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La métaphore guerrière peut être jugée excessive, pourtant force est de constater qu’il s’agit bien d’une « lutte armée entre groupes sociaux »65. Les défenseurs du département et ceux qui souhaitent sa disparition se livrent bataille en déployant des stratégies souvent élaborées ou des tactiques, selon leur position sociale d’acteurs et leur capacité à agir ou à réagir (Certeau, 1990). Chacun fait valoir ses armes, brandissant la loi, construisant des outils ouvertement destinés à provoquer la perte de l’adversaire ou, plus sournoisement, avancés pour le déstabiliser. Dans cette

64 Ces travaux sont organisés en une trilogie dont les deux premiers volets ont été publiés dans les Annales de Géographie (Tesson, 2006 ; 2011)64 et le troisième a fait l’objet d’une communication à un colloque à Clermont-Ferrand non éditée. Ils sont ici revisités et mobilisés spécifiquement pour alimenter l’argumentation au sujet du principe de réchauffement territorial.

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lutte, si on s’en tient à l’histoire récente, le rapport Mauroy (2000) avait donné des orientations et surtout marqué une volonté et une urgence à résoudre les problèmes posés par l’empilement des structures territoriales jugé très coûteux pour l’État et donc pour les citoyens. En revanche, il n’avait pas encore franchi le pas d’une réelle mise en chantier de la déconstruction du « millefeuille » selon la terminologie dorénavant employée (Behar et al., 2009).

Depuis 2008 et la publication du rapport Attali (2008), le mouvement a connu une singulière accélération et, dans cette escalade, le département semblait vivre ses derniers soubresauts. Publié en mai, juste avant que le monde ne perçoive les premiers signes de la crise financière latente, ce rapport déclinait un champ très large de mesures susceptibles de « libérer la croissance ». Au milieu des 300 décisions tous azimuts, « la décision fondamentale n°19 » (ibid. : 18) et « la décision n°256 » (ibid. : 196) proposaient, en dix ans, la suppression du département pour laisser les coudées franches aux régions et aux agglomérations et réaliser des économies dans l’administration territoriale.

La différence entre ce rapport et celui remis par Pierre Mauroy se situe au niveau du contexte. Jacques Attali publie ses conclusions au cœur du quinquennat de Nicolas Sarkozy qui a fait de la réforme de l’État un de ses thèmes de campagne. Libéral, grand pourfendeur des conservatismes, peu soucieux et peu au fait des problématiques du monde rural et surtout souhaitant marquer sa politique par la rupture, le département semblait une victime désignée. Ce rapport n’est donc pas resté lettre morte et un déchaînement politique a suivi. Tout d’abord, le 8 octobre 2008, la commission des lois de l’Assemblée nationale rendait public son rapport rebaptisé « pour un big bang territorial » (Warsmann, 2008). Le 15 octobre, Gérard Larcher, président du Sénat, lançait une « mission temporaire du Sénat sur l’organisation et l’évolution des collectivités locales » présidée par Claude Bélot (Krattinger & Gourault, 2009). Et, le 22 octobre66, le chef de l’État installait à l’Élysée le « comité pour la réforme des collectivités locales » dit « comité Balladur ». Ainsi, chaque organe du pouvoir mettait en place sa propre cellule de réflexion et allait procéder durant près de six mois à une vaste consultation nationale pour résoudre le problème posé par les collectivités territoriales, leur nombre et leur empilement. Il faut ajouter à ce panorama la prise de position du président du groupe UMP à l’Assemblée nationale qui a mis en place un « groupe de travail interne au groupe UMP sur la réforme des collectivités territoriales » supposé remettre ses conclusions en janvier 2009, soit un mois avant le comité Balladur. Il est intéressant de remarquer au passage à quel point une réforme de l’empilement des structures territoriales révèle l’empilement des organes de l’État lui-même. Ce parallèle laisse penser que les différentes structures de l’État fonctionnent peut-être elles-mêmes comme des territoires, si l’on accepte d’assouplir le concept. Dans cette cacophonie, le département, s’il ne concentrait pas tous les maux, était dans tous les collimateurs et a subi l’essentiel des attaques. Jean-François Copé, le 1er octobre, soit une semaine avant la publication du rapport « Warsmann », était le premier à ouvrir le feu dans les médias67, avec le slogan du « big bang territorial » promettant l’engloutissement du département dans un trou noir. Mal né, trop petit ou trop grand, trop rural, déconnecté des réalités économiques, concurrencé par les agglomérations et les « pays », le département semblait faire l’unanimité contre lui et le temps du sacrifice politique sur l’autel de l’efficacité, ou de l’efficience diront certains, de l’économie de moyens diront d’autres, avait sonné. Cette déclaration de guerre politique

66 Au journal officiel du 24 octobre 2008

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promettait de nouvelles batailles. En 2014, le gouvernement de Manuel Valls, après la pause présidentielle, a repris le chantier pour porter, semble-t-il, l’estocade à l’horizon 202168.

D’autres attaques, plus ou moins orchestrées, sont venues se joindre à ces joutes politiques. J’ai pu évoquer, plus haut, la position et l’implication des chercheurs et notamment l’ouvrage de Loeiz Laurent (2002), promettant la fin des départements en prônant le recours au « pays ». Relativement confidentiel et limité à un public scientifique, ce discours anti-départementaliste a été relayé depuis par un autre ouvrage écrit par un fonctionnaire territorial, Mathias Guanz (2009). Le titre : « faut-il supprimer le département ? » revêt une certaine ambiguïté si on considère que le point d’interrogation est cosmétique ou marketing puisque la réponse qu’il donne ne souffre d’aucune équivoque, comme en témoigne la citation introductive empruntée à Tocqueville fustigeant le conservatisme constitutionnel. Cet ouvrage, publié chez un éditeur grand public (Larousse), dans une collection abordable (« à dire vrai »), a sans doute plus de chance de trouver un lectorat, surtout dans le contexte politique actuel. Depuis les annonces de Manuel Valls (premier ministre) en 2014 sur la réforme territoriale, on ne compte plus les articles de presse et interventions publiques enterrant le département et justifiant cette disparition. L’ultime secousse subie par le département a été le déclencheur de l’intérêt que j’ai pu trouver à poursuivre mes investigations sur ce niveau institutionnel, elle concerne la refonte de l’immatriculation des véhicules avec la disparition du numéro du département comme référent obligatoire de la localisation du propriétaire sur la plaque minéralogique. Cette mesure, a priori technique, a suscité une forte émotion nationale qui a conduit à quelques aménagements sur lesquels je reviendrai.

Cette conjonction d’éléments et ce discours fourni sur des scènes de plus en plus publiques semblaient devoir conduire à une inéluctable disparition de cette institution parmi les plus anciennes de France. Pourtant, petit à petit, en observant les débats, auditions après auditions, au fil des négociations menées sur tous les fronts, le département a refait surface. Au final il a fini par sauver sa tête une fois de plus. Une petite phrase tirée du discours du chef de l’État lors de la clôture du 91e congrès de l’assemblée des maires de France, le 27 avril 2008, laissait déjà entrevoir une porte de sortie pour ce vénérable territoire avant même le début du grand chambardement annoncé par les rapports sortis peu après : « Faut-il hésiter entre l’immobilisme le plus total dont on voit bien que ça pose un problème considérable de compétitivité de notre pays et le changement qui conduirait à supprimer les départements ce que personne de vivant n’arrivera à faire ? Parce que l’identité départementale dans un grand nombre de nos régions, notamment dans les départements ruraux, ça compte »69. Ne peut-on pas voir dans ces mots une approche diplomatique en période de conflit ? La métaphore guerrière n’est pas loin d’être utilisée par le chef de l’État lui-même. Le département avait gagné une bataille et le gouvernement de Jean-Marc Ayrault lui avait même rendu la clause générale de compétence et avait éliminé les conseillers territoriaux. Le Conseil général se voyait même rebaptisé conseiller départemental pour accroître la légitimité territoriale de sa fonction. Mais la guerre n’est pas finie et le dossier a été rouvert par le gouvernement de Manuel Valls qui programme maintenant leur disparition.

C’est ce contexte qui m’a conduit à voir dans le département un laboratoire efficace pour

68 Il est bien difficile d’écrire un texte sur cette question tant l’actualité est mouvante, rendant caduc le propos à la minute où il est écrit. L’entreprise est d’autant plus compliquée que la résilience du département est grande et rend, à son tour, caduques toutes les mesures de destruction que l’on pensait voir aboutir. J’ai l’habitude de dire qu’à l’enterrement des départements, je ne verserai une larme qu’une fois le cercueil recouvert.

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identifier les contours de la territorialité politique. Toute la discussion porte en effet sur la survivance d’un territoire, mais, qu’on le juge obsolète ou qu’on le considère comme la bonne échelle, jamais n’est réellement remis en question le registre territorial de spatialité de la sphère politique. Quels que soient les arguments mobilisés, les réticularités ne sont pas prises en considération, le seul levier d’action concerne la taille de la maille.