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Mise en forme : organisation du volume

Chapitre 1. Pour une géographie avec l’acteur public local comme objet : position

31. L’acteur politique, un homme de réseaux ?

Il est donc acquis que l’acteur politique est marqué par les réticularités, qu’il intègre la mondialisation et adapte son discours à la globalisation économique et écologique. La démonstration de John Agnew est difficilement réfutable et les arguments transforment aisément l’hypothèse en postulat. Deux dimensions de ces réticularités sont à prendre en considération et, selon moi, à discuter. La première concerne l’organisation politique qui magnifie le réseau dans la dimension sociale du concept. La seconde reprend la démonstration d’Agnew et s’attache à la manière dont l’acteur politique est obligé de transcender le territoire et ses frontières pour s’engager dans l’action, notamment internationale et singulièrement sur des aspects très isolés de ses prérogatives : défense, économie, écologie. Pour autant, chacune de ces dimensions mérite d’être discutée dès lors que l’on s’intéresse à l’acteur politique local. En effet, pour ce dernier, ces grandes préoccupations résonnent souvent comme des remises en cause. Ainsi, son positionnement peut se révéler très défensif de ses prérogatives locales que je présenterai par la suite comme marquées par la territorialité.

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311. Les réseaux politiques ne sont-ils pas aussi des

territoires ?

Dire d’un homme politique qu’il est un homme de réseau est un truisme, et on pourrait sans doute évaluer la qualité d’un élu à son carnet d’adresse qui, pour reprendre la définition de Salvador Juan (1991), correspondrait à sa « communauté potentielle d’action ». La capacité à mobiliser d’autres élus et personnalités influentes présentes dans son carnet d’adresse, localement ou non, est pour beaucoup dans la réussite d’une carrière politique. L’expression même de « parachutage » pour désigner l’atterrissage d’un candidat investi par un parti dans une circonscription signifie qu’il est plus important d’avoir un bon carnet d’adresses qu’un réel ancrage local. L’appartenance à une famille politique est prépondérante si on en croit la faible proportion d’individus réellement sans étiquette dans les assemblées, du conseil général jusqu’au sénat. Les candidats « sans étiquette » sont d’ailleurs souvent des « exclus », car « non investis », maintenus face au « parachuté », et leur argument essentiel réside dans leur ancrage local, leur attachement à la circonscription. En se maintenant, ils engagent une confrontation entre les logiques réticulaires des partis politiques et la légitimité territoriale de leur spatialité, entre réseau et territoire.

Mais cette dimension du réseau est ambiguë. Acceptons de poser l’hypothèse que les réseaux politiques fonctionnent non tant comme des réseaux : souples, horizontaux, choisis, à géométrie variable ; que comme des territoires avec : leurs règles, leur exhaustivité, leurs héritages et leurs hiérarchies complexes. On s’éloigne certes des acceptions classiques et géographiques du territoire et du réseau, pourtant l’idée n’est peut-être pas si saugrenue. Elle se rapproche de la complexification du concept de territoire. Par exemple, lorsque les chercheurs parlent des territoires du jazz (Pailhé, 1998; Taddei, 2011)14 ou des diasporas (Bruneau, 1998) ils imaginent comme possible la mobilisation du concept de territoire pour aborder des organisations dont la matérialité de l’identité ne fait pas référence à l’espace, mais à d’autres composantes. Le Livre, comme le rappelle Yves Barel (1986) est régulièrement présenté comme la matérialité du territoire de la diaspora juive, comme leur « patrie portative », selon l’expression de Heinrich Heine : « … les juifs qui avaient sauvé la Bible lors du grand incendie du second temple, et qui, pourchassés d’un pays à l’autre durant tout le Moyen-Âge, l’avait transporté avec eux dans toutes leurs pérégrinations de l’exil, pour ainsi dire comme une patrie portative » (1855 : 310). À cette lumière, la lecture des partis politiques peut prendre une autre tournure. J’ai d’ailleurs déjà employé le terme de famille pour nommer les partis politiques qui, eux-mêmes, se qualifient d’appareils. « Famille », « appareil », ces deux termes renvoient bien à des organisations régulées et hiérarchisées qui confinent au territoire dès lors qu’on accepte la dérive du concept vers les sphères du pouvoir.

Ainsi, à une lecture réticulaire des organisations politiques, on peut opposer une approche territoriale, en acceptant quelques arrangements avec le concept de territoire que j’ai retenu. Cette hypothèse gagne en crédit lorsqu’on considère l’action politique au sein même de la circonscription.

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312. L’acteur politique peut transcender le territoire, mais

dans le local il le magnifie

Il est impossible aujourd’hui de remettre en cause la remarquable démonstration de John Agnew qui a fait émerger la nécessité de considérer l’action politique par d’autres prismes que celui du territoire. Ce dernier, omniprésent dans les analyses des relations internationales n’est effectivement plus totalement opératoire pour comprendre les actes politiques. De grandes organisations internationales transcendent les pouvoirs territoriaux des États pour se projeter dans le registre réticulaire afin d’aborder les grands problèmes mis à jour par la mondialisation. Je partage assez largement ce point de vue, même si, au moins en ce qui concerne les questions de défense, les alliances qui se nouent ne sont sans doute que des reterritorialisations. Mais mon objet me pousse à changer d’échelle pour essayer de comprendre comment s’organise l’atterrissage local de ces grandes politiques dont la dimension internationale impose une approche réticulaire. Et, à ces multiples échelles locales et régionales, en tout cas infranationales, dans les espaces dominés, les différents objets sur lesquels j’ai pu travailler ont révélé que cette connexion à l’espace se faisait dans un registre territorial. Cet atterrissage forcé concerne bon nombre de problématiques, mais la plus emblématique reste la question environnementale dont l’évidente dimension internationale et a-territoriale est « recyclée » voire « digérée » par le local dans un registre éminemment territorial.

De nombreux chercheurs (Arnauld de Sartre & Albaladejo, 2003 ; Arnauld de Sartre &

Berdoulay, 2011)15 ont montré comment la problématique environnementale, typiquement

mondiale et traitée à cette échelle de manière réticulaire, dont l’animation, elle-même réticulée, est prise en charge par des organismes mondialisés, se trouve recyclée par les territoires locaux et même digérée par eux. Cette digestion s’incarne dans la mobilisation territoriale du concept de développement durable, souvent limité à sa dimension environnementale, qui investit les discours à vocation performative de la petite fabrique des territoires et de leur résilience, notamment en France. Ainsi, l’interprétation de la durabilité du développement est territoriale, au point qu’au-delà du développement c’est le territoire lui-même qui se pare des atours de la durabilité. Cette territorialisation des politiques environnementales ou cette environnementalisation des politiques territoriales procèdent de deux mouvements. Le premier est national et s’inscrit dans la loi avec

les deux volets du Grenelle de l’environnement16. Le second est local et mobilise le

développement durable, essentiellement sa dimension environnementale, pour habiller les modes de faire territoriaux des acteurs politiques. Si le premier mouvement tente d’ouvrir la boîte noire territoriale en suggérant des outils qui viennent transcender les frontières des territoires institutionnels (SCOT élargi, INTERSCOT, PLUI, trames vertes et bleues…), le second organise un atterrissage forcé en se servant de l’environnement pour donner légitimité aux territoires construits ou à construire. Les « pays » ont été les chantres du développement durable, les EPCI construisent leurs projets sur ces principes. D’une clé susceptible d’ouvrir la boîte territoriale, le développement durable s’est transformé en cadenas efficace de sa fermeture.

15 Le colloque organisé à Pau les 21, 22 et 23 novembre 2007 par Xavier Arnauld de Sartre et Vincent Berdoulay : « Territoire, modernité et développement durable – Problèmes dans l’appropriation territoriale du développement durable : une modernité réinventée ? », faisait de cette question son objet.

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Pourtant la dimension participative intégrée au concept semble pouvoir lui donner une chance. Mais, sans réels outils, sans poids majeur dans la décision et avec l’a priori territorial comme norme, cette participation organisée et cosmétique n’a servi qu’à réifier les territoires projetés par des édiles en quête de pouvoirs sur des territoires nouveaux ou ceux en quête de légitimité pour leur territoire ancien. L’intégration du développement durable dans le champ politique local ressemble à un « green washing » politique du territoire. Le tour de force réalisé par les acteurs politiques locaux a consisté à imposer le territoire comme incarnation du développement durable alors même que ses principes portent en eux la nécessité de le transcender.

Cela ne remet pas fondamentalement en cause les ouvertures suscitées par ces grandes causes, ni même le postulat d’un territoire transcendé par la mondialisation. Il s’agit simplement ici d’une histoire d’échelle chère au géographe, qui fait que les principes généraux issus d’une société mondialisée sont recyclés et digérés dans le local à travers la territorialité qui apparaît comme l’unique registre de spatialité mobilisable par les acteurs politiques locaux. Pour tenter d’expliquer ce mécanisme, le troisième chapitre de ce volume s’attachera à mettre en scène les processus de fabrication territoriale à l’œuvre, autrement dit montrera les conditions de la mobilisation de ce registre territorial. Mais avant de travailler dans la finesse des replis territoriaux, il est nécessaire de présenter quelques éléments structurels de cet attachement viscéral au registre territorial de spatialité dans le cadre local français.

32. Les attaches structurelles de l’acteur politique local au