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Il n’est pas surprenant que le principal grief retenu contre les réseaux de villes soit l’absence de démocratie qui les caractérise. Deux dimensions peuvent être évoquées quant à ce délit majeur. La première concerne le caractère électif et restreint des expériences, alors que le second touche au mode de gouvernance qu’elles ont adopté.

L’originalité du réseau de villes réside dans le fait que les partenaires de la coopération sont d’une part des maires de villes-centres, d’autre part des individus qui se choisissent et qui, de ce fait, excluent ceux avec lesquels ils ne souhaitent pas coopérer. À une époque où la démocratie représentative est de plus en plus concurrencée par une démocratie dite participative, on assiste avec les réseaux de villes à une prise de position politique qui ne relève ni de l’une ni de l’autre. En s’alliant, les maires en question sortent clairement de leurs compétences pour se positionner sur des sujets de développement qui vont avoir des répercussions sur un système spatial qui ne les a pas désignés comme leur représentant. Deux cas de figure peuvent être isolés dans ce contexte. Le premier concerne les réseaux de villes qui s’insèrent dans un cadre régional institutionnel et dont les positions s’inscrivent dans des domaines de compétences qui relèvent de prérogatives déjà attribuées. Le second cas de figure concerne les expériences qui dépassent les frontières institutionnelles et qui, de ce fait, s’autorisent des prises de position sur des compétences partagées entre plusieurs institutions qu’elles estiment concurrentes.

•Quand le réseau de villes veut parler à la place de la Région L’archétype est ici AIRE 198, le réseau de villes des préfectures de Poitou-Charentes. Les quatre préfectures des quatre départements, de plus politiquement ancrées à gauche jusqu’à la fin des années 1980, se sont associées pour travailler leurs complémentarités, notamment économiques, alors que la compétence économique relevait du Conseil Régional, ancré à droite dans ces années-là. Sans que le discours ne laisse transparaître cette opposition, comment ne pas comprendre cette alliance comme une manière de prendre une position concurrentielle face à l’exécutif régional ? Au sein d’une région marquée par sa position périphérique et l’absence de

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métropole, l’action régionale était jugée timide et peu tournée vers les villes moyennes qui s’en disputaient le leadership. Par leur rapprochement, les maires de ces villes ont affiché la volonté de prendre les choses en main et de jouer le lobbying auprès des instances régionales, mais aussi nationales.

Le mode de gouvernance des réseaux de villes et la souplesse de leur mode de fonctionnement étaient à la fois un handicap majeur dans leur capacité d’action, mais aussi une force dans la capacité de proposition. Leur rôle principal consistait donc à faire émerger des projets qui avaient fait l’objet d’un consensus préalable et de les confier aux autorités compétentes en la matière. Ainsi, les poids lourds de la région déposaient leurs dossiers sur le bureau des exécutifs locaux (conseils généraux et conseil régional), mais aussi des instances nationales, afin que ceux-ci s’en saisissent et en assurent la maîtrise d’œuvre. Ces prises de position peuvent être comprises comme un délit de démocratie dans le sens où l’impact de ces mesures était régional et court-circuitait les canaux de décision classiques et démocratiques territoriaux. S’installait alors un rapport de force entre les exécutifs élus pour administrer le territoire et des maires dont la légitimité est très locale et partielle, mais dont la capacité de proposition est décuplée. L’affichage médiatique de ces positions, combiné au caractère relativement consensuel des propositions accentuait la pression sur les autorités compétentes.

Par là, les villes-centres tentaient en fait de jouer le rapport de force qui existe naturellement dans les régions polarisées par une métropole forte. Dans ce type de régions, même si les conseils régionaux médiatisent leur engagement territorial global, ils accompagnent aussi fortement les investissements métropolitains au point que le conseil régional d’Aquitaine, par exemple et même si les choses évoluent lentement, a longtemps été considéré comme un instrument du pouvoir bordelais comme le souligne justement Olivier Nay en évoquant l’élection d’André Labarrère, député-maire socialiste de Pau, à la présidence de ce qui n’était encore qu’un Établissement Public régional (EPR) en 197943 : « Ce n’est pas tant l’alternance politique qui apparaît essentielle aux yeux de nombreux conseillers régionaux, que la possibilité qui leur est désormais offerte de participer à des jeux qui demeuraient auparavant largement contrôlés par des responsables bordelais situés dans l’entourage de J. Chaban-Delmas » (Nay, 1997 : 132).

•Dans les périphéries régionales, les réseaux de villes contre les métropoles et les régions

Lorsque les expériences transgressent les frontières régionales, il s’agit souvent de jouer le réseau contre la métropole et contre la région, voire contre le département, en fait, contre le territoire institutionnel. Ici, si le délit de démocratie est tout aussi prégnant que dans le cas précédent, les réseaux de villes se posent en victimes de la démocratie représentative qui ne les considère pas suffisamment au niveau régional. Le rapport de force qu’ils comptent mettre en place est relatif à la métropole, considérée ici comme l’incarnation de la région. Lorsque le maire de Pau s’allie à ceux de Tarbes et de Lourdes le message qu’ils envoient s’adresse autant à Bordeaux et Toulouse, leurs métropoles respectives, qu’à leurs deux Conseils Régionaux qu’ils considèrent comme ayant failli dans leur mission d’aménagement du territoire.

Pour autant, ces prises de position n’ont rien de démocratique. Elles échappent

43 Il s’agit du seul élu non girondin ayant rempli cette fonction, et il ne resta en place que deux ans puisqu’il devient ministre des Relations avec le parlement du gouvernement Mauroy en 1981.

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totalement au contrôle des citoyens et même à celui de la majorité des élus locaux. Ainsi, les élus porteurs de ces expériences se retrouvent coincés entre deux feux nourris. Le premier vient des acteurs politiques locaux exclus de la dynamique dont les reproches portent justement sur le caractère exclusif et élitiste de la démarche. Ces critiques sont parfois reprises, mais finalement assez marginalement, par la sphère associative et citoyenne qui porte l’idée d’une démocratie participative qu’elle ne retrouve pas ici. D’un autre côté, ils essuient aussi les critiques des élus régionaux, voire départementaux, qui se sentent dépossédés de leurs prérogatives, voire remis en cause dans leurs choix alors même qu’ils bénéficient de la légitimité démocratique. Ce double feu est renforcé par la difficulté de mener des actions communes efficaces lorsque les instances compétentes, pour en assurer la maîtrise d’œuvre ou le financement, n’appartiennent pas aux mêmes espaces institutionnels. Toutes les structures dépassant les frontières connaissent cet effet d’inertie engendré par la nécessaire double sollicitation. C’est sans doute la raison pour laquelle les réseaux de villes ont peu bénéficié des soutiens financiers locaux alors que le volet interrégional des contrats de plan Etat-Région aurait sans doute été un levier intéressant pour appuyer ces dynamiques naissantes.

Au final, le délit de démocratie dont se montrent coupables les réseaux de villes est surtout un argument majeur de leurs détracteurs. Ces derniers sont essentiellement constitués par les cadres politiques institutionnels enfermés dans leurs territorialités que les réseaux de villes viennent bousculer dans leurs certitudes. Il n’est pas surprenant de voir que parmi les soutiens de la démarche, voire les partenaires de ces réseaux, on trouve les CCI. En effet, les réseaux de villes peuvent être considérés comme une modalité de fonctionnement proche de celui des entreprises dont les spatialités jouent depuis longtemps sur le registre réticulaire. De là à dire que les réseaux de villes sont une politique de « droite », il n’y a qu’un pas et Deleuze et Guattarri les verraient sans doute comme une incarnation du capitalisme déterritorialisant. Ce pas est pourtant difficile à franchir tant la couleur politique et, au-delà, les tendances idéologiques ne sont pas discriminantes. Parmi les grandes figures politiques lancées dans les réseaux de villes on peut citer des personnalités plutôt à gauche : Jean-Pierre Chevènement, Jacques Santrot, Jean-Marc Eyrault, Michel Delbarre ou André Labarrère ; et d’autres plutôt à droite : Philippe Douste-Blazy, Dominique Perben44,… Cette clé de lecture politique et idéologique n’est sans doute pas la

bonne45. D’ailleurs le premier acte fort de Georges Chavannes, nouveau maire centriste

d’Angoulême, après son élection en 1989, a été de réaffirmer l’engagement de sa ville dans la démarche pourtant encore balbutiante d’AIRE 198, dont son prédécesseur, pourtant socialiste et poursuivi par la justice, avait été un des artisans.

44 Il est intéressant de noter que deux des élus cités ici ont une expérience de la politique de la ville et de l’aménagement du territoire. En effet, Dominique Perben a commencé sa carrière comme chargé de mission aux villes moyennes à la DATAR en 1976 lors de la mise en place de la politique qui leur était dédiée ; quant à Michel Delebarre, qui aime à rappeler sa formation de géographe, il a été le ministre de la Ville de Michel Rocard en 1990. On peut ajouter pour l’anecdote que Raymond-Max Aubert, en quittant la DATAR en 1997, a cherché à mettre en œuvre un réseau de villes entre Brive, Limoges et la ville de Tulle dont il était le maire depuis 1995.

45 J’ai le souvenir, durant ma thèse d’avoir passé plusieurs semaines à creuser cette question après une âpre et riche discussion avec la regrettée Colette Moreux qui me soutenait qu’il y avait là une clé de lecture évidente. Aucune constante n’avait émergé et tous les cas de figure étaient représentés…

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•Une gouvernance peu lisible

Ce délit de démocratie s’incarne également dans les modes de gouvernance choisis pour en assurer la gestion et l’animation. L’absence de cadre a favorisé le bricolage, dans une lecture négative ou l’innovation, dans une lecture positive. La structuration associative a été le principal mode d’organisation retenu par les expériences. Mais peut-être faut-il voir dans cette norme, une simple réponse à l’injonction de la DATAR de n’avoir qu’un seul interlocuteur ? Au-delà de la forme unique, les modalités de fonctionnement de ces structures étaient toutes différentes.

Plusieurs problèmes peuvent être mis en lumière relativement à la lisibilité de ces objets. Le premier est très technique et a d’ailleurs occasionné une question récurrente de la part des élus engagés : la gestion de fait. En effet, les associations de ce type, entre élus, peuvent tomber sous le coup de la loi relativement à la gestion de fait. Ce délit est référencé dans l’article 60-XI de la loi de finances publiques n°63-156 du 23 février 1963. Il peut y avoir suspicion de gestion de fait lorsqu’une association qui gère des subventions publiques exerce un service public sans en avoir la qualité. Pour démontrer la gestion de fait, la chambre régionale des comptes évalue la dépendance de l’association vis-à-vis de la collectivité. L’indicateur pertinent pour mesurer cette dépendance est la place que tiennent les acteurs publics dans les instances de l’association. Il est clair qu’une association d’élus telle qu’un réseau de villes peut facilement faire tomber les élus engagés sous le coup de cette loi. Par là, la loi plaçait les réseaux de villes à la limite de la légalité. En jouant avec la norme territoriale, ils jouaient aussi avec la règle nationale.

Le second problème a trait aux ressources humaines mobilisées. Les modalités de l’alliance faisaient reposer la réussite des expériences sur la qualité de l’animation. La seconde rencontre des acteurs des réseaux de villes, organisée à Tarbes en juillet 1994, portait d’ailleurs sur cette question cruciale et réunissait les premiers animateurs recrutés ou « désignés » par les réseaux de villes. Dans la mesure où les réseaux de villes étaient dépourvus de ressources propres, de compétences et étaient dotés de structures minimalistes, les animateurs et le secrétariat étaient souvent intégrés à, voire directement issus de, l’organigramme d’une des municipalités. Parfois le directeur de cabinet d’un des maires faisait office d’animateur, comme c’était le cas pour Normandie Métropole. Si cette souplesse colle bien avec l’idée d’un outil efficace et réactif, il est tout de même difficile de comprendre les arcanes de ce pouvoir parallèle au sein même des structures municipales.