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Que reste-t-il des réseaux de villes ? Cette question un peu directe signifie en premier lieu qu’ils ont disparu. Mais avant de revenir dans le point suivant sur les causes de la disparition de cette politique d’aménagement du territoire au tournant des années 2000, je voudrais m’interroger sur les traces qu’elle a pu laisser dans les villes où elle a été expérimentée. L’essentiel de cette empreinte réside dans le réflexe réticulaire qu’elle a introduit chez les acteurs locaux. Ce réflexe touche les acteurs politiques, mais peut-être avant tout la sphère technique pour laquelle la possible connexion horizontale a révélé son efficacité. Les réseaux de villes ont été des lieux qui ont rendu certains échanges possibles entre des services techniques au sein des appareils municipaux, mais aussi plus globalement entre des responsables locaux de structures publiques, voire parfois privées. Peu formalisés, ces échanges ne sont pas spectaculaires et ne peuvent être directement attribués au réseau de villes lui-même, mais ils n’en constituent pas moins des évolutions majeures des modes de fonctionnement locaux. En s’affranchissant de la continuité et de la hiérarchie, ils renvoient au concept de réseau dans son acception sociale. En devenant un lieu, les partenaires qui se retrouvent là deviennent une communauté potentielle d’action. Mais une communauté choisie au sein de laquelle la qualité des relations est plus importante que la proximité imposée d’un héritage territorial. S’ils constituent une innovation, celle-ci doit être considérée comme une « innovation ordinaire » (Alter, 2005).

Laurent Thoviste, directeur du Triangle41, exprimait à travers une anecdote locale, ce que

provoquait ce lieu. Il évoquait comment une réflexion menée au sein du réseau autour de la mise en complémentarité des formations courtes, de types BTS et IUT, avait enclenché une habitude de travail collectif efficace. Ces réunions régulières des directeurs d’IUT et des proviseurs de lycée, sur la base du volontariat au sein d’un périmètre élargi et transrégional, avaient pour objectif de réfléchir à une mise en cohérence des formations pour éviter les doublons et proposer

39 Je reviendrai sur le « club des réseaux de villes » et sa genèse dans le quatrième chapitre dans la mesure où il constitue une des formes de l’interface entre la recherche et l’action

40 Voir sur le site de l’UMS RIATE ( http://www.ums-riate.fr/141.php ) le rapport ainsi que l’évaluation qui m’a été confiée

41 Réseau de villes entre Bar-le-Duc, Vitry-le-François et Saint-Dizier. Il est aujourd’hui rédacteur en chef de la lettre du cadre territorial et très impliqué dans la vie politique locale.

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une offre plus large au sein de cet espace. L’anecdote révèle qu’au moment de sa mutation, un proviseur qui participait à ses rencontres avait loué la démarche au point de souhaiter la mettre en œuvre là où il allait prendre ses nouvelles fonctions. Cette anecdote n’est peut-être pas très signifiante, je suis bien incapable d’ailleurs de donner des éléments sur la suite donnée à cette volonté, cependant, elle permet de comprendre que ce type de démarche n’appartient pas à la culture des acteurs locaux, quels qu’ils soient. On peut également évoquer la rencontre entre les directeurs des centres de formation pour adultes de Pau et de Tarbes à l’occasion des réunions mises en place par le cabinet chargé de l’étude de faisabilité du réseau de villes Pyrénées Métropole. Cette rencontre avait révélé une méconnaissance réciproque assez effarante. Les échanges ont amené les acteurs à comprendre que, par exemple, si un adulte des Pyrénées Atlantiques cherchait une entreprise dans un domaine précis pour une formation en alternance, il avait accès à l’ensemble des propositions situées en Aquitaine, mais pas à celles qui se trouvaient dans les Hautes-Pyrénées… En poussant le trait jusqu’au bout, si cet individu habitait à Pontacq, il pouvait se retrouver en mobilité à Périgueux, avec le coût social, familial et financier que cela induit, alors qu’une entreprise potentiellement intéressée pouvait se trouver à Lamarque, la commune jumelle de l’autre côté de la « frontière ». Paradoxalement, au moment de ces échanges, cette situation ubuesque était en passe d’être réglée par la mise en commun des fichiers au niveau national… On peut voir ici le paradoxe de l’effet territorial, la solution passant par un élargissement du territoire et non par un réflexe de transgression de la frontière. Les réunions organisées dans le cadre de la rédaction de la charte du réseau de villes Pyrénées Métropole ont au moins eu pour effet de permettre aux acteurs locaux ce type de prise de conscience.

Dépasser les limites territoriales institutionnelles n’est jamais une évidence et acquérir ce type de réflexe est un héritage légué par ces expériences peut-être plus fondamental que les quelques actions qui ont effectivement été menées en leur nom. J’ai par ailleurs évoqué la manière dont cette nouvelle culture avait pénétré les sphères locales de l’État à travers les préfets et surtout les sous-préfets, souvent plus souples du fait de leur affectation régulière sur des missions thématiques, qui ont accompagné ces expériences, allant parfois jusqu’à les initier (Tesson, 2002a).

Le second point sur lequel je voudrais insister concerne ce que l’on peut appeler « l’effet de lieu » plus que « l’effet réseau ». Les réseaux de villes ont joué localement le rôle d’un lieu d’échange, d’espace de rendez-vous qui autorisait la prise de parole politique en dehors des scènes classiques et institutionnalisées. Michel Delebarre, président du réseau de villes de la Côte d’Opale42, disait très justement que le réseau de villes permettait de se retrouver autour « des sujets qui ne fâchent pas ». Il ajoutait qu’en apprenant à discuter et à se positionner collectivement sur ce type de sujet, on pouvait ensuite évoquer les sujets qui fâchent avec plus de sérénité. Jacques Santrot, maire de Poitiers et président du réseau de villes AIRE 198, aimait à dire que le réflexe du réseau de villes et les actions menées collectivement entre Poitiers, Niort, Angoulême et La Rochelle lui avaient permis d’accepter l’idée d’un terminus TGV à La Rochelle ou du développement de l’université rochelaise a priori considérée comme concurrente de celle, historique, de la préfecture de région.

Il est important ici de se rendre compte à quel point le régime de spatialité réticulaire offre

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la possibilité de s’affranchir de la norme. Cette mise à distance n’est pas sans répercussion sur mon propre texte puisque le caractère informel, non écrit de la plupart des arguments que je propose ici est directement lié à ce mode de fonctionnement souple et diffus. Il est donc bien difficile de construire une pensée à valeur scientifique sur ces quelques anecdotes. Même en ce qui concerne les actions proprement dites, il est presque impossible d’attribuer quoi que ce soit aux réseaux de villes puisque ceux-ci n’étaient quasiment jamais maîtres d’œuvre, simplement un lieu d’émergence et de négociation locale avant que les institutions dotées des compétences nécessaires prennent le relais pour la réalisation du projet. Ainsi, pour comprendre un peu mieux la manière dont les réseaux de villes ont bousculé le registre territorial de spatialité, il faut peut-être s’attacher au processus qui a conduit à leur disparition de la scène politique. En effet, leur disparition témoigne, en creux, d’une incompatibilité avec la norme territoriale.

23. Délits de réticularité

L’analyse que je propose de la disparition des réseaux de villes comme politique d’aménagement du territoire s’appuie sur l’hypothèse que ces expériences étaient trop perpendiculaires au registre territorial pour subsister. L’essentiel des charges qui ont été retenues contre elles montre que les maires engagés dans la démarche ont commis ce qu’on peut comprendre comme un « délit de réticularité ». Je suis déjà revenu sur cette disparition en tentant d’en saisir les leviers techniques (Tesson, 2010a). J’avais d’ailleurs à cette occasion montré comment leur caractère éphémère constituait un argument intéressant dans la démonstration que je propose ici. Le registre réticulaire de spatialité propose en effet une redistribution perpétuelle des partenariats. À l’inverse des territorialités dotées d’une forme d’inertie imposée par l’héritage, les réticularités sont en permanence en train de se renouveler et de se construire. Les alliances sont éphémères, à durées déterminées et prennent fin lorsque l’objectif est atteint. Elles pourraient même être envisagées, pour aller au bout de la logique, dans une géométrie variable sur laquelle je reviendrai. Que les réseaux de villes aient disparu peut donc être compris comme intrinsèquement lié à leur nature même. Mais il faut sans doute aussi aller plus loin pour comprendre leur fragilité vis-à-vis des procédures classiques du développement.

Trois grandes familles de processus peuvent être isolées dans cette quête d’explication. La première famille concerne les modalités de l’émergence de ces expériences et de l’exercice du pouvoir en leur sein. Elle touche à la fois à la conscience des élus engagés et constitue un argument pour leurs détracteurs. Il s’agit du délit de démocratie qui est difficile à accepter pour les acteurs politiques locaux, même lorsqu’ils sont engagés dans la démarche. Ce sera le premier point que je développerai et qui aura des répercussions sur la suite.

J’aborderai ensuite la seconde famille de processus qui nourrit la fragilité interne de ces expériences. Elle dévoile les petits arrangements que les acteurs politiques s’autorisent avec cet objet difficilement identifiable pour le faire entrer dans un cadre plus acceptable et mieux en phase avec les pratiques habituelles… territoriales. On retrouve ici la question de l’invisibilité politique d’une telle démarche et des contorsions nécessaires pour la faire admettre, mais aussi l’admettre soi-même. Ces arrangements conduisent aussi à des réinvestissements territoriaux des projets suscités par les réseaux de villes qui témoignent de la difficulté de penser les actions autrement qu’en aires. Les expériences de réseaux de villes ont agi comme si en entrant dans cette

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démarche, les acteurs politiques faisaient sortir le territoire par la porte, mais le faisaient systématiquement revenir par la fenêtre.

La troisième et dernière famille que je traiterai pour finir, renvoie à la position de l’État dont les errements et les revirements montrent clairement qu’il n’est pas parvenu à changer de registre et a été le fossoyeur d’une politique peut-être trop innovante qu’il avait pourtant lui-même incitée. Ou sans doute faudrait-il dire que l’Etat n’est pas parvenu à suivre le rythme du changement insufflé par la DATAR, son administration de mission (Bodiguel, 2006 ; Pisani, 1956), dont la liberté d’innover colle mal avec l’inertie des cadres gestionnaires ? Peut-être enfin, comme l’avouait Jean-Louis Guigou, à l’origine du soutien de cette démarche à la DATAR alors qu’il n’en était qu’un des directeurs, les réseaux de villes sont-ils arrivés trop tôt ? Il fallait peut-être d’abord construire les villes avant de les pousser au réseau. En tout cas, ce dernier point sera l’occasion de mettre en lumière quelques paradoxes savoureux qui témoignent d’une posture ambiguë qui a précipité l’enterrement anonyme des réseaux de villes.