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Étrangement, ceux qui s’en sortent ne sont pas forcément nés de cet engouement historique et culturel. Le Pays du Val d’Adour, par exemple, écartelé entre trois départements et deux régions aux confins de l’Aquitaine et de Midi-Pyrénées, s’il affiche sa qualité territoriale, survit et s’impose en revendiquant autre chose qu’une identité historique comme le souligne Jean Glavany, son président : “ Le Pays est un concept ! Soit de traditions et de culture comme le Pays basque, soit un Pays de volonté. C’est dans le deuxième cas que s’inscrivait le Pays du Val d’Adour »101. Il s’est simplement imposé comme un périmètre de réflexion dont la pertinence est issue d’une habitude de coopération lentement construite au sein d’un Groupe d’Acteurs locaux (GAL) réunis dans le

cadre d’un programme européen Leader autour de la thématique de l’eau102 qui justifie son nom

plutôt froid. Sans la chaleur ancestrale, il n’est qu’un outil et repose justement sur le développement d’une ingénierie territoriale efficace103. Il ne parie même pas de façon excessive sur la ressource potentiellement motrice représentée par les terroirs viticoles du Madiran et du Pacherenc du Vic-Bilh qui en constituent pourtant le cœur géographique, et celui de Saint-Mont, dans le Gers, totalement inclus dans le périmètre104. Quelques références paysagères, quelques emprunts pour incarner une légitimité politique, un jeu économique pour en déterminer le périmètre et englober la totalité de l’appellation Saint-Mont, et c’est tout (Tesson, 2010b). On pourrait dire qu’ici, à l’image de ce qu’a montré Christophe Quéva (2007) dans sa thèse, on approche les réticularités politiques dans le sens où l’orientation, certes développementaliste, est finalement ciblée et choisie, sans quête d’exhaustivité. On retrouve les analyses des pays comme

100 Le travail mené autour de Terrasson dans le cadre de l’observatoire de l’A89 a bien montré l’investissement de la société civile dans le projet de « Pays du Périgord Noir » alors même que le découpage en était peu évident… Il a aussi mis en lumière la confiscation politique de ce nouvel outil et la déception compréhensible des acteurs locaux engagés.

101 Entretien de Jean Glavany pour la Dépêche du Midi, édition Hautes-Pyrénées du 22 septembre 1998

102 EURADOUR, association loi 1901 créée en 1994 pour porter un Groupe d’Action Locale (GAL) dans le cadre d’un programme Leader. Elle se double en 2001 d’un Groupe d’Intérêt Public d’Aménagement et de Développement du Territoire (GIP ADT). Outre le programme Leader (contractualisation renouvelée pour la période 2007-2013), EURADOUR porte également la structure du Pays.

103 SEMADOUR est une agence de développement dont l’essentiel des missions concerne l’assistance à maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’œuvre pour le compte du GIP ADT EURADOUR.

104 En revanche, la communauté de communes du Val d’Adour Madiranais, qui représente une partie de la zone bigourdane du pays du Val d’Adour, s’appuie très largement sur le vignoble dans sa communication touristique, alors même que cette activité reste marginale sur le territoire communautaire.

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territoires de projet (Antheaume & Giraut, 2005 ; Lajarge, 2000 ; Tesson, 1996b) au-delà du projet de territoire qui permettent d’imaginer trouver dans certains de ces objets des élus, et plus globalement des acteurs, mobilisant un registre réticulaire de spatialité avec une démarche orientée vers la solidarité. Car, finalement ce registre est potentiellement présent du fait de l’autodétermination qui préside à l’alliance même si la continuité spatiale impose son carcan. Seules la quête identitaire et la référence à l’histoire et à la culture font pencher la construction vers une territorialité perdue à retrouver et éloignent les acteurs d’une réalité sociale réticulaire qui pourrait fonder leur projet.

25. Ouvertures : quand le réchauffement territorial est

paradoxalement suscité par les spatialités réticulaires -

réticularités touristiques et résurgences patrimoniales

Pour ouvrir mon propos sur d’autres objets non encore explorés, les questions touristiques et patrimoniales pourraient être de nouveaux terrains intéressants pour creuser la question du réchauffement territorial. Elles sont d’ailleurs en filigrane dans les interrogations sur les terroirs. En effet, la société contemporaine n’en est pas à un paradoxe près. L’augmentation du temps libre ou du temps choisi fait partie des évolutions qui contribuent à faire basculer nos spatialités dans le registre réticulaire. Selon les sources classiques, le Français moyen multiplie les « escapades » au détriment des séjours longs qui marquaient les vacances des premiers congés payés (Dauphin et al., 2008). Ce faisant, il part moins loin, moins longtemps, mais plus souvent. Parmi les cibles privilégiées de ces nouveaux vacanciers « RTT », le tourisme national, dans des lieux « typiques », « pittoresques » et « chaleureux » est à la mode, bien relayé par une presse

spécialisée en constant développement105. À mesure que le Français perd contact avec sa

proximité résidentielle en vivant sa spatialité dans un registre réticulaire, il met à profit sa mobilité pour retrouver, chez l’autre, une territorialité perdue, à la manière dont il pratique finalement le tourisme exotique (Réau & Cousin, 2009). Cette quête alimente la thèse d’une évolution radicale du registre de spatialité des individus puisqu’elle souligne l’étrangeté représentée par cette authenticité qu’ils estiment ne pas trouver chez eux. Il est probable d’ailleurs que les individus se croisent pour aller voir chacun chez l’autre ce qu’ils ne trouvent plus chez lui. Le Basque part visiter les Cévennes authentiques pendant que le périurbain cévenol va se ressourcer à l’authenticité du Pays basque.

Ce mouvement est le moteur d’une catégorie particulièrement active de processus de réchauffements territoriaux. La mise en patrimoine, la réinvention des traditions et la résurgence des terroirs portent en eux ce potentiel touristique propre à replacer les territoires historiques sur la carte des territoires qui comptent économiquement. Dit autrement, il s’agit d’organiser la rentabilité économique de notre quête identitaire. Mais celle-ci est dès lors tournée vers l’autre plus que destinée à soi.

Sans être un spécialiste des questions touristiques et patrimoniales, il me semblerait utile

105 On peut noter par exemple, à côté des grands titres comme Géo qui ne manquent pas d’accompagner ce mouvement, les éditions Milan qui déclinent des magazines territoriaux (Bretagne magazine, Pyrénées magazine,…) en vantant généralement les destinations authentiques, ou des éditeurs locaux comme le Festin, à Bordeaux, dont la ligne éditoriale reprend ces thématiques du pittoresque et de l’authentique.

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de revisiter cette rencontre tant elle constitue argument dans ce propos. Les types de territoires dont il a été question jusque-là investissent tous cette question, indépendamment des compétences qui leur sont attribuées. Labellisations multiples de villages ou sites, communication et mise en scène de modes de vie folklorisés, préconisations architecturales, souvent minimalistes, mais orientées sur les éléments de vocabulaires précis et jugés emblématiques, mesures de préservations du patrimoine (ZPPAUP), réinventions de traditions, relance de productions locales, sont autant de moyens dont l’unique objectif est de s’inscrire sur la carte des destinations potentielles pour touristes en mal d’authenticité. Être attractif pour « l’autre » par l’identité de mon territoire, quand bien je ne me retrouve pas dans cette identité réductrice affichée de mon propre territoire, tel est l’objectif.

Cette question s’est révélée comme le cœur d’une opération singulière de recherche menée en partenariat avec la CPAU Pays basque au début des années 2000 (Bidart & Tesson, 2003). L’objectif était au départ de réfléchir à ce que signifiait « habiter la maison individuelle aujourd’hui au Pays basque ». Financée dans le cadre du PUCA, l’équipe franco-espagnole, je devrais plutôt dire composée de Basques du Nord et de Basques du Sud, a montré comment, après des siècles d’innovations architecturales permanentes, nourries d’importations multiples issues de modèles appréhendés par une diaspora tous azimuts, le style architectural basque s’était figé, au point de se réduire à quelques éléments de vocabulaire considérés comme typiques. Ce faisant, sous prétexte de préserver un paysage homogène et considéré dans son esthétique, ces éléments ont investi aussi bien la commande publique (bâtiments publics et logement collectif) que la commande privée individuelle à travers les maisons de constructeurs, mais aussi celles produites par les architectes. Le style « néo-basque », avec la dysmétrie, les colombages, les volets rouges ou verts, les murs blancs et quelques autres éléments typiques, représente en fait un lent appauvrissement destiné à mettre en scène un caractère choisi et devenir un objet anthropologique (Bidart, 1995).

Deux remarques s’imposent ici, dans le cours de mon argumentation.

Tout d’abord je voudrais souligner que je ne porte aucun jugement esthétique sur ce phénomène. Il faut même avouer qu’un bel « etxe »106 au sommet d’une colline, même s’il s’agit d’une maison contemporaine néo-basque, est souvent du plus bel effet dans le paysage. Néanmoins, il reste à démontrer qu’un lotissement périphérique composé de maisons de constructeurs réalisées dans un style « néo-basque » est plus esthétique qu’un lotissement classique et surtout qu’il vieillit mieux.

Ensuite, on peut questionner le succès de ce modèle affiché et considéré comme identitaire qui en vient, du fait de l’étalement urbain bayonnais, à coloniser largement le sud des Landes dans une hybridation dite « basco-landaise » empruntant à l’etxe et à la ferme landaise. Développé dans les années 1920 sur la côte et notamment à Hossegor et Capbreton pour des maisons de villégiature, associé à des noms basques, ce style s’est imposé dans un vaste espace landais proche de l’Adour, jusqu’à Saint-Vincent de Tyrosse. Les bâtiments publics depuis les années 1930 adoptent ce style caractéristique que les touristes assimilent souvent au style basque. Pour les édiles du sud des Landes, la « basquité » est vendeuse et constitue une référence identitaire forte sur laquelle reposent certains documents promotionnels, car si l’identité gasconne

106 L’Etxe désigne la maison en basque, dans une traduction très réductrice que je pense pouvoir m’autoriser ici dans le propos que je tiens

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est présente, on ne manque pas de signaler la proximité du Pays basque. Parmi les véhicules de l’identité basque, la pelote dite basque et ses équipements (la kantxa : fronton en place libre, Jaï alaï ou trinquet) sont aujourd’hui présents au cœur des villages bien au-delà du Pays basque. Si cette diffusion peut-être considérée comme celle d’un sport, les marqueurs identitaires ne manquent pas entre les différents chisteras (gants en osier), l’uniforme blanc (avec la touche et rouge ou de vert) et le chant des points en euskara (même s’il se perd). La ville de Pau, en finançant un somptueux complexe de pelote capable d’accueillir des compétitions internationales, s’est dotée d’une infrastructure sportive de haut niveau tout en renvoyant l’image d’une ville qui accompagne les traditions, quand bien même celles-ci seraient légèrement détournées. Mais si, vu d’ici, le Béarn n’est pas le Pays basque, tant s’en faut, vue de loin, l’association identitaire est positive et authentifie le territoire.

Mais la revendication d’une « basquité » va bien au-delà de la question touristique ou sportive évoquée ici. Il suffit pour s’en convaincre de considérer la rugosité basco-gasconne autour de Bayonne. La capitale actuelle du «Pays basque nord» est en fait une ville historiquement gasconne et elle s’est peu a peu basquisée d’une part du fait de la volonté des édiles d’afficher une culture forte, la culture basque l’emportant sur la culture gasconne, d’autre part d’une action des indépendantistes basques qui ont, depuis quelques décennies, durci leur mouvement en incluant toutes les communes situées dans les Pyrénées-Atlantiques en dehors de la partie béarnaise bien entendu. Comme l’évoque Barbara Loyer, « il y a cinquante ans, pour accueillir les voyageurs en gare de Bayonne, la SNCF faisait passer une chanson locale en gascon. Aujourd’hui, le groupe des activistes abertzales appelé démos bloque les trains pour que soit assuré un accueil en langue basque à l’un des guichets… » (2003 : 113). Les lobbies basques sont parvenus à imposer le bilinguisme sur toute la signalétique du Pays basque, mais des acteurs gascons influents à Bayonne, Anglet et Boucau ont réussi à obtenir le trilinguisme en ajoutant l’occitan. Il faut d’ailleurs souligner l’incongruité d’attribuer un nom basque (Bokale) à la commune de Boucau dont le nom signifie « la bouche » en occitan (la bouche de l’Adour). D’autant plus qu’il s’agit en fait d’un quartier de Tarnos (commune landaise) devenu commune autonome en 1857 et intégrée aux Basses-Pyrénées. Il faut bien entendu nuancer le propos si on traverse la frontière. L’identité du Pays basque sud s’est construite sur d’autres leviers et notamment en réaction à l’oppression franquiste (Jauréguiberry, 1986).

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