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113. De l’intérêt de forger le concept de réticularité

Réticularité est un terme peu usité en sciences sociales et en géographie il ne bénéficie d’aucune entrée dans les dictionnaires disciplinaires à l’exception du très intéressant chapitre 5 qui lui est consacré dans une des multiples « géographie[s] des transports » (Bavoux et al., 2005). Elle y est définie comme « la capacité d’une structure à s’organiser et à fonctionner en réseau » (ibid. : 82). Je dirais plutôt, après avoir poussé un peu plus loin la lecture, à fonctionner avec les réseaux. En effet, sans surprise dans un ouvrage portant sur les transports, sont favorisés les « tuyaux » physiques qui limitent un peu l’efficacité du concept. De fait, on le trouve essentiellement dans des textes de publications concernant les réseaux de transport, souvent de manière presque incidente et entendue, pour signifier leurs effets. Une exception notable est constituée par la thèse récente de Guillaume Carrouet (2013) qui utilise le terme dans le titre même : « Du TGV Rhin-Rhône au "territoire" Rhin-Rhône : réticularité, mobilité et territorialité dans un espace intermédiaire ». Mais celui-ci n’est jamais défini et il ne peut l’être puisque les trois seules occurrences, sur les 522 pages de la thèse, concernent… le titre. De la même façon, si l’on s’éloigne des transports, il est parfois utilisé, mais rarement défini, il accompagne généralement le concept de réseau, un peu comme territorialité a longtemps accompagné celui de territoire sans bénéficier d’un traitement spécifique avant le tournant des années 1990. On le retrouve chez Manuel Castells (1998) qui le caractérise par les « effets réseau » qui affectent les comportements sociaux des individus. Il rejoint alors les préoccupations que j’ai mises en avant puisque les réticularités sont pour lui marquées par l’effacement des communautés territoriales, l’horizontalité des rapports sociaux, des liens sociaux déterminés librement et une absence d’intégration sociale.

Pourquoi, au final, est-il utile de forger ici le concept de réticularité ? Peut-être, à la manière dont Vincent Kauffmann légitime « sa » motilité (Kauffmann & Jamelin, 2008), pour reconceptualiser et traduire une complexité accrue des comportements sociospatiaux que les concepts éprouvés dans d’autres contextes ne permettent plus d’appréhender et de comprendre.

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En effet, si l’on aborde à travers le concept de territorialité, des spatialités hypermobiles, composées de temps sociospatiaux intenses, dans des lieux que l’on peut qualifier d’anthropologiques, alternant avec des temps de latence, de transit, à travers des espaces atopiques, sans valeur, desquels les individus cherchent systématiquement à s’extraire et dont l’investissement éventuel est temporaire et/ou conjoncturel, alors tout est territorialité, donc tout est territoire et, de fait, rien n’est territoire.

On considère souvent la territorialité comme englobante. En son sein, les réseaux participeraient simplement de la composition et la recomposition des territoires. Parce que les individus sont mobiles, et que les lieux qu’ils fréquentent et s’approprient dans le cadre de leurs différentes fonctions sociales sont de plus en plus éloignés, leur territoire devrait simplement être élargi pour englober l’ensemble de ces lieux, dans une mécanique qui attribue au territoire les vertus de continuité et de surface dans une forme de « poldérisation27 » des interstices de leur archipel. Cette manière de voir les choses est tellement prégnante qu’elle est devenue un réflexe dans l’action publique qui conduit aux élargissements multiples que nous sommes en train de vivre en France, comme je le montrerai plus loin.

Ne peut-on pas inverser la proposition en considérant les territorialités comme englobées par les réticularités ? Ces dernières dessinent des formes génériques d’arcs reliant des points singuliers. La territorialité des individus se développerait au sein de ces points singuliers, identifiés, appropriés, mais disséminés dans l’espace, constituant un archipel de territoires voire un seul « territoire multisitué » (Cortes & Pesche, 2013), qui représente les points d’origines et de destinations de l’ensemble de leurs mouvements. Raisonner de cette façon autorise la dissociation spatiale des temps forts de l’être à l’espace qui peuvent continuer à être appréhendés à travers le concept de territorialité. Considérer les territorialités comme emboîtées dans les réticularités permet aussi d’utiliser le concept de territorialité pour évoquer les processus collectifs de territorialisation que j’ai abordés plus haut au sein des espaces de transports en commun. En effet, lorsque les conditions de transport le permettent (collectifs, récurrents, réguliers…) et sont associées à la volonté des individus de jouer le jeu du lien social dans une appropriation collective et éphémère de ce « non-lieu » devenant « territoire mobile », alors ce qui se joue sur cette scène renvoie sans doute à de la territorialité. Mais celle-ci n’est pas le prolongement de celles qui se nouent aux extrémités, même si elle peut le devenir, elle n’est qu’une parenthèse spatio-temporelle incluse dans la réticularité, qui permet aux individus de « passer le temps » comme ils l’auraient fait en prenant un livre, un journal, un baladeur mp3 ou mp4… Aussi plaisant soit le voyage, il serait intéressant de voir combien d’individus, migrants pendulaires, refuseraient un

coup de baguette magique les transportant directement sur leur lieu de destination28.

Lorsqu’on est en mouvement, en dehors de quelques cas particuliers déjà évoqués (la promenade, l’errance, la flânerie ou le pèlerinage) ce qui compte, ce qui a une valeur sociale, ce

27 L’expression a été employée par Laurent Cailly et Marie-Christine Fourny lors du séminaire sur « la territorialité mobile » déjà cité.

28 Depuis 20 ans, dans les cours que j’assure au sujet de l’aménagement du territoire, je fais régulièrement discuter les étudiants sur le mythe, récurrent en science fiction, de la téléportation pour essayer de comprendre ce qu’une telle avancée technologique apporterait en matière d’aménagement du territoire. Le débat est toujours riche et il nous est arrivé de conclure, au cours d’un débat particulièrement intense cette année-là, que la téléportation avait déjà été inventée et que le chercheur était séquestré par un puissant consortium de lobbies associant l’industrie automobile, aérienne et ferroviaire, les entreprises de construction routière, ainsi que les pays producteurs de pétrole et les multinationales qui les alimentent.

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sont les lieux d’origine et de destination. Le chemin se transforme en temps à passer. Les réticularités sont cet ensemble de points et d’arcs, en cela elles ne sont pas mécaniques et impersonnelles, elles témoignent au contraire d’une volonté étonnante de vivre ses propres territoires et d’un investissement démesuré des rapports aux lieux qui les composent puisque l’individu est prêt à un investissement à la fois financier et temporel considérable pour les joindre. Les espaces fluides taxés de « non-lieux » qui jalonnent les arcs du graphe participent pleinement de la capacité des individus à vivre leur spatialité réticulée dans les meilleures conditions et, par leur truchement, à s’inscrire durablement dans des espaces, qui peuvent ainsi acquérir le statut de territoire. On retrouve là l’expression « réseau aréolaire » de Jean Rémy (2002) qui témoigne de la manière dont s’organise l’accès à la ville : « … de multiples aréoles naissent, qui sont discontinues, et dont le sens résulte d’une bonne accessibilité réciproque à travers le réseau » (ibid. : 304).

En inversant le regard et en intégrant les territorialités aux réticularités, le réflexe territorial qui consiste à élargir le territoire du fait de l’éloignement des lieux de l’archipel, perd de son sens. Vues ainsi, les territorialités ne se jouent-elles pas dans des espaces de plus en plus resserrés ? Si l’on considère un individu hypermobile, le temps passé sur les arcs de son graphe ne réduit-il pas mécaniquement le capital-temps utile pour s’approprier l’espace autour de ses nœuds ? N’assiste-t-on pas de fait à un resserrement des points d’accroche spatiaux autour des lieux au sein desquels se déroule la fonction à laquelle ils sont destinés ? C’est peut-être là une des explications de l’importance accordée par l’individu au logement (Viard, 2011), à son confort, à sa capacité à accueillir sa tribu et même parfois à y travailler. Mais s’agit-il d’un repli sur soi, d’un individualisme comme il est commun de le dénoncer, ou d’une ouverture sélective à l’autre, un autre choisi et non subi, dans une proximité topologique et non topographique, un autre pour lequel on est prêt à dépenser du temps et de l’argent lorsqu’on veut le rencontrer et qu’on autorise à pénétrer durablement l’intimité de sa maison ?

La capacité de l’urbain à rendre l’individu anonyme favorise la fluidité des transferts entre nos multiples territoires, et la froideur relative de ces espaces neutres, dotés d’un vocabulaire normé que l’individu acquiert facilement, autorise un transit efficient.

12. Translation : vers les réticularités politiques…

Comment passer des réticularités dont je viens de présenter les principes aux réticularités politiques qui m’intéressent ? Le premier pont que l’on peut faire est assez trivial : les acteurs politiques sont des individus. En cela, ils vivent aussi leurs spatialités sur le double registre territorial et réticulaire. On peut même aller plus loin en considérant que les élus, par le jeu complexe du cumul des mandats à différents niveaux territoriaux, font sans doute partie des individus les plus mobiles de notre société contemporaine. Aujourd’hui présidant un conseil municipal, le lendemain siégeant à l’Assemblée nationale, au conseil régional ou général, voire européen, l’élu parcourt la France et/ou l’Europe en emportant avec lui son bureau mobile dans les avions, les TGV ou sa voiture. Jean Lassalle, député des Pyrénées Atlantiques et maire d’un village de la vallée d’Aspe, expliquait dans la presse locale comment le retrait de son permis de conduire, lui qui voyageait essentiellement par la route, l’avait conduit à utiliser un chauffeur qui lui permettait de travailler pendant les trajets… Où était-il dans l’espace dans ces moments-là ? Au téléphone avec Paris ou sa mairie, avec sa famille ou ses amis, plongé dans les divers dossiers

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de ses diverses fonctions, dans l’habitacle de la voiture, quelque part en France, ici et ailleurs, utilisant le temps que lui ménageait l’espace pour être partout à la fois. Dans ces moments-là, qu’importe le chemin que choisissait son chauffeur… Pourtant, il est difficile de considérer Jean Lassalle comme un déconnecté du territoire et son image à l’assemblée nationale en témoigne. Sa grève de la faim en 2006 contre la délocalisation d’une usine… à 30 km de son village et son hymne béarnais entonné dans l’hémicycle en 2003 pour obtenir que le peloton de gendarmerie prévu pour surveiller le tunnel du Somport soit installé dans la vallée et non à Oloron-Sainte-Marie… à 10 km de là, l’ont ancré plus que nécessaire dans sa vallée, lui ont collé à la peau l’image territoriale du montagnard… un peu rustre. Son dernier éclat en date l’a d’ailleurs rapproché encore symboliquement du territoire puisqu’il a cheminé pendant plusieurs mois, à pied, à travers la France pour rencontrer les Français. Le mode de déplacement choisi avait sans doute comme objectif de revenir à l’idée de la surface, de l’appréhension des continuités que l’automobile n’autorise pas. À moins qu’à l’image du pèlerinage, la marche soit mise à profit pour une extraction de l’espace vers l’intérieur, un moment rare d’introspection qu’elle seule permet. Au final, territoriaux et réticulaires, tels sont les élus de la République dans leur vie quotidienne à l’instar des individus.

Mais il est indispensable de dépasser cette évocation pour organiser le transfert du concept de réticularité dans le champ politique. Les réticularités politiques dépassent cette dimension en se projetant dans l’action. Pour cela, considérons les caractéristiques fondamentales des réticularités :

- la déconnexion possible de la surface,

- la dimension élective de la création du lien,

- l’intentionnalité de l’acteur,

- le primat du projet,

- la géométrie variable potentielle de l’alliance en fonction du projet

- le caractère potentiellement éphémère ou du moins la remise en cause

possible du lien…

Il s’agit donc de trouver dans le champ politique des expériences qui mettent en scène des comportements qui répondent à ces caractéristiques. Il s’agit en fait de chercher des moments où l’acteur politique délaisse les territoires traditionnels pour s’engager dans une autre logique d’action. « Seuls les champs du politique et des organisations administratives ont gardé l'essentiel de leurs découpages traditionnels, comme si les frontières des communes, dessinées à pied, et celles des départements (et par extension des régions), dessinées à cheval, pouvaient organiser la société de l'automobile, des futures "autoroutes technologiques" et de l'avion ! » (Viard, 1994 : 36). En posant l’hypothèse que les réseaux de villes sont potentiellement porteurs d’une dynamique de ce type, je propose d’en faire une lecture approfondie et plus inductive qui permettra de dégager ce que peuvent être les réticularités politiques. Mais il faut garder à l’esprit que cette translation est une adaptation et qu’il faudra sans doute, au final, faire évoluer le concept.

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2. Réticularités politiques : les réseaux de villes

J’ai déjà beaucoup écrit sur les réseaux de villes et il n’est pas dans mon intention de reprendre ici l’ensemble de mes travaux qui sont présents dans le volume des annexes et auxquels je renverrai lorsque ce sera utile. L’objectif est de resserrer l’analyse autour de quelques clés de lecture qui permettent de placer l’élu local et plus globalement ici les acteurs locaux dans un registre de spatialité réticulaire. Il s’agit de comprendre la manière dont ils imaginent comme possible et souhaitable, à un moment donné, de dépasser les contraintes imposées par une territorialité généralement subie, même si elle peut être rassurante, pour se projeter dans un autre registre. Mais au-delà de cette analyse, que je développerai dans le premier point, il est surtout intéressant de s’attarder sur les fragilités de cet outil. Celles-ci traduisent le caractère exceptionnel d’un raisonnement politique de ce type. L’hypothèse qui est posée ici porte sur la difficulté pour l’élu local, de dépasser son intuition profonde qui le conduit à considérer comme possible et efficace le registre réticulaire, et l’amène à une confrontation insoluble avec une anthropologie politique (Miossec, 2008) qui le confine dans le registre territorial. Ces indicateurs de fragilités pourront apparaître pointillistes, dans la manière dont ils apparaissent, furtivement, dans l’histoire de cet outil. Ils concernent autant les acteurs locaux que les instances nationales dans leur gestion, parfois approximative, de l’aménagement du territoire. Je montrerai, dans le second point, les mécanismes qui ont conduit à la mort des réseaux de villes et qui témoignent, en creux, de la difficulté pour l’élu local de jouer la partition du développement local sur un registre réticulaire. L’inflexion majeure de mes recherches se nourrit de ce constat et m’a conduit vers un retour à l’analyse du registre territorial qui structure le second chapitre. Concernant les réticularités politiques, l’approche que je privilégie dans l’écriture de cette partie est inductive, tant le concept de réticularité reste à construire et ne s’impose pas comme une évidence de notre science. Je chercherai donc dans la conclusion de ce point à faire émerger ces caractéristiques principales et ainsi le forger.

21. Cadrage : retour rapide sur une politique éphémère

La nécessité que j’éprouve de présenter à nouveau la politique des réseaux de villes appuyée par la DATAR au cœur des années 1990, témoigne à elle seule de son caractère exceptionnel, voire confidentiel. Pourtant, au même titre que les « pays », largement médiatisés et

dont l’abandon en 201029 a suscité bien des émotions, les réseaux de villes, en tant que politique

nationale, figurent dans la LOADT de 1995 : « Le schéma national propose une organisation du territoire fondée sur les notions de bassins de vie, organisés en pays, et de réseaux de villes » (LOADT du 4 février 1995, chapitre 1er, article 2). Ce moment de gloire éphémère ne les a pas pour autant installés durablement dans la conscience collective. Mon hypothèse concernant cette confidentialité repose sur leur caractère volontariste et électif qui ne les imposait pas comme une norme, mais

plutôt comme une opportunité. Là où les « pays » avaient vocation à paver le territoire national30,

29 Cette disparition est actée dans la loi portant réforme des collectivités territoriales de 10 décembre 2010

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les réseaux de villes apparaissaient comme une politique « à la carte » dépourvue de caractère obligatoire et de véritable démarche incitative. Dit autrement, si les « pays » jouaient la partition du développement dans un registre a priori territorial, les réseaux de villes se plaçaient d’emblée dans un registre réticulaire.