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performativité de la ritournelle territoriale pour l’acteur politique local

Après ces ouvertures réticulaires innovantes et relativement rares, il est temps de revenir sur l’attachement de l’élu local au territoire en dépassant les causes structurelles mises en évidence dans le premier chapitre. En effet, la disparition des réseaux de villes, mais, bien avant, leur fragilité intrinsèque et leur remise en cause permanente ont mis en lumière la difficulté pour l’acteur public, de jouer la partition de sa spatialité dans un registre réticulaire. Au fur et à mesure que je me confrontais à de nouveaux objets et terrains, je me heurtais à un retour spectaculaire de l’aire et de l’exhaustivité. La « petite fabrique des territoires », selon l’expression de Martin Vanier (1995), semble laisser peu à peu la place à une gigantesque entreprise dans laquelle l’État est le principal actionnaire et les préfets des directeurs zélés, distribuant les dividendes aux bons élèves sous forme de contractualisation (Pays) ou de bonification de la dotation générale de fonctionnement (DGF) dans le cas des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). La norme redevient l’exhaustif et le continu incarnés par l’expression « d’un seul tenant et sans enclave60 » et à la quête de l’optimum territorial. Les élus locaux, artisans des réticularités observées plus haut, rentrent dans le rang avec un certain empressement voire peut-être un soulagement.

Ce chapitre veut témoigner de la prégnance des territorialités dès qu’on évoque la spatialité des acteurs politiques locaux, lorsqu’ils sont dominés, et aussi et peut-être surtout nationaux dans leur position de domination. Mais il est indispensable d’aller au-delà des simples origines électives et politiciennes pour chercher ailleurs les ressorts de cette difficulté à élargir les registres de leur spatialité. Pour aller plus loin, je reviendrai dans un premier temps sur le concept de ritournelle cher à Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980) qui me semble particulièrement éclairant pour comprendre la manière dont agit, profondément, le territoire pour les acteurs politiques. Il s’agira en fait de mettre en scène d’autres clés du blocage, entraperçues en creux dans le second chapitre lors de l’analyse du caractère novateur des réseaux de villes.

Après ce préalable théorique, il sera indispensable de s’arrêter un moment sur le concept de territoire pour tenter de comprendre les éléments clés de son ressort politique. L’hypothèse qui structure cette partie pose la fabrique des territoires comme une prophétie créatrice (Merton, 1997) alimentée par un discours à vocation performative (Austin, 2002) porté par les élus et plus largement par l’ensemble des acteurs, y compris les chercheurs. Ainsi l’autoréalisation de la prophétie est d’autant plus efficace que les conditions de son énonciation sont réunies et que la légitimité des acteurs qui la portent est reconnue. Il s’agit d’une inflexion majeure de ma recherche qui a pris corps au tournant du siècle. À partir de ce moment, j’ai focalisé mon attention sur les ressorts de ces discours, sur les lieux de leur énonciation, sur la légitimité de leurs

60 Expression introduite dans la loi sur la simplification et le renforcement de la coopération intercommunale de 1999 qui est devenue aujourd’hui un lieu commun repris comme un principe et que l’on retrouve par exemple dans la définition des SCOT (schéma de cohérence territoriale).

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porteurs et sur les conditions de leur réception. La dernière hypothèse, lancinante, porte sur le fait qu’au-delà de l’empathie que l’on peut éprouver envers la volonté nostalgique de retrouver les territorialités perdues, ou du moins aujourd’hui non exclusives, cet enlisement voire cet aveuglement présente le défaut de nous interdire d’accompagner l’évolution des spatialités contemporaines. Une double lecture oppose alors d’une part un regard bienveillant qui loue la résilience de notre société territorialisée et voit dans cette fabrique incessante le maintien de nos valeurs ; d’autre part une approche plus critique qui réfute un aveuglement interdisant l’accompagnement de la société vers le renouvellement de ses propres valeurs. Il ne s’agit pas de choisir, ce n’est pas le rôle du chercheur, mais de mettre simplement en lumière ces paradoxes. Je propose d’aborder cette question à travers l’idée qu’il existe, pour la sphère politique, une « température du territoire » qui affecte diversement les quatre instances de la formation sociospatiale (FSS) imaginée par Guy Di Méo (1998).

Il s’agira, au cœur de ce chapitre, de montrer comment la question intercommunale vient compléter la problématique territoriale en ciblant sa dimension fonctionnelle, et comment elle embrasse l’essentiel des enjeux de ma problématique. En effet, tout en ouvrant l’élu local vers les réticularités du fait du mode de construction volontariste et relativement libre privilégié en France, elle révèle comment l’État, par la quête de l’optimum territorial, mais aussi les acteurs locaux, du fait d’une mobilisation de la ritournelle, l’ont ramené clairement du côté de la territorialité. On entre dans une nouvelle dimension, plus froide, qui poursuit la quête mythique d’un optimum dimensionnel (Ortiz, 1994) toujours territorial. Les errances des acteurs de l’aménagement, tant au niveau national que local, apporteront de précieux éléments sur le caractère vain de cette quête qui, si elle a entrouvert les réticularités politiques, les refermant aussitôt, ne rencontre pas les réticularités sociales.

Pour finir sur l’illustration de ce principe territorialisant, j’ouvrirai l’analyse sur les réseaux techniques vers lesquels j’étais aussi parti chercher un autre terrain potentiellement vecteur de réticularités et qui se sont révélés de façon inattendue et abrupte, grands artisans de la fabrique territoriale. Ils illustrent selon moi le caractère réactif de l’acteur politique, et le principe du réflexe territorial à l’œuvre, renvoyant ainsi, pour boucler la boucle, à la ritournelle.

1. Le territoire comme ritournelle politique et sociale

« Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. Il marche, s’arrête au gré de la chanson. Perdu, il s’abrite comme il peut, ou s’oriente tant bien que mal avec sa petite chanson. Celle-ci est comme l’esquisse d’un centre stable et calme, stabilisant et calmant, au sein du chaos. » (Deleuze & Guattari, 1980 : 382)

Il s’agit ici d’une proposition théorique qui plaide pour une lecture de la domination actuelle des territorialités sous l’angle revisité de la ritournelle. Cette « chansonnette » du territoire agirait comme une manière de rassurer la société dans un monde qui change et qui perd les vieux repères lentement forgés, un monde que certains qualifient de postmoderne, mais dont je préfère souligner la modernité en crise. Ainsi, le piège territorial de John Agnew (1994) pourrait être

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déplacé vers la sphère de l’action et considéré comme une barricade visant à préserver l’Ancien Monde sédentaire, tel que le voit Denis Retaillé (2011), des coups de boutoir de la mondialisation et assurer ainsi sa résilience.

En suivant Gilles Deleuze et Félix Guattari, la ritournelle « est territoriale, c’est un agencement territorial » (1980 : 383). Cette considération amène à envisager le territoire lui-même comme un agencement spatial rassurant, une organisation qui permet à chaque individu de considérer son être au monde comme possible et paisible. Cela dit, « mille plateaux », et c’est sans doute cela qui en a fait un des livres cultes de la géographie sociale, semble faire du territoire, de la territorialisation et de la déterritorialisation/reterritorialisation l’unique mode de construction du rapport à l’espace de l’individu, sa spatialité unique, sa spatialisation exclusive. Ainsi, la ritournelle, qu’elle soit « territoriale », « de fonction territorialisée », « comptine » ou « cosmique » (Deleuze & Guattari, 1980 : 402–403), n’est qu’une façon de retrouver le territoire, de reconstruire son territoire, lorsqu’on a le sentiment de l’avoir perdu, ou plutôt de s’être perdu dans un monde déterritorialisé que nous reterritorialisons. Si la ritournelle intègre la capacité à « sortir de l’agencement territorial, vers d’autres agencements, ou encore ailleurs : inter agencement, composantes de passage ou même de fuite » (ibid. : 384), elle occulte en partie la possibilité offerte aux individus de recomposer leurs spatialités selon un registre réticulaire en combinant des temps forts territoriaux et des temps réticulaires, plus incertains, au cours desquels l’individu choisit sa posture et peut aller jusqu’à s’abstraire de l’espace. À moins de considérer ces attitudes d’extraction comme la simple manifestation d’une forme de ritournelle qui ramène l’individu au « territoire du moi » d’Ervin Goffman.

Deux mouvements sont à considérer dans cette perspective. Le premier renvoie aux territorialités de vie, ou peut-être plutôt aux localités de l’archipel que se forgent les individus. Elles ne sont pas négligeables et revêtent les atours du territoire. Elles témoignent de recentrages, de rétrécissements spatiaux sur les modules de base de notre connexion aux agencements de l’espace. L’extrême est marqué sur le corps, Gilles Deleuze et Félix Guattari évoquent les tatouages pour illustrer cette extrémité, mais pour élargir la pellicule, on peut aussi évoquer les fonctions identitaires endossées par les marques vestimentaires qui opèrent comme des ritournelles pour inscrire chacun dans l’espace, lui assignant une place sociale (Goffman, 1973). Mais il faut sans doute aller plus loin dans ces recentrages sur les îlots de l’archipel en évoquant les exigences posées par les habitants urbains des communes périphériques qui imposent des orientations en matière de services et de normes notamment en termes d’accessibilité numérique. Ces exigences témoignent du resserrement des périmètres de vie pour les individus mobiles qui peut aller jusqu’au renouveau du quartier dans les centres anciens pour les populations plutôt aisées, mobiles et dynamiques (Authier, 2001). Ce recentrage concerne aussi les exclus, assignés à résidence, dont les besoins se concentrent sur de petits espaces que ce soit dans les quartiers dits « sensibles », les plus visibles, ou dans les recoins des campagnes périurbaines où sont installés des familles en difficulté, même si elles sont en accès à la propriété du pavillon qu’elles habitent (Rougé, 2005). Comme le suggère Régis Debray (2010) et même si je ne partage que peu de ses analyses, « ce sont les dépossédés qui ont intérêt à la démarcation franche et nette. Leur seul actif est leur territoire, et la frontière, leur principale source de revenus […] La frontière rend égales (tant soit peu) des puissances inégales. Les riches vont où ils veulent, à tire-d’aile ; les pauvres vont où ils peuvent, en ramant […] Le faible n’a pour lui que son bercail, une religion imprenable, un dédale inoccupable, rizières, montagnes, delta. »

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(ibid. : 75-76). Ce sont les exclus de la fluidité sociale, pour reprendre l’expression de Jean Foucart (2009), qui souffrent de ne pas y être intégré et pour lesquels la territorialité s’impose. Cette vision captive des exclus est toutefois à nuancer si on suit « les fourmis » d’Alain Tarrius (1992), moteurs d’une « mondialisation par le bas » (Tarrius, 2002) qui témoigne, chez une frange importante de migrants, d’une spatialité très largement réticulaire.

Le second mouvement se situe plus au cœur de ce travail et c’est de celui-ci dont il sera question dans un premier temps. Il concerne les territorialités « vécues » que je dirais ici « rêvées » de façon plus explicite. Ce sont les « identités » que l’on adopte, voire que l’on achète, et celles qu’on se fabrique. C’est dans cette perspective que l’on peut parler de ritournelles. Dans une société mondialisée qui effraie, le besoin de se territorialiser, surtout virtuellement, s’affirme dans les esprits plus que dans les pratiques. C’est dans cette optique que je parle de « réchauffement territorial », un principe, voire un syndrome, qui vise à reconstruire un paradis territorial perdu ou qui s’échappe inexorablement. Une fuite éperdue qui interdit à l’individu de penser le monde autrement.

Considérer le discours territorial comme une ritournelle pourrait être considéré comme excessif, voire iconoclaste, au regard de l’histoire de la discipline. La géographie a souvent critiqué les effets de mode qui ont accompagné le concept de territoire (Séchet & Keerle, 2009), et la géographie sociale a dénoncé les dangers d’enfermement qu’il recelait. Mais elle l’a clairement repositionné aujourd’hui sur les valeurs positives de notre société. Ce mouvement peut être considéré comme un retour à la manière dont les auteurs de l’ouvrage fondateur de la « géographie sociale » (Frémont et al., 1984) utilisaient le concept de territoire pour évoquer les sociétés stables, que l’on dirait aujourd’hui résilientes. En effet, dans ces sociétés dites stables, c’est-à-dire « qui s’adapte[nt] sans se renier » (ibid. : 251), le sentiment d’appartenance au territoire « était fondé sur les rapports entretenus entre la communauté et l’environnement écologique par des relations dialectiques de domination et d’adaptation réciproques […] était ainsi structuré par l’organisation sociale […] il existait une double stabilité du social et du spatial assurant cohésion et permanence » (ibid. : 277). Abordé ainsi, le territoire peut accompagner de manière explicite la nostalgie d’une société idéale face à la « brutalité des changements technologiques, la mobilité de plus en plus grande des populations, les désordres sociaux… » (ibid. : 250) et enrichir la ritournelle.

C’est bien par ce versant que je souhaite aborder ce qui, selon moi, relève aujourd’hui du mythe. Si les mythes sont utiles, ils ont cette tendance à éloigner les individus de la « vraie vie », du principe de réalité, en interdisant le renouvellement des valeurs. En interrogeant l’action publique, les effets de cette ritournelle sont trop importants, voire dévastateurs, pour ne pas tenter d’en révéler les avatars.

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2. Quand les territorialités s’inscrivent dans la tête : essai