, en voyant la carte des réseaux de villes, les services de l’État se sont aperçus que la plupart se situaient en périphérie des régions et associaient des villes que l’histoire des institutions avait séparées. Ils interprétaient ces alliances transrégionales comme la démonstration de l’incohérence des découpages régionaux.

Cette interprétation, si tant est que l’anecdote soit vraie (même si elle est tout à fait plausible en suivant mon raisonnement), montre l’incompréhension totale de ce qui se passait. Considérer que Pau, Tarbes et Lourdes, en s’associant au sein de Pyrénées Métropole, ne faisaient que mettre en lumière l’incohérence de la position de la frontière entre Aquitaine et Midi-Pyrénées, révélait surtout une méconnaissance de la dynamique à l’œuvre. Les réseaux de villes n’auraient été que les révélateurs des incongruités territoriales alors qu’ils révélaient, à l’inverse, l’indispensable dépassement du registre territorial. Que serait-il advenu si l’on avait redécoupé ?

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L’idée aurait été de mettre le Béarn et la Bigorre dans la même région ? Où serait passée la limite ? Entre Lannemezan et Saint-Gaudens, alors séparées après vingt ans de « vie commune » au sein de la même région ? Cette posture qui consiste à gérer le territoire avec de la colle et une paire de ciseaux a vécu. Elle ne correspond plus à rien de cohérent relativement à la « société des modes de vie » (Viard, 2011). Les réseaux de villes révélaient tout l’inverse justement. Point n’est besoin de redécouper puisque ce qui importe c’est moins la quête impossible d’un découpage cohérent que la porosité nécessaire des frontières : rendre possible les alliances pour accompagner la mobilité des hommes. Il n’est pas venu à l’esprit des instances européennes de redécouper les États lorsque les programmes INTERREG et les Eurorégions qu’elles suscitaient atteignaient leurs objectifs et révélaient les possibilités de coopération ? À quand des INTERREG infranationaux qui autoriseraient voire susciteraient les transgressions territoriales ?

Jean-Pierre Chevènement et l’intercommunalité fossoyeurs d’un outil innovant qu’il avait adopté

La réforme de l’intercommunalité proposée par la loi SRCI de 1999 était indispensable,

tout le monde en convient. Il était urgent de contourner les contournements de la loi ATR48 de

1992 qui avait accouché d’EPCI nombreux, mais dont la forme et le fond étaient bien éloignés des attentes. Avec seulement cinq communautés de villes, cette loi avait clairement raté sa cible sur les intercommunalités urbaines qui s’étaient engouffrées dans la brèche pour adopter en chœur la communauté de commune bien moins contraignante et si peu efficace du fait d’une taxe professionnelle unique optionnelle. Si l’on ajoute les formes biscornues, voire discontinues, des EPCI ruraux ou périurbains, on a vu émerger un « bestiaire » (Bailly, 2011) bien difficile à comprendre. Sur ce point, il est clair que la mouture de 1999, avec l’introduction de seuils démographiques et d’avantages fiscaux persuasifs a nettement rempli sa mission, j’y reviendrai un peu plus loin.

Cependant, relativement à ce qui me préoccupe ici, à savoir la fragilité des expériences de réseaux de villes, cette loi a eu un effet particulièrement dévastateur sur les dynamiques réticulaires en cours. En effet, on retrouve le principe énoncé plus haut : lorsqu’une priorité territoriale intervient, le dossier « réseau de villes » est enfoui sous la pile des dossiers en souffrance. Ainsi, l’injonction intercommunale a sonné le glas de la plupart des expériences et interrompu les velléités de villes désireuses d’entrer dans la démarche. J’ai été témoin de ce coup de frein au début des années 2000. Sollicité par le cabinet du maire d’une ville moyenne pour intervenir auprès des acteurs locaux afin de présenter la démarche « réseau de villes », j’avais répondu favorablement et attendais que l’on me propose une date. Après deux mois de silence, je reprenais contact avec mon interlocuteur pour voir où en était le dossier. La réponse était claire : « le dossier intercommunal nous prend trop de temps et on a remis le projet à plus tard… ». Ainsi, face à l’enjeu financier représenté par l’intercommunalité, le réseau de villes faisait pâle figure. Encore une fois, l’urgence était dans la territorialité et les réticularités imaginées retournaient à leur statut de chimères. Pourtant l’intercommunalité aurait pu revêtir les atours des réticularités si elle avait dépassé la mise en place d’un gouvernement territorial et qu’elle s’était concentrée sur le projet et l’alliance.

Jean-Louis Guigou entérinait lui-même cette mise entre parenthèses en affirmant que

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l’enjeu n’était plus les réseaux de villes, mais les réseaux d’agglomération, ce à quoi l’on ne peut que souscrire et j’y reviendrai dans le chapitre suivant., mais qui, encore une fois, remettait à plus tard l’ouverture réticulaire. Quinze ans après elle n’a pas vraiment été remise à l’agenda.

•Le « polycentrisme maillé » : un scénario d’aménagement pour réconcilier réseau et territoire

Au-delà de cet abandon progressif, Jean-Louis Guigou, alors délégué à l’aménagement du territoire et à l’action régionale, en lançant au début des années 2000 son scénario du « polycentrisme maillé » (DATAR, 2000), semble remettre en cause le fondement même des réseaux de villes. En effet, comme il le confiait à Pascal Chauchefoin dans un entretien accordé à la revue Flux : « […]la mondialisation favorise les phénomènes d’agglomération, […] ces phénomènes dans une économie qui se spécialise et qui s’organise en réseau peuvent déboucher sur un développement en archipel, sur le modèle des villes États du Moyen-Âge et […] pour combattre ce scénario, il convient de développer une stratégie de maillage à partir d’espaces pertinents « tricotant » le territoire pour que chaque fragment du territoire bénéficie des effets de contagion et d’entraînement des pôles de croissance. » (Chauchefoin & Guigou, 2000 : 72). Cette frilosité soudaine montre que les réseaux de villes et plus largement les réticularités font peur, renvoient à une dynamique destructrice des valeurs de notre société. C’est sans doute en partie vrai dans le sens où les valeurs défendues sont en train de disparaître lentement et qu’il s’instaure une fracture au sein de la société entre ceux qui ont accès à la mobilité et au réseau et ceux qui restent captifs des territoires. En ce sens, le polycentrisme maillé est une belle idée puisqu’il vise en fait à réconcilier réseau et territoire, à proposer des réticularités potentiellement structurantes d’un tissu de liens finissant par couvrir la surface, dans une dynamique qui s’appuie sur une valeur de solidarité spatiale. Mais cela nécessite que ces réticularités, qui perdraient la dimension élective qui en constitue pourtant l’essence, construisent leur projet sur cette solidarité. Au moment où l’injonction est celle de la compétitivité, il n’y a vraiment aucune raison que cela se produise.

24. Pour conclure sur les réticularités politiques

Vous aurez sans doute noté en arrivant à ce stade de l’argumentation que la démarche adoptée dans l’écriture de ce chapitre est plutôt inductive. Je me suis fondé, de proche en proche, sur des éléments factuels et sur des discours épars pour mettre en scène le registre réticulaire de spatialité des acteurs politiques locaux engagés dans les expériences de réseaux de villes. Je vais m’attacher dans cette conclusion à rassembler les grands principes du registre réticulaire mis en lumières dans ces expériences et les nécessaires adaptations du concept lorsqu’il bascule dans ce champ. Cet exercice permettra aussi d’expliquer la motivation qui m’a conduit à chercher les réticularités dans des objets plus continus, là où elles ne confinaient pas à l’évidence et là où, in fine, je ne les ai trouvées que par bribes, qui seront présentées à la suite, ce qui m’a conduit à analyser plus profondément le registre territorial qui fera l’objet du chapitre suivant.

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241. L’absence d’exhaustivité et le caractère électif du lien

"Le voisin est un animal nuisible assez proche de l’homme. Très proche, trop proche. C’est d’ailleurs de cette proximité que naît la nuisance du voisin. Mais attention : que le voisin soit proche ne doit pas nous inciter à le confondre avec le prochain, ce dernier, contrairement au voisin, pouvant être lointain." (Desproges, 1991)

Il s’agit là du fondement même du registre réticulaire de spatialité. Il s’appuie sur la distinction, déjà évoquée dans l’introduction, faite par Jacques Lévy entre réseau et territoire. Elle est confortée par la définition du réseau social de Salvador Juan qui le considère comme « une communauté potentielle d’action » (Juan, 1991). Ainsi, le registre réticulaire dépasse l’héritage du voisinage qui s’impose au sein du territoire. Au-delà de la coprésence imposée, à laquelle il est difficile d’échapper, les réticularités bousculent les normes et les règles qui marquent la territorialité. Cela ne signifie pas qu’elles les éliminent totalement, mais elles en minimisent le poids et en réduisent la contrainte pour se projeter vers d’autres horizons et choisir les partenaires avec lesquels l’individu va négocier de nouvelles règles, plus souples, car construites sur un lien plus faible dont Marck Granovetter a bien montré la meilleure efficacité (Granovetter, 1973). Cette efficacité est d’autant plus grande que le lien est créé autour d’un projet. De ce fait, tout le monde n’est pas invité dans le cercle, chacun doit apporter quelque chose pour être admis. Ainsi, la réticularité n’est pas a priori le registre dans lequel se développe la solidarité. Ce principe est bien démontré par les grandes causes considérées comme mondiales et globalisées, traitées dans ce registre. Les pays qui ont à perdre dans une réticularité environnementale s’excluent eux-mêmes du réseau mondial de réflexion sur cette question. Pour autant, la solidarité peut-être le moteur du projet et à ce moment-là, elle est tout à fait à même de fonctionner selon ce registre et quelques grandes causes nationales et internationales le montrent parfaitement. Mais il s’agit alors d’un choix, d’une volonté et non d’un héritage et d’une contrainte. Les réticularités sociales n’ont d’ailleurs pas anéanti les investissements solidaires, elles ont simplement autorisé le choix des causes soutenues. Là où la charité chrétienne affectait les pauvres à leurs bienfaiteurs dans la proximité topographique du village, la solidarité contemporaine déconnecte le don du territoire pour l’orienter vers des proximités topologiques et le transformer, peut-être, en solidarité.

Cette absence d’exhaustivité et le caractère électif du lien portent aussi sur ce que les partenaires mettent en commun. On a souvent associé la notion de projet au territoire, or, comme je le montrerai plus loin à travers la construction des « pays » issus de la LOADT et des EPCI, l’essentiel du projet dans le registre territorial consiste justement à construire le territoire. Dans le registre réticulaire, le projet est premier par essence puisque c’est en fonction de lui que les liens vont se nouer, que les relations jusque-là potentielles vont advenir. C’est la raison pour laquelle la plupart des actions sont ponctuelles et plutôt sectorielles, s’attachant à résoudre un problème particulier et identifié. De ce fait aussi, les actions menées peuvent ne pas impliquer tous les partenaires d’un réseau constitué, entraînant la potentielle « géométrie variable » des configurations réticulées dont j’ai pu montrer la difficile acceptation lorsque les acteurs sont plutôt habitués à mobiliser la territorialité. Cette variabilité des problèmes et du périmètre de solutions peut amener à exclure ponctuellement un des partenaires, voire à chercher à l’extérieur

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un nouveau partenariat plus efficace. Il s’agit donc, pour les acteurs politiques locaux de constituer la configuration de cette communauté potentielle d’action qui va être animée de façon ponctuelle et choisie en fonction des projets qui émergent.

La réflexion de Michel Delebarre concernant la concentration des réseaux de villes « sur les sujets qui ne fâchent pas » est révélatrice de ce principe. En effet, il n’y a aucun intérêt, pour un acteur politique local, à fonctionner dans le registre réticulaire s’il s’agit de retrouver les contraintes qu’il connaît dans le registre territorial qui domine son quotidien. Dans ce contexte classique, les « sujets qui fâchent » s’imposent à lui sans qu’il puisse y échapper. Lorsqu’il s’ouvre à la réticularité, il cible les projets consensuels pour lesquels ce type d’alliance va apporter une plus-value. Si l’on fait le parallèle un peu abrupt avec les comportements sociaux, on conçoit facilement d’aller faire du sport avec quelqu’un qui ne partage pas ses opinions politiques. Il suffit de n’animer ce lien que lorsqu’il s’agit de faire du sport et d’éviter de parler politique, de limiter ce lien au projet pour lequel il est efficace. Mais si l’individu ne peut pas s’empêcher de parler politique, alors on ne fera plus le chemin.

Les réseaux de villes ont placé les élus engagés dans ce registre, même si la proximité spatiale ou plutôt « le non-éloignement » (Piolle & Tesson, 1998), joue un rôle crucial tant ils sont conditionnés par la prise de conscience de l’existence d’une communauté de destin, d’un système qui renvoie à l’idée d’une certaine solidarité spatiale.

Ces éléments font échos à la présentation sociale des réticularités dans le sens où le choix de la relation permet de se déconnecter de l’espace en ce qui concerne le projet poursuivi. Les acteurs se choisissent sans que la proximité topographique leur impose de coopérer, ils se permettent de passer « par-dessus » l’espace. Ce qui distingue les spatialités individuelles des spatialités politiques concerne la relation avec l’espace proche. En effet, fonctionner dans ce registre n’affranchit pas l’acteur public de sa proximité spatiale. Ce n’est pas parce qu’il se projette avec d’autres dans le registre réticulaire pour un projet que l’espace de proximité disparaît. Contrairement à l’individu qui peut s’extraire de l’espace en utilisant des artifices, l’élu local reste totalement empreint de cette proximité topographique pour de multiples fonctions auxquelles il ne peut se soustraire ne serait-ce que parce qu’il détient une compétence sur un territoire, qu’il est englobé avec ces espaces contigus dans d’autres périmètres d’actions et qu’il reçoit des injonctions concernant l’attitude qu’il doit adopter vis-à-vis des proximités. Ainsi, penser le devenir de l’université avec des collègues des villes moyennes régionales, ne l’exonère pas de traiter la question de l’assainissement avec les élus de son agglomération, ni même de répondre à l’injonction nationale de révision du périmètre de son EPCI. La problématique est complexe, car elle est automatiquement inclusive et non alternative. L’espace continu s’impose à l’élu local et le ramène systématiquement « ici et maintenant », il ne peut pas s’autoriser la co-absence. Les réticularités politiques sont donc précisément complémentaires des territorialités et ne sont en aucun cas des alternatives globales. C’est pourquoi on peut aussi lire des mouvements sur l’espace continu par le prisme des réticularités en assouplissant quelque peu de concept.

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