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Le principe du réchauffement territorial et ses ressorts

sur la température des territoires

22. Le principe du réchauffement territorial et ses ressorts

Mais à cet épisode révolutionnaire et moderne, a succédé une crise cyclique de la modernité qui a conduit à des velléités de retour à la monarchie, à l’empire et autre avatar, mais aussi au bon vieux calendrier grégorien (Cabet, 1840 ; Hazareesingh & Nabulsi, 2010). Cette crise connaît un pic depuis quelques décennies (Berdoulay & Soubeyran, 1994 ; Berdoulay, 1997) qui a pour effet de conférer au territoire des vertus cathartiques qui l’érigent en refuge facile de notre mal-être ou de notre culpabilité devant notre incapacité chronique à retrouver un vivre ensemble que l’on ne peut se résoudre à croire dépassé. Plus on s’éloigne de notre voisin plus on veut montrer au monde qu’on est proche de lui. Plus on s’éloigne de l’histoire de notre société traditionnelle, plus on souhaite afficher sa pérennité. Plus on bouge, plus on veut montrer notre ancrage. Ne peut-on pas traduire ces mouvements contradictoires comme une incapacité de notre société postmoderne (Lyotard, 1979) à assumer son évolution surmoderne (Augé, 1992; Ascher, 1995) ? On stigmatise la perte des valeurs anciennes sans se donner les moyens de construire les valeurs de la société en marche. Ce syndrome se manifeste ici moins par le fait que les territoires « chauds » perdurent et traversent les siècles envers et contre tout, que par le crédit illimité donc ils jouissent pour réinventer des territoires nouveaux. Comme l’exprime Jacques Beauchard : « …en profondeur, l’ancien territoire n’est-il pas toujours là ? Non seulement en raison d’une identité qui persisterait, mais aussi en raison d’une anthropologie politique attachée aux lieux et aux pays » (2003 : 9).

De leur côté, les territoires « froids » révolutionnaires ont également traversé l’histoire en se renouvelant et surtout en se multipliant. Leur installation dans le paysage territorial français est liée à un triple mouvement qui a enclenché un processus que je nomme « réchauffement territorial » et que je souhaite ériger ici en principe. Le réchauffement territorial désigne le mouvement qui consiste, pour les territoires froids, à s’inscrire durablement dans les représentations sociales par divers procédés discursifs performatifs. Cette performativité est effective du fait de contextes d’énonciations maîtrisés par des acteurs politiques légitimes.

Le premier mouvement consiste dans leur réification par une organisation administrative qui a inscrit leurs centres et leurs limites dans l’espace de vie, celui déterminé par les pratiques d’individus longtemps restés captifs de la proximité topographique. Les services installés dans les chefs-lieux de canton et dans les préfectures de département ont drainé les populations vers ces centres, uniques recours pour les fonctions administratives banales ou plus spécifiques. Trésor public, gendarmerie et plus tard collège ont donné au chef-lieu de canton un rôle incontournable dans la structuration des espaces de vie. À la fois cause et conséquence, les fonctions économiques se sont aussi concentrées dans ces lieux centraux qui ont structuré les campagnes françaises par un tissu de bourgs-centres au dessin christallérien (Christaller, 2005 ; Jousseaume, 1998). De leur côté, les départements ont construit un maillage de villes moyennes, parmi les plus denses d’Europe, en dotant les préfectures de fonctions spécifiques, dopant la démographie par les emplois de fonctionnaires associés à l’État déconcentré puis décentralisé (Behar, 2011 ; DIACT, 2007). Préfectures, directions départementales diverses, lycées, hôpitaux, casernes… ont été les moteurs, parfois isolés, de la prospérité tant démographique qu’économique de ces villes moyennes. Que seraient Mende, Aurillac ou Le Puy si elles avaient manqué ce casting ? La réorganisation en marche des services publics touche d’ailleurs au premier

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chef ces villes monofonctionnelles dont la raison d’être est avant tout de mailler le territoire d’une fonction publique surtout administrative. Cet « effet chef-lieu » (Giraut, 1999, 2005) est puissant dans une société sédentaire dont le recours au centre proche est premier. Ce premier réchauffement joue sur les curseurs des instances géographiques et économiques, imposant des pratiques, structurant une économie et des services publics, produisant des cartes.

Le second mouvement de ce processus de réchauffement des territoires institutionnels révolutionnaires, renvoie à leur intégration dans un discours performatif (Austin, 2002) particulièrement puissant et efficace, véhiculé en premier lieu par l’éducation nationale qui a imposé sa légitimité énonciatrice (Berdoulay, 1981). En même temps que les programmes scolaires évacuaient les spécificités locales, ils participaient à l’unité de la nation par l’apprentissage de ces nouvelles composantes et la négation des anciennes (Ozouf, 2009) participants de l’autoréalisation de la prophétie révolutionnaire (Merton, 1997). Nos parents ou grands-parents devaient être capables de citer toutes les préfectures, voire les sous-préfectures des départements français. Et dans l’organisation scolaire, le canton avait un sens particulier dans

l’imaginaire des élèves62. J’ai pu montrer par ailleurs (Tesson, 2011), et j’y reviendrai un peu plus

loin, comment le numéro de département, pourtant typiquement « froid »63, s’était peu à peu inscrit dans l’inconscient collectif au point de devenir le support de marques vestimentaires identitaires. Il est intéressant de noter que pour en arriver à incarner une identité territoriale, le numéro de département a été véhiculé par l’instrument du développement de nos réticularités, à savoir les plaques minéralogiques des véhicules. Ce second mouvement de réchauffement est à la croisée des instances géographiques et idéologiques. La réification par la carte et la description des paysages sont paradoxalement accompagnées par la géographie vidalienne pourtant plutôt conservatrice des petits pays, fondés sur les petites régions naturelles, qu’elle a elle-même découpés, avant de promouvoir plus tard des régions polarisées (Orain, 2002 ; Ozouf-Marignier & Robic, 1995). Il faut, compléter ce tableau en soulignant que la mode du développement durable, qui s’impose dans les agendas politiques, redonne par ailleurs du crédit à la nature comme levier du réchauffement. Alors que les entités naturelles incarnaient la modernité froide, elles deviennent des éléments d’identification susceptibles d’enclencher un processus de réchauffement.

Pour autant, ces deux mouvements de réchauffement ne suffisent pas à assurer la pérennité de ces territoires que l’on peut qualifier « d’outils ». Ces derniers sont en permanence remis en cause par deux postures radicalement opposées. Tout d’abord, il leur est reproché une inadéquation croissante avec les réalités économiques. Ce grief est totalement en accord avec les raisons qui ont présidé à leur naissance. À ce titre, s’ils n’étaient que des territoires « outils », ils auraient effectivement toutes les raisons de disparaître. La mythique barrière de la journée de cheval pour rejoindre le chef-lieu de département n’a effectivement plus de sens aujourd’hui quand les « chevaux-vapeur » nous amènent en une journée au cœur de l’Europe voire à l’autre bout du monde. C’est d’ailleurs la position des experts qui conseillent les politiques et qui ont renouvelé maintes fois la préconisation du démantèlement du département (Attali, 2008 ;

62 Ma mère, née en 1931, qui a longtemps connu sur le bout des doigts « ses » préfectures, racontait souvent comment elle était arrivée deuxième du canton à son certificat d’études primaires.

63 Pour faire référence à la froideur du numéro, il suffit de se remémorer la célèbre phrase du « prisonnier » dans la série culte du même nom : « je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre ».

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Roncayolo, 1997 ; Warsmann, 2008), de l’abandon des cantons et des regroupements communaux (fusion et intercommunalité). Cette posture prend finalement en considération le jeu du curseur qui affecte l’instance géographique et entame le crédit de ces territoires qui perdent leurs pratiquants. Mais à l’opposé, certaines voix réclament leur tête au prétexte qu’ils ne répondent pas à l’histoire. Loeiz Laurent (2002) préconise le remplacement des départements, « froids » et imposés par le pouvoir central, par les « pays », construits sur les fondements retrouvés de l’histoire et de la culture dans une construction ascendante, décidée dans la chaleur du local. On téléporte la bataille entre jacobins et girondins dans le contexte de notre société contemporaine hypermobile. Par ailleurs, cette idée d’accorder une température au territoire permet aussi, à l’inverse, de comprendre les quartiers sensibles comme des territoires « chauds », réchauffés par des pratiques et une identification voire une stigmatisation exacerbée. L’objectif affiché par les pouvoirs publics est, paradoxalement, de les refroidir en changeant leur nom, en les ouvrant sur la ville, en mixant les populations, en dédensifiant, en détruisant les symboles qui leur étaient attachés.

Cette remise en cause a provoqué un dernier mouvement dans le processus de réchauffement. Il consiste, pour l’instance politique légitimement installée et en charge de ces territoires « froids » patiemment réchauffés, à les nourrir avec les références identitaires de territoires « chauds » parfois englobés, parfois englobants, pour leur conférer une légitimité supérieure. La légitimité perdue des pratiques habitantes doit être reconquise sur le terrain idéologique. Qu’importe si le Français ne pratique plus le territoire, l’important est bien qu’il y croie encore. Ainsi, lorsque l’instance géographique, en partie fondée sur les pratiques des individus, se déconnecte du territoire, l’instance politique actionne le levier de l’instance idéologique pour raviver la flamme et réchauffer son territoire. Il faut, compléter ce tableau en soulignant que la mode du développement durable, qui s’impose dans les agendas politiques, redonne par ailleurs du crédit à la nature comme levier du réchauffement. Alors que les entités naturelles, relevant de l’instance géographique, incarnaient la modernité froide révolutionnaire en servant de fondement aux dénominations révolutionnaires, elles deviennent des éléments d’identification susceptibles d’enclencher un processus de réchauffement. Pour autant, ce recours reste une composante de l’instance idéologique tant la nature est mobilisée pour réifier un territoire évident. Il ne s’agit pas de découper précisément un territoire naturel, mais plutôt de convoquer la nature comme argument idéologique. Les Parcs Naturels Régionaux pourraient être compris comme relevant de cette quête, on voit aujourd’hui qu’ils sont surtout les véhicules d’une identification culturelle et qu’ils ont emboîté le pas du réchauffement.

Le département et ses acteurs, comme je viens de l’esquisser, sont totalement inscrits dans ce processus et c’est sur cet exemple édifiant que je vais appuyer ce principe.

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23. Quand la menace gronde, le département rallume la